vendredi 7 janvier 2022

CHINATOWN de Roman Polanski (1974) par Luc B.

 

Par son graphisme, son lettrage, le générique nous immerge immédiatement dans les années 30, avec la petite trompette jazzy, lascive et mélancolique qui va bien. Le scénariste Robert Town souhaitait rendre hommage à sa ville, Los Angeles, et à une de ses grandes figures littéraires, le privé Philip Marlowe, création de l'écrivain Raymond Chandler, immortalisé à l'écran par Humphrey Bogart. L’idée était de faire renaître un genre purement hollywoodien : le Film Noir. L'entame du film est donc ultra classique : une madame Mulwray demande au détective Jack Gittes d’enquêter sur son mari qu’elle soupçonne d’infidélité.

Le mari c'est Hollis Mulwray, ingénieur hydraulique au Département de l’Eau. Gittes le prend en filature et subodore rapidement un truc qui cloche dans les allers et venues de Mulwray, qui inspecte une rivière asséchée, une sortie d’égout, se rend au bord de l’océan… Roman Polanski filme ces scènes de très loin, d'abord pour rajouter du mystère (y fait quoi le type, y cherche quoi ?...) et parce que son détective est loin des scènes qu'il observe à la jumelle. Toute la mise en scène sera basée sur cette idée : on se place du point de vue de Gittes. Pas d'intrigue parallèle, de pendant ce temps-là, le spectateur n’aura jamais une longueur d’avance sur l’intrigue. Ce qu'on voit, ce que l'on déduit, c’est ce que Gittes observe.

Et logiquement, on déduit que Hollis Mulwray a effectivement une liaison, puisqu'on le voit se balader en barque avec une jeune femme, la sortir au restau, lui offrir une robe. Le spectateur croit ce qu'il voit, puisqu'on lui montre. Gittes prend des photos et minute les déplacements des deux amants grâce à un système ingénieux. Il place des montres sous les pneus de leur voiture - il en a une collection dans sa boite à gants - qui indiqueront l'heure une fois écrasées, au démarrage. Pas con ! Gittes est un pro, il connaît son boulot et le fait bien, honnêtement (scène chez le barbier, où on le traite de sale fouineur).

C’est pourquoi il n’apprécie pas du tout qu’on se foute de sa gueule. Une femme déboule à son bureau, porte plainte contre lui pour intrusion dans sa vie privée. La plaignante s'appelle... Evelyn Mulwray. Ah bah zut. Donc qui était la première, la cliente, la cocue ? La scène est fameuse, l’apparition de Faye Dunaway est superbe, grande bourgeoise rigide, plus froide que la glace des pôles. Gittes comprend que l’enquête sur Hollis Mulwray était un leurre, un stratagème dont il était la marionnette. Quand l’ingénieur est retrouvé mort, noyé, Gittes a bien l'intention de répondre à cette question toute bête : comment se noie-t-on dans une rivière asséchée ?

CHINATOWN baigne dans une atmosphère rétro, mystérieuse, angoissante, presque paranoïaque. Pas de doute, on est chez Polanski. Plus Gittes avance dans son enquête, et plus le brouillard s’épaissit. La caméra de Polanski suit le détective, qui lui-même précède toujours le spectateur. Le personnage est souvent filmé en amorce du cadre, 3/4 arrière, comme si la caméra était posée sur son épaule : on découvre ce qu’il voit, on entend ce qu’il écoute. Comme lorsque Gittes pénètre chez la fausse Mme Mulwray pour fouiller les lieux, ou quand il espionnera la vraie Evelyn Mulwray depuis l’extérieur de sa maison. La caméra reste dehors, car le détective (et le spectateur) épie de l'extérieur, on ne voit l’action qu'à travers les rideaux de fenêtres, on n'entend que des bribes de conversations. 

Dans une mise en scène, le point de vue est capital, Polanski est très fort pour ça, souvenez-vous dans LE PIANISTE, les attentats dans la rue n'étaient filmés que de loin et de haut, avec un seul angle, parce que le personnage qui les observait était enfermé dans un appartement. Donc la caméra ne pouvait pas descendre dans la rue. Dans CHINATOWN tous les plans sont filmés à hauteur d’homme, ils reflètent le point de vue de Gittes. Seule exception : le sublime plan final, qui justement tranchera avec le reste.

Comme tout bon détective, Jack Gittes est un fouille-merde. Qu'on intimide, qu'on menace. Qui se prend des coups sur le gueule. La scène est célèbre, quand il inspecte un bassin de retenue d’eau, de nuit, il est surpris par deux sbires, un gros dur et un p’tit maigrichon, l’œil torve. C'était le seul rôle qui n’avait pas été distribué au casting, et pour cause : Polanski voulait se le réserver. C’est la scène où il tranche la narine de Nicholson d’un coup de cran d’arrêt. La lame était truquée, devait se replier et faire gicler le sang, à condition d’être maniée dans le bon sens. Au tournage, Nicholson n’en menait pas large, suppliant Polanski de ne pas rater son coup.

Nicholson passe donc la moitié du film avec un gros pansement sur le nez : « pour mon premier grand rôle à l’écran, j’étais gâté ! Il fallait vraiment que j’aime ce film pour accepter qu’on ne me reconnaisse pas la moitié du temps ! ». Plus tard, au restaurant - superbe décor tout en camaïeu rouge et ocre - Gittes dîne avec Evelyn Mulwray, qui porte une voilette de deuil, il fait le point sur l’enquête et lui dit : « J’ai failli y laisser mon nez, que j’aime et qui me sert à respirer ».  

La voilette symbolise les secrets que cache Evelyn Mulwray. Le nom de Noah Cross apparaît dans l’histoire, c'est le père d’Evelyn, mais aussi l’associé de son défunt mari. Ca se corse... Gittes veut comprendre, mais Evelyn s’enferme dans un mutisme de plus en plus suspect. Noah Cross est joué par John Huston, (réalisateur du FAUCON MALTAIS estampillé premier Film Noir) immense carcasse, dont on suspecte rapidement les intentions pas très claires. A propos de la maîtresse de feu son gendre, il n'a de cesse d'ordonner à Gittes « Trouvez la fille ! ».

On ne peut pas dire que CHINATOWN soit un film d'action, le tempo est nonchalant, mais le rythme et l'intérêt ne faiblit pas, au contraire, il s'y passe toujours quelque chose. D'abord parce que le scénario d'origine est riche en rebondissements, et parce que Polanski se concentre sur les séquences qui importent vraiment. La scène au cadastre, à la maison de retraite, à l’orangerie où on lui tire dessus et se fait tabasser. On s'y bagarre comme dans la vie, pas comme au cinéma. On commence à subodorer le cœur de l’affaire, une monumentale escroquerie à l’irrigation. L’eau est au coeur du film, Polanski s'applique à filmer océan, rivière, réservoir, bassin, lac… Mais il flotte dans l'air un je ne sais quoi de plus tragique. Los Angeles est la ville du péché, et il y a deux péchés dans CHINATOWN, le péché institutionnel (l'affaire de corruption) et le péché intime. C'est celui-ci qui intrigue le plus Gittes, qui a la certitude qu'Evelyn Mulwray possède la clé de l’énigme. 

Citez-moi un Film Noir où la cliente ne succombe pas aux charmes du détective ? Pas de grande démonstrations sentimentales ici, il suffit à Polanski de filmer un regard (en voiture, après la visite à la maison de retraite) et d’entendre le thème musical à la trompette pour comprendre ce qui se trame entre ces deux-là. Polanski élude aussi la scène d’amour, on retrouve les protagonistes au lit, après, cigarettes au bec. Petit détail :  Evelyn est seins nus, mais quand Gittes évoque Noah Cross, remarquez comme elle se braque et cache sa poitrine...

Gittes veut comprendre pourquoi elle vit dans la terreur, ne fait confiance qu’à ses domestiques chinois, et qui est la jeune femme que tout le monde cherche. Et puis y’a cette histoire de lunettes brisées retrouvées dans un bassin à poissons, et la remarque du jardinier chinois « pas bon ça, eau salée, pas bon… ». Chaque déduction entraîne d’autres mystères, chaque porte s'entrouve sur une autre.

Les auteurs du film ont longtemps cogité pour savoir comment et quand annoncer au spectateur la révélation du film. La scène est superbe, la réplique célèbre, pour la connaître il faudra visionner le film, comptez pas sur moi !

Gittes est un homme au bord de l’abîme, c’est ce sentiment qu’on appelle Chinatown. Pendant toute la préparation du film, la question qui revenait était : « pourquoi le film s’appelle Chinatown alors que rien ne se passe là-bas ?! ». Donc on invente un passé à Jack Gittes, ancien flic à Chinatown. « Que faisiez-vous là-bas ? » demande Evelyn. « Le moins possible » répond Gittes, désabusé. Il faut donner un épilogue à l’histoire. C’est Polanski, la veille du tournage, qui trouve l’idée, et demande à tous les acteurs du film d’être présents, prêts à tourner (John Huston prévenu à la dernière minute était saoul comme un cochon !). Le réalisateur ne concevait pas une fin heureuse, il fallait que Gittes sombre encore plus dans ses désillusions. Ils sont tous là (comme à la fin des Agatha Christie), Gittes, les flics, Evelyn et la jeune femme, Noah Cross, Curly, pour une des plus magistrales scènes de fin du cinéma. Polanski a demandé une grue, pour la première fois en deux heures la caméra va s’élever, pour cadrer de haut l’immensité du désastre.

CHINATOWN est réputé pour être le scénario modèle, enseigné dans les écoles, qui dose parfaitement les éléments, la grande et la petite histoire, l’intrigue policière à tiroirs, le suspens, le profil des personnages, les dialogues. La mise en scène de Polanski sublime l’ensemble, d’une intelligence et d’une élégance rare, le travail sur les décors, les costumes (visez la classe absolue de Nicholson) le moindre accessoire, tout sonne vrai. C’est un film envoûtant qui aura un succès fracassant à sa sortie, ne gagnera que l'oscar du scénario, mais passera immédiatement à la postérité. Un classique du film néo-Noir*

*comme plus tard L.A CONFIDENTIAL de Curtis Hanson (1997) autre grande réussite du Film Noir rétro.

On reparlera prochainement de CHINATOWN avec un bouquin formidable qui en révèle tous les secrets, "The Big Goodbye" de Sam Wasson. 

 

couleur  -  2h05  -  scope 2:35 

5 commentaires:

  1. Sur ce genre de films, y'a rien à dire ... Plutôt qu'un 85ème protocole sanitaire en deux jours de Blanquer, l'éducation (?) nationale devrait en rendre le visionnage obligatoire pour montrer à nos chères têtes blondes (?) qu'un film, ça peut être autre chose que quatre superhéros (?) qui sauvent la galaxie en deux heures ...

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    1. Ou des films où on sauve pas la terre en 3 mois ( Don't Look Up)...

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  2. Vu le "Don't look up" dont j'attendais beaucoup... Il ne démérite pas, les acteurs sont bons, s'amusent visiblement bien, mais n'est pas aussi drôle et subversif que ça. Et puis c'est longuet et mal rythmé.

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    1. Mal rythmé, sans doute, mais pas longuet, non. On aurait pu certes faire l'impasse sur quelques scènes, mais finalement, on se rend compte que tout sert le film.
      "Et pourtant, on avait tout... on avait tout"
      Oui, peut-être l'escapade de Kate chez les jeunes ?
      Perso, je n'en attendais rien parce que simplement, je ne savais pas exactement de quoi traitait le film. Donc... ��
      Cependant, effectivement, ce n'est pas très drôle à l'exception de Madame la Présidente et son attaché. Toutefois, ce n'est pas très éloigné de la vérité.
      "On patiente et on avise"

      Sinon, je pense que Leonardo et le réalisateur ont fait en sorte que cela ne soit tout de même pas trop subversif pour être accepté par Netflix - qui a donné les soussous.

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  3. La comédie est tout de même une question de rythme, comme le boogie woogie (le doc d'Arte sur ZZ Top...). Je pense que cela aurait pu être plus rentre-dedans, plus incisif, plus claque dans la gueule. Mais l’impertinence est aujourd'hui difficile au cinéma, avec la concurrence de la télé, des réseaux sociaux. "Docteur Folamour" était (et reste encore) tellement plus puissant. Leonardo, justement, était beaucoup plus excessif dans "Le Loup de Wall Street", la différence c'est qu'il y avait Scorsese derrière la caméra... Mais tous les acteurs sont épatants, dont Meryl Streep, impayable.

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