vendredi 14 janvier 2022

THE BIG GOODBYE de Sam Wasson (2021) par Luc B.

 

On a revu le film, la semaine dernière,  Chinatown en voici les coulisses.

Moteur. Ca tourne. Action !

Je pense en avoir lu pas mal des bouquins sur le cinéma, mais celui-ci est tout juste passionnant. Sam Wasson ne se contente pas de nous raconter un film, il nous raconte une époque, une industrie, et quatre destins croisés. Quatre types qui sont devenus chacun dans leur domaine des icônes, dont la carrière a culminé cette année-là, l’année de CHINATOWN.

[Towne, Nicholson, Evans] Un film commence par une idée, un propos, un scénario. Voici donc Robert Towne, scénariste mais aussi script-docteur, c’est-à-dire le gars qu’on appelle à la rescousse quand un projet se noie dans la mélasse. On lui doit BONNIE AND CLYDE (Arthur Penn) LES FLICS NE DORMENT PAS LA NUIT (Richard Fleischer), LA DERNIÈRE CORVÉE et SHAMPOO (Hal Ashby). Des titres qui, entre 1967 et 1974, ont fait sa réputation. Il intervient aussi sur LE PARRAIN de Coppola. Towne disait qu’il avait appris à écrire des scénarios et des dialogues en regardant jouer son ami Jack Nicholson.

Nicholson est le deuxième personnage de notre histoire. Après une dizaine de films passés inaperçus, il explose à l’écran dans EASY RIDER, suivront FIVE EASY PIECES, CE PLAISIR QU’ON DIT CHARNEL, LA DERNIÈRE CORVÉE. Nicholson avait aussi réalisé son premier film en 1971, VAS-Y FONCE scénarisé par Towne. Ces deux-là ne se quittent pas, une vraie histoire d’amitié, Nicholson ne croit qu’en cela, un type doux, hyper professionnel, sensible, qui se cramponne à l’idée d’un grand cinéma. Il vit à l’époque avec Anjelica Huston, fille du grand John Huston.

Robert Towne vit à Los Angeles, veut écrire son premier scénario original. Pour parler de sa ville, la Cité des Anges, qu’il voit changer, se dévoyer. Amateur de polar et de Raymond Chandler, il décide d’écrire un film de genre, un Film Noir, qui se passerait en 1937. Son thème : le péché sous toutes ses formes, universel, institutionnel (la corruption liée à la gestion de l’eau) et le péché intime, moral (l’inceste).

Le livre de Sam Wasson décrit par le menu les affres de la création, l’insurmontable travail d’écriture de Towne, pendant des mois, des années, ce projet c’est son Moby Dick à lui. L’étape suivante consiste à trouver un producteur. Entre en scène Robert Evans.

[Evans, Polanski, en tournage de Rosemary's avec Mia Farrow] C’est le producteur star du moment, qui a remis la Paramout à flot, ancien comédien raté, beau gosse et cocaïnomane invétéré (au départ pour soigner ses sciatiques), un égo surdimensionné qui vit en nabab à Woodland, sa villa somptueuse sur les collines d’Hollywood. Il produit coup sur coup ROSEMARY’S BABY, LOVE STORY (il épousera l’actrice Ali MacGrow qui le quittera pour Steve McQueen), HAROLD ET MAUD, LE PARRAIN, SERPICO, MARATHON MAN… Le mec est un dieu, une fille différente dans son pieu XXL tous les soirs. On ne souhaite qu'une chose : travailler avec lui, ou le voir se casser la gueule. Il a aussi produit en 2002 un documentaire sur sa propre personne, dont on apprécie l'objectivité... THE KID STAYS IN THE PICTURE.

Le bouquin informe sur ce qu’est le métier de producteur dans ces années-là, les années du Nouvel Hollywood, où on redonne foi en la jeunesse, aux créateurs, aux réalisateurs, où les films reflètent leur temps, leur époque. Il revient au producteur d’engager le bon réalisateur. Evans veut le meilleur. A cette époque, c’est Roman Polanski, la coqueluche du moment qui a triomphé avec ROSEMARY’S BABY (voir le dernier Tarantino). Problème : Polanski devra revenir à Los Angeles, la ville où sa femme Sharon Tate avait été assassinée par les illuminés de Charles Manson.

Polanski lit le scénario de Towne, y pige que dalle. Ce qui est l’avis d’à peu près tout le monde. Et cette question récurrente qui irrite Towne : « ca s'appelle Chinatown, mais aucune scène ne se passe là bas ?! ». Polanski reprend tout, passe de 400 à 120 pages (généralement une page de scénario fait une minute de film), il élague les intrigues secondaires, coupe des personnages, fait en sorte que le projet puisse faire un film. Au grand dam de Towne, furieux, dépossédé de son grand œuvre, menaçant Evans, qui ne fléchit pas : le patron, c’est le réalisateur, et Polanski est le meilleur. 

[tournage Chinatown, avec Faye Dunaway au pieu] Towne, Nicholson, Evans et Polanski sont donc les héros de ce livre passionnant, on y apprend mille choses sur le film, l’homérique casting, le choix des décors, les costumes et coiffures, tout y est d’un réalisme documentaire extrême, maniaque. Polanski change le directeur photo et choisit le jeune John A. Alonzo, qui travaille léger, vite, à l’européenne. On suit le tournage, on entre en coulisse, les exigences de Faye Dunaway (qui avait une assistante pour tirer la chasse d’eau…), ses disputes homériques avec Polanski, la fameuse scène du couteau dans la narine, Polanski s'étant réservé le rôle du malfrat à la dernière minute, trop heureux de martyriser son premier rôle. Le réalisateur écrit la fin du film la veille du tournage, demandant à la régie de lui fournir une grue, et exigeant la présence de tous les comédiens du casting, qui ne savent pas ce qu’ils vont jouer. 

Le livre est majoritairement basé sur de longs entretiens récents des protagonistes, costumière, directeur artistique, agent, ça fourmille de détails, et la mise en forme est très agréable à lire, on suit ça comme un roman.

Vient la phase de montage, complexe, élaguer encore, rythmer. Puis l’étalonnage, Evans court-circuitant Polanski (reparti en Europe pour d’autres projets) auprès du labo pour tirer une copie plus lumineuse, criarde, dont Nicholson dira : « Si ce film sort tel que, retirez-moi du générique ! ». Les projections-test sont catastrophiques, il faut encore travailler, virer la musique, dix jours avant la première, Jerry Goldsmith est engagé pour la réécrire.

Le film ne gagnera qu’un Oscar : le meilleur scénario. Qui est enseigné dans toutes les écoles de cinéma comme étant l’équilibre parfait entre intrigue, suspens, construction dramatique, profil des personnages, thèmes sous-jacents. Si Towne est seul crédité, il se dit que Polanski est l’auteur de 80% de ce qu’on voit à l’écran !

Le film sort en 1974. L’année suivante, le jeune Steven Spielberg jette un pavé dans la mare, un requin dans le mer. LES DENTS DE LA MER triomphe au box-office. « Désormais on ira au cinéma pour ce qu’il a à montrer, plus pour ce qu’il avait à dire » résume amèrement un protagoniste. C’est la fin d’une époque bénie. S’il y aura encore quelques grands films adultes, le Nouvel Hollywood vient de se faire submerger par des cornets de popcorn. 

Autre changement majeur dans l’industrie : les agences de stars, regroupées en immense consortium, qui font grimper les salaires à des niveaux jamais atteints, empêchant tout projet de se monter sans une batterie d’avocats scrutant chaque ligne de contrat, quand il suffisait à Nicholson et Towne de dire « Tope-là mon gars ! Faisons ton film ». 

[Nicholson et Evans]  La dernière partie est d’une tristesse infinie. Le sous-titre de THE BIG GOODBYE est « les dernières années d’Hollywood ». Que sont devenus Robert Towne, Jack Nicholson, Robert Evans et Roman Polanski à la fin des 70’s ? Towne plonge dans la coke, il est rattrapé par le fisc, s’empêtre dans une histoire de divorce sordide. Nicholson après quelques bons films devient sa propre caricature, BATMAN, LES SORCIERES D’EASTWICKEvans est ruiné (il faudra l’intervention de Nicholson pour qu’il garde Woodland), il est malade, il enchaîne les bides, POPEYE (Robert Altman) COTTON CLUB (Coppola), cesse finalement ses activités. Polanski fuit les Etats Unis après une inculpation pour viol sur mineure, Samantha Gailey, agressée après une séance photo dans la maison de Nicholson, en tournage à l'étranger. Il s'exile en France.

Towne, Nicholson et Evans vont pourtant se retrouver pour une suite de CHINATOWN, le scénariste avait même imaginé un triptyque. THE TWO JACK sortira en 1990. Towne devait le réaliser, ce sera finalement Nicholson, qui assurera en plus le premier rôle. Evans produit et devait y jouer, mais ce sera Harvey Keitel. Les trois mousquetaires retrouvent parfois leur d’Artagnan, Polanski, en villégiature à Paris, pour un bon gueuleton.

Question : faut-il connaître le film CHINATOWN pour lire ce livre ? C’est mieux, même vu il y a longtemps. Dans le cas contraire, le livre incitera à le découvrir. Plus qu’un film policier, c’est un symbole, une convergence de talents, à un endroit donné, à une époque donnée. Ce n’est pas un bouquin pour fétichistes de la technique de cinéma, tout est raconté à hauteur d’hommes (et de femmes, nombreuses à intervenir). L’auteur montre les fêlures, celles de Polanski bien sûr, une vie jalonnée de drames, montre le respect, l’amitié, les liens qui unissaient cette petite communauté (Warren Beatty n’est jamais loin, Bob Rafelson, Mike Nichols, Coppola…) qui l’espace d’une décennie ont radicalement changé l’industrie du cinéma.

Coupez ! Elle est bonne. 

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