BEETHOVEN – Concerto pour piano n°4 – Emil GUILELS – George SZELL (1968) – par Claude TOON

- Voyons voir M'sieur Claude, dans l'index : le concerto N°3 et le N°5 "Empereur", soit deux chroniques… Mais, il y en a combien des concertos pour piano de Beethoven ?

- Cinq ma chère Sonia, plus un sixième qui n'est autre qu'une transcription de celui pour violon et un essai l'année de ses 14 ans… Le quatrième est le premier vraiment romantique dans l’âme.

- Ah je vois, je pense que tous ces concertos auront un jour ou l'autre droit à leur chronique. Vous m'avez dit une fois qu'il y a peu de déchet chez Ludwig van…

- C'est un peu vrai. Et puis je profite de disposer de la vidéo du disque d'Emil Gilels accompagné par George Szell, une grande interprétation parmi un choix immense…

- Vous ne nous avez jamais parlé de ce pianiste, russe je crois, mais George Szell figure dans l'index à propos de la 4^ème symphonie de Schumann…

- Vrai dans les deux cas mon petit ! Emil Gilels ou le délié absolu sur un clavier… Des années que j'attendais de parler de ce grand artiste du XX^ème siècle…

Beethoven en 1806 par Joseph Willibrord Mähler

Un autoportrait musical. Pour Beethoven, cette expression va prendre son sens avec son quatrième concerto composé en 1806, le compositeur viennois a alors 36 ans. Il est possible que des esquisses aient été couchées sur le papier dès 1803, année de la création de la symphonie "héroïque", œuvre fondatrice du romantisme. La période qui suit ce coup de génie symphonique de par l'originalité du propos et les proportions de l'ouvrage sont fécondes. Certes, son opéra Fidelio n'a pas réussi à s'imposer et le compositeur commence à afficher cette misanthropie causée par sa surdité dont les premiers effets se sont faits sentir en 1802.

L'homme se replie sur lui-même et va jusqu'à se brouiller avec son mécène en octobre 1806, le prince Carl Alois de Lichnowsky, à qui il devait pourtant beaucoup. "Prince, ce que vous êtes, vous l’êtes par le hasard de la naissance. Ce que je suis, je le suis par moi. Des princes, il y en a et il y en aura encore des milliers. Il n’y a qu’un Beethoven". Pas facile pour rebondir après cette sortie ! Cela dit, il est déjà célèbre, même s'il perd un soutien financier non négligeable. Il est le premier compositeur totalement libre de l'histoire de la musique et va pouvoir continuer de faire exploser son inventivité à sa guise. Sa puissance créatrice sera totalement dédiée à assoir la force expressive, voire révolutionnaire, du romantisme, sans avoir à répondre fréquemment à des commandes alimentaires de moindre intérêt.

C'est dans cet état d'esprit rebelle que ce concerto va voir le jour. Il est novateur dans sa forme et sur le fond par rapport aux trois premiers composés avant 1802. La partition est achevée en 1806, mais ne sera publiée qu'en 1808. Beethoven tentera de le faire jouer par deux pianistes : ses élèves Ferdinand Ries et un certain Stein. Ni l'un ni l'autre ne se sentiront capables de relever le défi de le répéter en moins d'une semaine. Dépité, Beethoven devra attendre le fameux concert historique du 22 décembre 1808 où, dans le Theater an der Wien glacial, le monde musical découvrira outre ce 4^ème concerto, avec l'auteur au piano, les 5^ème et 6^ème symphonies, ainsi que la fantaisie chorale…

Temps d'incertitude, d'angoisse et de révolte pour Beethoven. Mais aussi succession de chefs-d'œuvre d'un créateur sans contrainte. Le 4^ème concerto reflète cet état d'âme et cette volonté de conjurer le mal existentiel qui le ronge. C'est très net dans le passionné et sombre second mouvement. L'orchestration se veut encore très classique : 1/2/2/2, 2 cors et 2 trompettes, 2 timbales et les cordes.

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Emil Gilels (1916-1985)

Emil Gilels et Sviatoslav Richter restent sans conteste les deux pianistes "soviétiques" les plus emblématiques du XX^ème siècle, tout au moins de leur génération, puisque nés respectivement en 1916 et 1915.

Le point commun de ces deux artistes est le fait d'avoir eu la possibilité de jouer fréquemment en occident pendant la Guerre Froide et même sous la fin du règne de Staline pour Gilels. Richter d'esprit très indépendant n'aura ce droit que plus tard, vers 1960, et n'appréciera pas d'ailleurs d'être le jouet du star system du régime avec des programmes trop médiatisés. À noter que l'emballement du public yankee à la fin des concerts de Gilels (en plein maccarthysme) fera dire à ce dernier, un peu agacé, la célèbre remarque "Attendez seulement d'entendre Richter !"

Né à Odessa en 1916, le jeune Emil se révèle surdoué pour maîtriser le clavier. Il donne son premier concert à 13 ans avant d'entrer à 19 ans au prestigieux conservatoire Tchaïkovski de Moscou. C'est là qu'il se liera d'amitié avec Sviatoslav Richter. L'homme est discret et semble traverser les turbulences de la seconde guerre mondiale et la sauvagerie stalinienne sans souci. On a peu d'informations sur sa carrière à cette époque, hormis qu'en 1938, la période noire des purges, il peut se rendre à Bruxelles pour participer au concours appelé aujourd'hui Reine-Élisabeth-de-Belgique où il remporte le 1^er prix. L'année d'avant, pour la création de ce concours, un autre russe célèbre sera le lauréat : David Oïstrakh…

En 1951, le petit père des peuples et ses sbires autorisent une première tournée de Gilels aux USA qui sera triomphale. Un enregistrement se fera à Seattle. Emil Gilels, un pur produit du communisme triomphant ? Non, juste un artiste virtuose et sensible dont Chostakovitch dira "Il combine à la fois une grande liberté d'interprète et un respect absolu des intentions du compositeur." Il faut quand même souligner que pendant les années de guerre, Emil Gilels animera un trio avec Leonid Kogan au violon et Mstislav Rostropovitch au violoncelle, deux personnalités peu suspectes de partager le concept du "Réalisme socialiste" cher au régime.

Son répertoire est large mais plutôt orienté vers les grands romantiques : Beethoven, Schumann, Liszt, Brahms. Il créera la 8^ème sonate de Prokofiev. Il reste l'un des plus subtiles interprètes de Scarlatti joué sur un piano moderne.

Sa discographie est immense pour divers label occidentaux comme EMI ou DG. Les concertos de Brahms avec Jochum demeurent une référence. Il excellait dans presque tous les registres : de Scriabine à Debussy et tant d'autres.

En 1982, Emil Gilels subit un premier infarctus. En 1985, il souhaite passer un checkup avant une tournée. Le médecin de Moscou aurait interverti ses potions (incompétence ou vodka), le pianiste n'y survit pas. Il n'a que 68 ans.

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Theater an der Wien vers 1800

1 - Allegro moderato (sol majeur) : Début sans guère de précédent dans l'histoire du concerto : c'est le piano qui introduit le premier thème et non l'orchestre à travers une ouverture plus ou moins longue. Vingt mesures qui ne sont pas sans rappeler les accords initiaux de la 5^ème symphonie en préparation. Une fois de plus, on frappe à la porte par une suite d'accords piqués suivie d'un petit motif legato et arpégé. Rien à voir avec la grande faucheuse du destin défonçant la porte de la symphonie : pam pam pam paaaam… Non, ici nous entendons le frappé plus feutré d'un ami ou de Beethoven lui-même qui veut entrer dans son inconscient et nous le faire partager. Les cordes répètent le thème avec douceur, puis, hautbois, cors et flûte font leur entrée pour énoncer une introduction méditative et empreinte d'un profond lyrisme.

[3:17] Le piano revient avec de nouvelles idées. La rythmique est assez prononcée dans ce duel à fleuret moucheté entre le piano et l'orchestre. Beethoven fait appel à une palette de d'émotions et d'effets sonores inconnue jusqu'alors. Habitué au chien fou qui déchaîna la symphonie "héroïque" ou le final de la 4^ème symphonie, nous sommes surpris par l'intériorité élégiaque du discours et surtout par la richesse de la polyphonie et le style concertant offert aux instruments de l'orchestre. Les bois chantent, s'interrompent, répondent au piano. Il semblerait que, loin de vouloir limiter l'orchestre à un faire-valoir du piano, Beethoven intègre un concerto pour orchestre dans la globalité du discours concertant avec le soliste.

Aucune note n'échappe au pianiste et au chef. Le tempo paraît retenu. Il ne l'est pas du tout ! Appuyé par l'orchestre de Cleveland, le jeu de Emil Gilels présente une fluidité et une délicate précision, dans le legato-staccato, qui donnent l'impression d'un temps suspendu, d'une forme de métaphysique des sons. J'avoue redécouvrir une fois de plus ce concerto avec une oreille neuve. Quelle finesse, le cœur se serre…

Cor naturel du XIXème siècle

2 - Andante con moto (mi mineur) [18:50] : L'andante apparaît comme l'un des mouvements les plus énigmatiques et les plus sombres du compositeur. Pourtant, il est difficile de parler de ténèbres intérieures liées à ses interrogations ou encore d'une musique à programme annonçant Liszt. En effet, des musicologues et même des pianistes comme Christoph Eschenbach discernent une évocation des plaintes d'Orphée suppliant les Furies de lui rendre la pauvre Eurydice descendue en Enfer. Le mouvement, très court, alterne des grondements des cordes avec une tendre et lyrique mélopée au piano. Le mugissement des Furies ? Le chant d'Orphée ? On ne trouve guère de justification à cette hypothèse dans la correspondance de Beethoven. À la lecture de la partition et à l'écoute, on note que l'harmonie n'intervient jamais, choix orchestral qui fait évoluer l'œuvre vers un concerto pour piano et cordes. Le jeu de Gilels est d'une pudeur qui confine à la prière. Les arpèges du second thème joués plaintivement contrastent avec la vaillance des trilles du développement. Ces oppositions évoquent, plutôt que le mythe d''Orphée, les sentiments conflictuels qui assaillent le compositeur en ces années-là : l'accablement et la rébellion. À chacun son interprétation…

3 - Rondo (Vivace) (sol majeur) [24:40] : Après une page aussi sombre, Beethoven revient conclure son concerto par un rondo vivifiant retrouvant la tonalité plus enthousiaste de sol. Le piano caracole sous les doigts de Gilels dans un style exempt du moindre pathos romantique encore de mise dans les années 60. Maître Szell dirige un orchestre non pas brucknérien mais d'effectif classique, ce qui sous-entend une présence affirmée des vents, notamment des trompettes et des cors dont l'énergie et la couleur agreste préfigurent les orchestres "sur instruments d'époque" qui commencent à se créer en Europe. Il faut savoir qu'au début de XIX^ème siècle, les cors d'harmonie à pistons ne sont pas encore adoptés et, en visionnaire, Beethoven en demande beaucoup aux musiciens de Vienne.

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Le disque EMI de Gilels-Szell n'est hélas disponible qu'aux USA. On trouve l'intégrale des cinq concertos dans un coffret de 9 CD avec d'autres moutures du même répertoire (direction : Leopold Ludwig). Je ne suis pas un fan de ces coffrets multipliant les versions. Cela dit, faute de mieux… 
Je ne pourrai jamais prétendre établir une discographie alternative objective face au nombre hallucinant de gravures officielles existantes ou de live ressuscités par divers labels. Je propose trois coups de cœur…

J'ai découvert les concertos de Beethoven comme beaucoup avec l'intégrale (une des premières en stéréo) de Wilhelm Kempff accompagné par l'injustement critiqué Ferdinand Leitner (comme si Karajan n'avait pas eu le droit de prêter sa Philharmonie de Berlin alors au sommet). Il y a dans le jeu du pianiste allemand et du chef une grandeur qui n'est autre qu'une hauteur de vue olympienne qui se justifie pleinement par le fait que Beethoven voyait grand, tout simplement. Datant de 1962, ces gravures bénéficient d'une prise de son très transparente mettant en relief les conflits entre pupitres voulus par le compositeur. Aristocratique dans le bon sens du terme (Dgg – 6/6).

En 1976, à l'introversion de Gilels-Szell, le jeune Maurizio Pollini oppose une extraversion plus juvénile, même si ce concerto est une œuvre de la totale maturité quoique l'on puisse lire parfois. Le pianiste italien, accompagné par le très beethovénien Karl Böhm au crépuscule de sa vie, propose donc l'autre facette psychologique d'un Beethoven cyclothymique : le rageur, l'homme qui croit toujours en la vie (Dgg – 6/6). Le pianiste ne récidivera jamais avec une telle subtilité, notamment dans le remake avec Abbado .

Et puis, étant insensible aux critiques qui pourfendent trop souvent notre pianiste lycantrophile, j'ai un faible pour le CD enregistré par Hélène Grimaud à ses débuts, en 1999, une attachante version bien accompagnée par le grand Kurt Masur à New-York. Un jeu féminin (logique) et galant, aux tempos sereins, au staccato gracile, qui rappelle que Beethoven aimait la gente féminine (Teldec – 5/6).

Évidemment, on pourra aussi citer : Schnabel, Backhaus, Edwin Fischer, Serkin, Zimmerman, Brendel (avec Levine ou Rattle) et, moins connu : le duo Richard Goode – Ivan Fisher…

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