mardi 6 septembre 2022

L’homme aux yeux à facettes de Wu MING-YI (2014) - par Nema M.

 


Un peu de pluie après cette période de sécheresse est la bienvenue. Sonia est contente que le réservoir de récupération des eaux du toit de la maison soit de nouveau plein. Elle peut se remettre à arroser le jardin de leur propriétaire. Elle essaie d’y faire pousser des bambous depuis des mois. Nema est devant la porte d’entrée, elle s’apprête à partir en scooter.

- Nema, regarde, les bambous ne sont pas morts de sécheresse, ils ont résisté !

- Ah oui. Bon. Tant mieux, répond Nema en enfilant son casque.

- Tu ne t’intéresses à rien quand il n’y a pas de béton, de pont ou de bâtiment à rafistoler !!

- Pas vrai, reprend Nema. A propos de bambous et autres plantes, de pluie et d’eau, j’ai bien apprécié la façon dont Wu Ming-Yi nous fait rentrer dans le changement climatique et la nature de l’Ile de Taïwan avec son roman « L’homme aux yeux à facettes ».

- Pff ! Drôle de titre… dit Sonia.

Un titre étrange pour un roman un peu fantastique, très contemporain, avec une certaine dose de poésie et d’écologie. Diable, de quoi s’agit-il ? D’une histoire qui se passe dans des îles et sur la mer. A TaÏwan et dans l’île imaginaire de Wayo-Wayo. Une histoire de vies bouleversées par les sautes d’humeur de la météo : tsunami, inondation, tempête… Une histoire d’eau. Et de détritus. Mais aussi de destins de personnes qui se cherchent, vont se croiser, s’enrichir mutuellement.


Le continent de plastique… l'horreur

Atihei est un adolescent de l’île de Wayo-Wayo. Une île minuscule où la population vit dans des traditions ancestrales très éloignées de toute civilisation. Atihei a atteint l’âge de passer le rituel d’entrée dans le monde des hommes : il part seul en mer sur un petit bateau qu’il a construit lui-même, avec de la nourriture pour 10 jours. Il n’y a pas de retour possible car c’est un cadet et pour les Wayonésiens le sort du cadet est de partir s’offrir à la mer. La nuit d’avant son départ, il a le droit d’honorer les jeunes filles de l’île qui se cachent dans des buissons. La préférence d’Atihei va à Wursula. C’est avec le souvenir de ce doux moment de connivence partagée avec Wursula, qu’il part en mer. Au grès des flots et des tempêtes, ballotté comme un fétu de paille sur son taylawaka (cette petite barque avec une voile, fait à la main), le jeune garçon s’affaiblit mais résiste et un matin se retrouve sur une drôle d’île, très colorée, parfois un peu transparente, composée de bric et de broc. Personne. Il organise sa survie en pêchant et en récupérant l’eau de pluie. 


Montagne de Taïwan

Pendant ce temps, sur Taïwan, Alice est très triste et déprimée : son fils Toto ainsi que son mari Jakobsen ont disparu en montagne. Elle décide de tout abandonner et même de mourir, elle, la professeure de littérature qui avait rencontré son futur mari Jakobsen, ce passionné d’alpinisme, lors d’un voyage au Danemark. Cette belle maison face à l’océan qu’ils ont construite ensemble avec beaucoup d’amour quand elle attendait Toto lui paraît désormais inutile et trop grande. Elle commence à se débarrasser de tout ce qui l’encombre et même de donner ses poissons à un de ses étudiants. Alors qu’elle s’est assoupie dans la chambre de son fils, un tremblement de terre l’a réveillé. Que s’est-il passé ? la maison est complètement entourée d’eau, des falaises ont dû s’effondrer…

Tout ce coin à l’est de l’île de Taïwan a été ravagé par un tsunami. Et comble de malheur, des tonnes de détritus, de déchets de plastiques de toutes sortes, se sont retrouvées sur le rivage. Les journalistes affluent. Quel scandale écologique ! Quel lourd tribut payé par ce bout de terre à des décennies de consommation débridée, de rejets inconsidérés d’emballages et de matériaux ou équipements de toutes sortes !


Après le tsunami

Il s’agissait d’un joli terrain rocheux, coincé entre le littoral et la forêt qui se perd dans la montagne, habité essentiellement par des aborigènes comme la pangcah Hafay qui tient une sorte de petite cantine où elle reçoit Alice à n’importe quelle heure. Les effondrements ont soit tout emporté soit laissé des morceaux de cabanes plus ou moins bancales. Hafay regrette sa petite maison et va finir par trouver refuge chez un autre autochtone, Dahu. Dahu et ses chiens Caillou et Lune connaissent la montagne sous toutes ses coutures : ravins, forêts, falaises, ruisseaux… Il aura à cœur d’essayer de comprendre comment Jakobsen et Toto ont pu se perdre et disparaître car Dahu les connaissaient bien. Mais toutes les montagnes ont leurs secrets.

Avec le tsunami, Atihei est éjecté du milieu de son île de plastiques et se retrouve sur la terre ferme non loin de la maison d’Alice. Bien qu’ils ne parlent pas la même langue, une forme de complicité va naître entre les deux, renforcée par la présence d’une petite chatte, elle aussi rescapée du tsunami. Dans l’île Wayo-Wayo il n’y a pas d’écrits : toutes les traditions sont transmises oralement. Toutefois Atihei découvre avec ravissement papier et crayon et dessine énormément et avec précision ce qu’il n’arrive pas à exprimer autrement. Alice et Atihei iront en montagne à la recherche des disparus Toto et Jakobsen, mais en vain.


Il n’y a pas que des journalistes qui s’intéressent à la catastrophe. Sara, une biologiste norvégienne spécialiste des mondes marins, fille d’écolo défenseur des océans, vient également constater ce désastre avec Boldt, un ingénieur qui était venu trente ans plus tôt pour percer un tunnel dans la montagne, tunnel désormais sous l’eau.

Dans ce roman, tout tourne autour de l’océan, de la montagne, de la forêt. Ce qui peut être donné par la nature, ou pris, ou repris. Finalement c’est la nature, et sa force face aux dégâts causés par les humains, l’héroïne de ce roman. L’homme aux yeux à facettes, vous ne saurez pas ce que c’est où qui c’est. Pour chaque personnage, il y a une histoire dans la grande ville puis dans cet endroit originellement si beau, avec des échecs et des réussites, des parts d’ombre et d’incompréhension.  

 

Si Wu Ming-yi est photographe en plus d’être écrivain, cela ne m’étonne pas. Il y a de nombreuses descriptions qui donnent du relief à un récit original et posant de nombreuses questions sur le rapport à sa propre civilisation et à la nature.


Bonne lecture !


La Cosmopolite Stock

355 pages 


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