mercredi 17 avril 2019

SCORPIONS "In Trance" (mars 1975), by Bruno



       Voilà maintenant des lustres que les teutons d'Hanovre sont devenus une institution. Un des fleurons internationaux du Hard-rock. Comment un groupe allemand est-il parvenu à percer les remparts et le chauvinisme Anglo-saxon ? Lucifer's Friend avait bien failli réussir cette épreuve, mais il se prit les pieds dans le tapis. Leurs slows langoureux et ballades métalliques y sont pour beaucoup, mais il y a aussi derrière un travail de longue haleine ; une perséverance, une pugnacité rare. Avec, évidemment, de solides chansons.
Et avant les hits tels que "Always Somewhere", "Lady Starlight", "Still Loving You" et "Winds of Change" (qui les a remis en selle), le périple fut long et périlleux, et il y a eu différentes moutures qui ont gravité autour du tandem Rudolf Schenker et Klaus Meine.
 

     L'aventure se concrétise à partir du moment où Meine rejoint son groupe rival, Scorpions, dans le courant de l'an 1969. Des liens concrets se forgent rapidement entre lui et Rudolph Schenker. Ils sont le noyau dur et inébranlable du groupe, et quarante ans après, ils sont toujours là.

     En 1970, Rudolph embarque le petit frère, un jeune prodige qui bien qu'ayant pratiquement sept ans de moins et étant encore adolescent, est directement propulsé au rang de guitariste lead.
Ils débutent avec essentiellement des reprises de la nouvelle vague bruyante Anglaise (du British-Blues aux pionniers du Hard-rock). Black Sabbath mais aussi, plus étonnant car il n'en subsistera plus une once dans leur musique, Rory Gallagher.

     La formation s'aguerrit sur la route et commence progressivement à remplacer les reprises par du matériel personnel. Toutefois, ils souffrent de leur nationalité. En effet, si en général le public Allemand apprécie ses groupes nationaux de Rock-progressif - le Krautrock -, ce n'est pas le cas pour le Heavy-rock qu'il considère généralement comme un genre typiquement et exclusivement Anglo-saxon.

 
1973, avec Kirschning (avec les lunettes)

     Qu'importe, ils persévèrent et réalisent une démo qu'ils font tourner. Cette dernière tombe dans l'oreille de Conny Plank (1) qui, intéressé, produit leur premier essai, "Lonesome Crow" (1972). Le son manque d'ampleur et la formation est encore marquée par le psychédélisme (avec notamment quelques longues introductions planantes). Une certaine naïveté surnage et trahit encore des influences prégnantes. On sent une formation encore en gestation, cependant l'album dévoile un potentiel non négligeable. Notamment grâce au chanteur, Klaus Meine, mais aussi à Michael Schenker, qui déjà bouscule ses pairs compatriotes, et doit donner des sueurs froides à ceux d'outre-manche.


       Ce premier jet aurait dû être encourageant, la preuve qu'ils étaient sur le bon chemin, mais les défections s'enchaînent.  Le batteur les quitte, estimant que le groupe n'avait pas d'avenir. Le bassiste suit, se plaignant de ne pouvoir suffisamment s'exprimer. Et puis, le coup final. L'anecdote est connue. Alors qu'ils effectuent la première partie d'UFO de la tournée Allemande, le quatuor anglais se retrouve au pied du mur, avec Bernie Marsden qui leur claque la porte au nez, les laissant en plan avant le concert (2). Pris au dépourvu, ils se retournent vers le guitariste le plus proche : ce jeune guitariste Allemand, Michael, qui sait visiblement tenir une guitare. Le godelureau fait donc la première partie avec son frère, puis rejoint les Anglais pour un set complet. Moog, May et Parker sont séduits, et insistent pour qu'il incorpore l'équipe - en CDI -. C'est une opportunité qu'il ne peut refuser, d'autant plus que la santé de Scorpions est vacillante, tandis qu'UFO a déjà trois disques à son actif (dont un live) et a un rayon d'action pour les concerts plus vaste. Un choix difficile mais qui va s'avérer rapidement payant, aussi bien pour l'éphèbe allemand que pour les Anglais d'UFO.

       Cela aurait pu être l'agonie avant la dissolution ... s'il n'y avait eu auparavant une rencontre décisive. Celle avec un nostalgique et romantique hippie : Ulrich Roth.
Rudolf Schenker l'avait déjà remarqué et avait des vues sur lui. Après l'avoir sollicité pour le remplacement exceptionnel du cadet malade, enthousiasmé par son jeu flamboyant, il avait envisagé de le recruter en qualité de deuxième guitare lead.


   Après le départ de Michael, Rudolph réitère son offre. Roth est bien tenté mais ne peut décemment pas tourner le dos à ses compagnons de route. Qu'à cela ne tienne ! Embauchons carrément le paquetage, soit le quatuor Dawn Road. Ça tombe bien puisque Rudolph et Klaus ont bien du mal à s'accommoder de leurs intermittents de la rythmique ; cela fera d'une pierre deux coups.

   C'est ainsi que le fameux Francis Buccholz et Jürgen Rosenthal rejoignent la troupe et forment la première mouture solide. Sans omettre Achim Kirschning, le claviériste, avec qui Scorpions devient pour la première et dernière fois, un sextet.
De l'avis même de Klaus et Rudolph, c'est une renaissance. L'énergie émulée se ressent sur scène. Une énergie captée à la télévision en été 73, et remarquée par RCA qui s'empresse de leur offrir un contrat sérieux (5 disques sous RCA).

        "Fly in the Rainbow", bien que souvent décrié, libère leurs premiers classiques ; à savoir le fulgurant et métallique "Speedy's Coming" et le titre éponyme qui donne le champs libre à la Fender "feux d'artifices" de Roth. C'est un disque charnière encore teinté de volutes psychédéliques, mais où le Heavy-Metal commence déjà à parer le groupe de quelques pans d'alliage métallique, en prenant soin de ne pas étouffer les mélodies.
   Cette galette lance la carrière du groupe et les propositions de concerts, principalement des premières parties, affluent. La troupe s'est aguerrie, et, déjà, sa réputation scénique commence à faire des vagues. On raconte que Savoy Brown, Sweet et Ginger Baker's Airforce en ont fait les frais.
   La cadence et l'intensité des concerts ont raison de la santé de Jürgen Rosenthal qui arrête pour partir effectuer son service militaire. Il est remplacé par le Belge Rudy Lenners. Ce dernier apporte un complément de dynamisme bienvenue.
G à D : Lenners, Schenker, Buccholz, Meine & Roth


   Pour la réalisation suivante, c'est Dieter Dierks qui prend les choses en main. Un producteur et ingénieur allemand - également musicien - jouissant d'une solide réputation grâce à son travail remarqué sur la scène dîte "Krautrock" (le Rock progressif Allemand). C'est une révélation réciproque : pour Dierks qui va graduellement devenir aussi une référence dans le Hard-rock (sans lâcher les potes du Krautrock) ; et pour Scorpions qui va le considérer comme un membre de la famille (onze disques produits sur quinze années).

     Quand paraît "In Trance", avec sa singulière pochette sexy (avec l'authentique Stratocaster blanche d'Ulrich Roth. Celle qui le suivra tout au long de sa période "Scorpions" jusqu'à l'Electric Sun) (3), c'est un groupe transformé, mûri, qui a trouvé sa voie. Une horde de Chérusques prêts à conquérir l'Europe, et chercher l'aventure au-delà des mers. Scorpions a trouvé - ou créé - la formule d'une alchimie, conçue dans les Hauts-fourneaux de la Ruhr, reliant Jimi Hendrix à Mountain, avec une rigueur et une solidité toute allemande, qui va mettre à genoux toute la communauté des métallovaures (ou presque).

Les claviers ont été remisés. Kirschning parti fin 1974, n'est plus crédité qu'en tant de musicien additionnel. 

       Affamés, ces arachnoïdes germaniques démarrent l'album par un titre quasi-Heavy-Metal. Roth en a gros sur la patate. Il n'est plus qu'un chien, une loque, se morfondant en attendant que revienne enfin celle qui hante ses nuits. L'humeur de la musique dévoile que conscient de son état, il enrage. "Dark Lady", en dépit de son tempo relativement rapide, est sombre. Roth chante les couplets de son timbre rauque, étouffé, tandis que Meine tranche dans cette noirceur avec sa voix puissante, nette et plus claire, tels des éclairs dans une nuit orageuse. Débuter un album en 1974 par un tel morceau équivaut à l'auditeur de recevoir un ramponneau en pleine face. (mais il aime ça et en redemande). C'est dans le même ordre d'esprit que "Speed King", ouvrant l'illustre "In Rock" (➮lien) avec - là aussi - une Stratocaster (noire, forcément ...), brutalisée sauvagement par de furieux assauts de vibrato.
Cependant, la suite, le titre éponyme, est tout autre. "In Trance" porte encore en lui, quelques onces de progressif et de saveurs "flower power". Toutefois, le morceau n'est nullement mou du genou. Naviguant entre ballade éthérée et Hard-rock martial, "In Trance" fait mouche. La "trance" est en fait un amour transi conté sur des paroles fort simples. Un morceau souvent considéré comme l'une des premières "power-ballad".


       La formation court à la catastrophe en tant que groupe dit de "Hard-rock" en enchaînant sur un autre morceau au tempo lent, très lent. "Life's Like A River" flirte avec le slow langoureux, néanmoins, quelques uppercuts assénés par la Flying V et des chorus virevoltant de la Strato le remet dans le droit chemin, celui d'un Hard-rock rigoureux. L'inspiration "hippie" a encore son emprise : "Alors que les années passent, le silence devient ton ami. Tu vois la vie différemment, ne crains pas de vieillir (car) la vie est toujours pleine de joie, et la beauté du passé réjouit ton esprit"

Meine n'aura jamais une réputation de poète ; on se demande pourquoi ...
 Mais ... lorsque retentit le riff de "Top of The Bill" ... Un Riff définitif, avec Majuscule, celui que l'on rêve tous de pondre au moins une fois. Du style simple, évident, et pourtant imparable. Longtemps d'ailleurs, celui-ci fit partie de l'apprentissage du guitariste de hard-rock. Un Hard-rock simple mais efficace, qui semble toutefois chercher une voie de sortie sur le dernier mouvement.

   Avec "Living And Dying", Scorpions replonge dans le slow ... Enfin, le slow, plutôt du Hard-rock bien pesant sur un rythme lent. Presque "Doom" avant l'heure (il suffirait de rajouter une généreuse Fuzz). Surtout que les paroles sont encore recouvertes d'un voile sombre. Meine semble parler de sa ville, et pas vraiment en de bon termes, et sur un ton plaintif ...  "Dans la vieille ville sale, il y a mon foyer. Rien ne paraît vraiment beau ... et dans mon cœur, beaucoup d'espoirs meurent"

   On l'oublie souvent, ou on l'occulte, mais par bien des côtés Scorpions anticipe la NWOBHM (4). Ce que prouve "Robot Man", un morceau énergique mais raide, au tempo élevé, - évoquant un robot fou, s'élançant, dans un mouvement mécanique et maladroit, dans une course sans but - puisant sa source au sein de Deep Purple et de Metal Church ?.

   Avec "Evening Wind", Ulrich Roth offre un splendide morceau débordant d'un feeling épais et saisissant. Il a le bon sens de laisser le micro à Meine qui le magnifie par un chant alors posé, à peine rauque, trahissant une fêlure. De son côté, le filiforme Roth y dépose un délicat solo comme on déposerait des pétales de rose sur une couche parfumée, avec ses bends et ses tirés de vibrato, discrètement nimbés de wah-wah, chargés d'une émotion pure. Il fait pleurer sa Fender en jouant des potentiomètres et du vibrato. Cet homme doit forcément être un écorché vif pour transmettre autant d'émotion à ses notes. Un Grand Monsieur.


   Quand Rudolf Schenker rencontre Ulrich Roth, qu'est-ce que ça donne ? Ça donne le feu. Ça donne l'osmose d'un esprit Hendrixien avec un truc proto-Heavy-Metal issu de Montrose, de Mountain, et de Ritchie Blackmore ? "Sun in My Hand" est une résurgence du Blues. D'un Blues volcanique, fiévreux, séminal, Hendrixien forcément. D'ailleurs, longtemps Roth sera affublé du surnom flatteur de "Hendrix Allemand". Un Heavy-blues qui préfigure de deux décennies les Stoney Curtis, Lance Lopez, Anthony Gomes, Eric Gales et consorts. Avec néanmoins une petite différence : en faisant passer le feeling avant la technique. Ce qui, plus tard, ne sera plus une règle pour l'échalas allemand au long cheveux couleur de blé.
Roth ravivera toujours, de temps à autre, la flamme de ce Blues irradié jusqu'à son départ qui marque le début d'une nouvelle phase, nettement plus Metal.

   "Longing For Fire", bien que plus anecdotique, dépose déjà les codes qui va faire de Scorpions un groupe réputé, et copié, en alliant d'inoxydables et robustes guitares d'acier à des mélodies puissantes et fermes. Sur cette pièce, derrière une rythmique relativement martiale, c'est la basse, ici particulièrement souple et alerte, qui maintient un groove plus enjoué en reprenant le thème d'introduction joué par Roth.
"Night Lights" clôture la session sur un joli instrumental où la Stratocaster de Roth danse, et virevolte dans un décor printanier saturé de fleurs odorantes, de pollen, et d'êtres féeriques.

       "In Trance" pourrait paraître inégal à certains. Notamment à ceux qui n'ont pas été bercé par le Heavy-rock des années 70 où généralement les formations refusaient tout carcan, et étaient moins frileuses pour expérimenter.
   L'intensité de la majorité de ses titres (en dépit de la simplicité des paroles) en font un album incontournable des Teutons. Et pour beaucoup, parmi les meilleurs. C'est l'album qui leur a ouvert les portes sur le monde, jusqu'au Japon où il rencontre un succès inattendu.  C'est aussi celui qui va lui permettre de traverser d'abord la Manche (avec une prise de la place forte londonienne, le Marquee). La presse Allemande, qui n'avait été guère tendre avec eux, finit par rendre les armes et porte le groupe au pinacle.
   Après des années de galère et de doute, tout va désormais rapidement s'enchaîner pour les propulser vers un succès retentissant.


(1) Conny Plank est plus connu pour être un producteur de Rock Progressif et du Krautrock. De même que pour la musique électronique et expérimentale. Il est reconnu pour son travail pour Krafwerk, Neu!, Ash Ra Templel, Cluster, et plus tard pour Ultravox.
Il a également travaillé sur le premier Rita Mitsouko, "In The Garden" d'Eurythmics, "Revelations" de Killing Joke, et "Q: Are we not Men ? A: We Are Devo" de Devo.
(2) Le groupe est en pleine crise. Le guitariste d'origine, Mick Bolton démissionne en 1972, quelques mois après le second opus, "Flying (One Hour Space Rock)". Il est remplacé par Larry Walis, puis rapidement par Bernie Marsden qui, lui, ne va guère s'éterniser.
(3) La photo de Michael Von Gimbut fut parfois censurée, simplement en l'assombrissant afin de cacher le sein de de la damoiselle. "Cachez ce sein que je ne saurai voir".
Le photographe signa également les photos polémiques des disques suivants, "Virgin Killer" et "Taken by Force". Étonnamment, c'est surtout cette dernière qui fit les frais d'une censure internationale. La photographie d'une gamine pré-pubère nue passe encore, mais un duel dans un cimetière militaire, non ...
(4) Beaucoup de formations anglaises ne vont pas se gêner pour le mentionner en tant qu'influence notable, à commencer par Iron Maiden. Bien sûr, il en est de même dans toute l'Europe, mais même aux USA, où, par exemple, un jeune groupe du New-Jersey qui peinait à s'imposer sur scène, sur les conseils de leur manager, alla scrupuleusement étudier leurs prestations. Ayant bien assimilé les leçons, ce petit groupe ambitieux va conquérir l'Amérique sous le patronyme modifié du chanteur, Bon Jovi.



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