samedi 17 août 2019

DEBUSSY – Suite "pour le piano" (1901) – Emil GILELS (1984) – par Claude Toon




Debussy en 1900
L'originalité et l'inventivité sont les maîtres mots du catalogue foisonnant de l'œuvre pour piano de Claude Debussy. Pas de sonates ni de ballades ou d'impromptus, etc. Ô erreur, existent une ballade et un nocturne. Les pièces de l'univers des compositeurs classiques et des romantiques, Mozart, Chopin ou Schubert, ne semblent pas le concerner. Seules les études, un clin d'œil à Czerny, sont des exercices – 12 évidement – portant des sous-titres très académiques – pour les tierces, les quartes, les sixtes… pour une musique qui ne l'est pas du tout. Quant à sa production, les titres n'appartiennent qu'à son imaginaire et à la volonté de révolutionner le répertoire : les 24 préludes répartis en deux recueils portent tous, à la fin de leur partition un titre ou plutôt une indication énigmatique comme "…La cathédrale engloutie" (Clic), on rencontre des estampes, des images, des arabesques, etc. Et je m'aperçois que depuis le début de mon aventure dans le blog j'ai bien peu évoqué ces pièces isolées ou réunies en groupes thématiques.
Pour le piano : un titre qui pourrait apparaître comme une lapalissade sémantique pour une œuvre pour le clavier, œuvre scindée en trois parties et d'un petit quart d'heure en tout. Petit est le mot, car pris isolément, les morceaux écrits par Debussy ne dépassent jamais en général les cinq à six minutes. Debussy était accro à la concision… Inutile de chercher l'équivalent de des allegros de 20 minutes débutant la 21ème sonate de Schubert ou la 29ème sonate de Beethoven. Donc un titre au singulier pour un trio de pièces dont les noms fleurent bon l'époque classique que Debussy semble vouloir honorer ici : Prélude, Sarabande, Toccata. Bach n'est pas loin…

Emil Gilels (1916-1985)
Pour résumé, Debussy considérait chacune de ses compositions comme une œuvre indépendante. Dans les recueils des préludes, le sommet de son art de l'écriture impressionniste, ou dans cette Suite "pour le piano", il n'existe qu'un fil conducteur ténu dans son inspiration. la lecture des poètes de son temps, la contemplation d'un objet d'art ou d'un élément d'architecture, en un mot ce qui lui passait par la tête nourrissent les 24 préludes. Pour la suite, l'hommage aux formes de l'époque baroque est évident, notamment celui aux compositeurs majeurs du siècle des lumières, de Bach à Scarlatti, mais également à nos français à l'écriture imagée jusqu'à la facétie qu'étaient Rameau ou Couperin. On situe le début de la composition vers 1894 pour la sarabande. Debussy a 32 ans, il commence réellement à échafauder son patrimoine pianistique. Il n'est pas un compositeur précoce pour le clavier à haut niveau ; logique pour un homme qui cherche des voies nouvelles d'écriture comme les gammes tonales par exemple… Le prélude et la toccata datent de 1896, mais le compositeur va peaufiner l'ensemble jusqu'en 1901. (La sarabande ayant été publiée séparément en 1896.)
Joyeuse, lyrique et d'une difficulté technique réelle, la Suite sera créé par le pianiste espagnol virtuose Ricardo Viñes, un nom souvent rencontré à l'époque et qui sera aussi le créateur des redoutables partitions de Ravel comme Gaspard de la nuitDebussy était un excellent pianiste, mais en concert, il faut assurer😁.
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Deuxième rencontre avec le pianiste russe Emil Gilels. Un premier article lui était consacré à propos de son interprétation du 4ème concerto de Beethoven, une gravure de 1968 où le virtuose entrait en communion avec George Szell dirigeant l'Orchestre de Cleveland. (Clic) Une biographie est à lire dans ce billet de 2016. Gilels, l'homme du répertoire romantique dit-on : Beethoven, Schumann, Brahms (les deux concertos avec Jochum sont miraculeux), mais pas que : les compositeurs russes bien entendu : Prokofiev et Rachmaninov en tête.
Plus surprenant, Gilels put voyager à sa guise à l'ouest en pleine guerre froide et l'on possède ainsi des enregistrements de concerts de grand intérêt. Je possède ainsi un CD d'une soirée pour la Radio Suisse Italienne avec au programme Scarlatti (sublime sonate K466 parmi six), les Études symphoniques de Schumann et déjà la suite pour le piano de Debussy. Un ouvrage que le virtuose affectionnait car nous l'entendons de nouveau ce jour lors d'un concert donné à la BBC.
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Ricardo Viñes
1 - Prélude : (assez animé et très rythmé) : le prélude mouvementé est caractéristique du style de Debussy : des thèmes a priori disparates qui s'enchevêtrent à la fois farouchement mais avec bonhomie. D'autres motifs insolites viennent volontairement chahuter la forme très libre. Le premier thème est exposé d'entrée avec vigueur, articulé avec un tempo fluctuant (les indications du compositeur sont très précises). [0:54] On peut imaginer une réexposition mais la fantaisie initiale laisse place à un double enchaînement sauvage ff d'accords plaqués. Chacun étant conclu par des glissandi vertigineux. [1:32] Changement de climat : le mystère et les timbres cristallins chers à Debussy. La main droite s'égare par petite touche dans l'extrême aigu. [3:25] Tout aussi énigmatique cette série d'arpèges vertigineux avant une coda aux accords énergiques.
Debussy tourne complètement le dos à la rigueur de l'école franckiste. Les transitions incessantes tant sur le plan mélodique que rythmique sont négociées avec une adresse redoutable par Emil Gilels. La dynamique de l'enregistrement est assez maigre et pourtant chaque note est audible, il faut dire que la célèbre subtilité du legato-staccato fait merveille dans une musique aussi survoltée.

2- Sarabande (avec une élégance grave et lente) : [4:15] J'enfonce une porte ouverte en rappelant qu'une sarabande est une danse lente aux accents nostalgiques très à la mode dans l'ancien régime. L'une des pages les plus célèbres étant due à Haendel et immortalisée par Stanley Kubrick. Debussy applique un rythme très nocturne et enchaîne avec parcimonie les notes et accords apportant une lumière crépusculaire au discours, on pensera au célèbre prélude "…La cathédrale engloutie" bien plus tardif. Les passages intimes alternent avec ceux plus épiques. Féérique ! [5:52] Changement de style avec une marche poétique, quand je dis marche, j'ai le mot chorégraphie en tête. [7:44] La construction ici plus classique nous offre une reprise du thème ténébreux introductifs. Plus élégiaque que sombre…

3 - Toccata (vif) : [9:35] La toccata est une prouesse pianistique éprouvante pour l'interprète. Une réjouissance diabolique de doubles croches traitée comme un mouvement perpétuel. Elle fait appel à une virtuosité d'une telle vélocité que l'on pense à la douce folie du scherzo du 2ème concerto de Prokofiev que bien peu de pianiste assume avec facilité. [11:53] À partir d'un motif répétitif et obsédant à la main gauche, Debussy construit une furieuse coda prise de démence, avec des croisements de mains vertigineux. Un final flamboyant marqué par un explosif accord fff dans l'extrême aigu ! (Partition)
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En complément, la sonate K466 de Scarlatti dans l'enregistrement dont j'ai parlé plus haut, l'un des derniers concerts du pianiste, le 25 septembre 1984. Un CD Ermitage devenu rare et hors de prix, offert pour ma fête en 1996.



2 commentaires:

  1. près sa victoire triomphale au concours de la reine Elisabeth face à une concurrence très élevée, Gilels -dont je possède une bonne centaine de CD, c'est mon pianiste préféré- fut, très tôt, décoré comme "Artiste du peuple de l'Union soviétique", comme David Oistrakh. A ce titre, il fut autorisé rapidement à sortir d'URSS pour contribuer au rayonnement culturel de son pays et mettre en valeur le système de formation -hyper élitiste et sélectif- qui y avait été mis en place. C'est pourquoi, dès le début des années 50, il entreprit quelques tournées -absolument triomphales : les témoignages dans la presse de l'époque attestent de la sidération produite par son jeu remarquablement virtuose dans ses toutes jeunes années- et enregistra, pour RCA et EMI, quelques disques qui restent, aujourd'hui encore, de fort belles références : Tchaikovsky et Brahms avec Reiner, Beethoven avec Ludwig...
    Le disque Ermitage évoqué comporte un remarquable texte de présentation, il était offert avec la revue "Piano" au courant des années 90 -numéro spécial Emil Gilels-. La version de "Pour le piano" qu'on y trouve est fort belle, mais comporte quelques pains formidables ! Mais pas autant qu'ici : http://latelierdediablotin.fr/WordPress3/tag/beethoven/page/6/ (une vraie fusée de notes à côté, et, cependant, une très grande version...).
    Lors de sa dernière tournée, Gilels jouait certains soir -et de quelle manière !- quelques sonates de Scarlatti en remplacement des "Variations Paganini" de Rachmaninoff, lorsqu'il se sentait trop fatigué pour jouer ces dernières. Il existe aussi des témoignages de soirs où il se sentait en bien meilleure forme, et, alors, les "Etudes symphoniques" de Schumann sont proprement stupéfiantes -elles sont déjà remarquables sur le CD Ermitage-.

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    1. Merci Diablotin pour toutes ces précisions et votre lecture.
      Les Etudes symphoniques de Schumann constituent un projet de chronique. Il me reste à trouver une belle version dans laquelle le final n'apparaît pas trop disons... appuyé :o)
      Bon WE

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