samedi 16 février 2019

SCHUBERT - Symphonie N°6 "La Petite" D589 – Claudio ABBADO (1989) – par Claude Toon



- Encore une symphonie de Schubert M'sieur Claude… Elles sont moins connues que celles de Mozart ou de Beethoven m'a-t-on dit, sauf l'"inachevée" bien sûr…
- C'est assez vrai Sonia. Schubert était d'abord le maître du lied, du piano et de la musique de chambre. Mais ses premières symphonies sont agréables à écouter…
- Pourquoi ce nom, "la petite" ? Elle dure dix minutes ?
- Non, une demi-heure, le standard de l'époque, c'est une histoire de tonalité par rapport à la dernière, la 9ème qui dure une cinquantaine de minute, "La grande"…
- Claudio Abbado de nouveau, certainement une interprétation vivante et légère…
- Absolument et de toute façon c'est l'unique disque courant où l'on trouve cette symphonie en album isolé ! Sinon, elle s'inscrit dans les intégrales, évidemment.

En 1813, dès l'âge de 16 ans, Schubert avait démontré son incroyable capacité à se mesurer aux genres les plus ardus en termes de composition : le quatuor et la symphonie. Sensibilisé à cet exercice par l'étude des œuvres de Mozart (La Jupiter) et celles de Haydn ou encore de Beethoven, ses premiers essais ne sont en rien des ouvrages d'étude. Cela dit, force est d'admettre que dans sa courte vie la musique symphonique ne sera pas le domaine où Franz nous léguera ses plus grands chefs-d'œuvre ; ceux-ci appartiennent à l'univers de la musique de chambre ou du lied : les quintettes, les derniers quatuors et trios, les sonates pour pianos et les grands cycles de Lieder comme Le voyage d'hiver. La remarque s'applique aussi à l'opéra. 
J'avais déjà noté dans les articles précédents, notamment celui consacré à la 4ème symphonie dite "tragique", que les six premières symphonies de Schubert n'avaient jamais réussi à s'imposer tant au disque que dans les concerts. Alors que Beethoven a révolutionné la portée émotionnelle d'une symphonie dès 1805 avec la 3ème symphonie "Héroïque" et poursuivi dans cette voie avec d'autres symphonies farouchement romantiques, Schubert semble s'attarder entre 1813 et 1818 - date de composition de la 6ème symphonie - dans l'univers postclassique des derniers opus de Mozart ou des londoniennes de Haydn. La parenté avec la 1ère symphonie de Beethoven est aussi assez évidente.
Octobre 1817 - février 1818 : si Schubert n'est plus l'adolescent au génie précoce, il vit provisoirement dans le cocon familial gouverné par son père et subsiste en exerçant de nouveau son métier d'instituteur. En 1818, il deviendra le maître de musique des enfants du comte Esterházy. Avant ce premier pas vers une activité en rapport avec ses dons : des journées de grammaire et de calcul de neuf heures qui ne devraient guère lui laisser le temps pour la composition.
Et pourtant il travaille dur et son ambition intellectuelle est devenue celle d'un compositeur accompli. Il s'intéresse à la tonalité la plus primordiale : le Do majeur, celle de la symphonie Jupiter de Mozart. Sur son manuscrit, il écrit "Grösse symphonie" (Grande symphonie). Paradoxe pour cette œuvre qui se verra affublée du surnom "la petite" 😊 ! Je dois une explication à Sonia. Cette distinction est apparue après la mort de Schubert, un sous-titre prenant le contrepied de celui de la symphonie N°9 dite "La grande" également écrite en do majeur, mais qui, elle, dure une cinquantaine de minutes. La "petite", bel abus sémantique pour cette symphonie d'une bonne demi-heure nettement plus imposante tant par ses proportions que par son inventivité que ses cinq sœurs aînées aux charmes indéniables cependant. Pourtant comme la 2ème symphonie de Beethoven écoutée en début d'année, encore une œuvre mal-aimée. Justifié ? Non !
Grand bonheur pour Schubert en 1828. Destinée à épicer le répertoire de l'orchestre de son ami et chef Otto Hatwig cette symphonie sera créée au printemps 1818 en même temps que la 5ème plus mozartienne d'esprit (Clic). Ce sera l'une des rares fois où Schubert entendra sa musique jouée de son vivant. Et même l'unique concert pour cette œuvre… Elle ne sera reprise qu'en 1828 après sa mort toujours par Otto Hatwig, et publiée que tardivement en 1895.
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Claudio Abbado à Berlin en 1989
Je ne présente plus le maestro italien Claudio Abbado, artiste majeur de sa génération, qui nous a quittés en 2014 après avoir dirigé de 1989 à 2000 l'orchestre Philharmonique de Berlin, succédant ainsi à Herbert von Karajan. Les 15 dernières années de sa vie furent à la fois une lutte contre une grave maladie, mais aussi une complicité entre les périodes de traitement avec l'orchestre du Festival de Lucerne réunissant les meilleurs solistes des orchestres européens (que des amis) et également avec divers orchestres de jeunes talents. J'avais écrit un RIP lors de sa disparition (Clic).
L'orchestre de chambre d'Europe est né à Londres en 1981 à l'initiative de jeunes instrumentistes. Il réunit une soixantaine de musiciens. De grands maestros lui ont forgé une bonne réputation : Abbado bien sûr mais aussi Paavo Berglund avec lequel une intégrale Sibelius a été gravée, Nikolaus Harnoncourt, Thomas Hengelbrock ou encore Yannick Nézet-Séguin. On appréciera dans ce disque Schubert la légèreté du trait en rapport avec un effectif réduit tels ceux des orchestres de l'époque de Schubert .
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Bien qu'ayant grandi après la mort de Mozart et celle de Haydn, les derniers "classique", et dans l'ombre de Beethoven, le premier "romantique", Schubert n'a jamais affranchi très franchement de la tradition classique avant "l'inachevée" de 1822. Beethoven avait déjà métamorphosé la forme et l'esprit romantique du genre avec ses symphonies 3 à 7 composées entre 1804 et 1812. Cela dit, la rudesse mélodique de l'ouvrage de ce jour s'éloigne d'un simple objectif émotionnel et esthétisant, même si la 6ème symphonie porte l'héritage des dernières londoniennes de Haydn (102-104) ou de la 1ère de Beethoven. Par ailleurs, le compositeur intercale un vrai scherzo et non un menuet après le mouvement lent. Elle comporte quatre mouvements et son orchestration applique les règles du classicisme tardif :
2/2/2/2, 2 cors, 2 trompettes, 2 timbales et cordes.
[Partitionfacultatif mais instructif pour les amateurs] Parcourir la partition réserve des surprises quant au soi-disant classicisme de cette œuvre. Les bois ont un rôle hyperactif, en témoignent les deux portées distinctes pour les flûtes et les accords joués aux clarinettes et aux bassons. Chez Mozart, le recours à la petite harmonie à huit instruments est rare. Ainsi seulement 2 hautbois et 2 bassons dans la 36ème et géniale symphonie "Linz". Schubert ne conserve pour les cordes graves qu'une seule portée que se partagent violoncelles et contrebasses. Exit les grondements de contrebasses pour une symphonie au climat plutôt optimiste. Des détails de spécialiste ? Oui, mais qui montrent que Schubert cherche la voie de l'innovation dans les timbres instrumentaux pour un public qui attend du neuf.

1 - Adagio – Allegro : Contrairement à sa 5ème symphonie commençant par l'exposé du thème principal bille en tête, Schubert s'inspire de Haydn (103ème symphonie  par exemple) ou de Beethoven dans la 2ème symphonie et capte l'attention du mélomane par un adagio introductif développé. Il avait fait de même pour la 3ème symphonie. Un motif en majesté, composé d'un accord puissant suivi d'un arpège crescendo, est répété deux fois. fz>p<f ; articulation compliquée à anticiper pour l'orchestre, mais un motif bien accrocheur. Suit une courte mélodie enjouée énoncée par les seuls flûtes et bois. Dans cet adagio ravissant, nous entendons un dialogue concertant et coloré dont l'élégance n'a pas tant à envier à celle de la "Pastorale" du grand Beethoven. Claudio Abbado s'applique à mettre en relief le rôle significatif des vents et des cuivres, un discours clair et sans pathos.
[2:10] Comme pour l'adagio, le thème martial mais facétieux de l'allegro est amené par les flûtes et les hautbois, puis les clarinettes complètent ce duo. Une grande logique d'orchestration et de nouveau l'avantage donné à la petite harmonie. Une marche bonhomme, aucunement militaire. [2:16] L'orchestre entièrement sollicité reprend ce thème de manière vigoureuse. Mais là encore on pourrait parler de concerto pour vents et orchestre. [2:54] Reprise dans la plus rigoureuse forme sonate du début de l'allegro mais avec un joli thème secondaire pour éviter la monotonie [3:25]. [4:01] Réexposition pas si traditionnelle ou superflue que ça grâce à de capricieux jeux d'orchestration. Ne parle-t-on pas des divines longueurs chez Schubert ? [5:59] Le développement se permet quelques traits tragiques et se présente en forme de variations plaisantes qui ne se démarquent jamais de cette rythmique franche qui caractérise à la fois le style de l'allegro et de beaucoup de mouvement de symphonies chez Schubert (mouvements lents des 8ème et 9ème symphonies). D'un pas allant Schubert nous entraine vers une coda vigoureuse architecturée sur le thème dansant principal.

2 – Andante : L'andante va conserver le ton martial de l'allegro initial. De manière plus élaborée, on retrouvera ce style dans l'andante con moto de la symphonie "la grande", œuvre achevée en 1825 presque au crépuscule de la vie de Schubert. Et si "la petite 6ème" portait en elle la genèse de cette ultime symphonie imposante, totalement romantique par sa gravité et sa difficulté d'exécution ? Ouvrage composé au début de la période si féconde qui verra naitre ses amples et fascinants quatuors, quintettes et sonates. Ce sont les cordes qui énoncent gaiement le thème principal, et unique, repris par les flûtes, les clarinette et les cors. On retrouve un balancement et un rythme métronomique du discours marqué par les syncopes de l'accompagnement de cordes qui fait immanquablement songer à la symphonie N°102 "l'Horloge" de Haydn. [V2-0:51] Seconde idée plus rêveuse, une variation du thème initial chantée par les cordes et tendrement éclairée par les interventions du hautbois et des bois. [V2-2:10] Le développement plus rapide gagne en véhémence avec l'appui des timbales. Le tempo de Claudio Abbado est très soutenu, l'andante devient allegretto. La tonalité générale est fa majeur. Donc quelle bonne humeur communicative ! Les ruptures de rythme sont nombreuses. Moins de six minutes, et un bel enthousiasme à l'inverse de l'andante de la 9ème symphonie qui, bien que construit sur la même exploitation d'une cadence obsédante, aboutit à un paroxysme dramatique en fin de développement.

3 – Scherzo : Presto : Claudio Abbado reste l'un des rares chefs à remarquer que le scherzo est noté presto et le final moderato. Diablement enlevé le scherzo ! Pour Schubert, fini les menuets hérités de l'époque classique. Le mouvement prend des dimensions ambitieuses. Le compositeur pense-t-il à celui de la 7ème de Beethoven qui tourne le dos résolument au petit mouvement de transition et de détente ? Le premier thème est pour le moins énergique, la musique butine gaiement de pupitre en pupitre. [V3-0:09] Un second motif émerge avec un dialogue clarinette, flûtes et cordes qui sera abondamment développé. [V3-0:24] L'enchaînement lors de la reprise ne rompt pas le charme, une forme de continuité mélodique d'une habileté stupéfiante. Une première partie de scherzo assez vaste, incisive. [V3-2:51] Le trio se doit de ralentir. Des quelques mesures dans les menuets, il occupe quasiment la seconde partie du scherzo à lui seul. Une musique dansante, pastorale. [V3-4:24] Retour du scherzo mais sans reprise pour éviter les longueurs. Claudio Abbado impose de grands contrastes dans le discours. Beau soleil sur Vienne.

4 - Allegro moderato : Le final très imaginatif dure une bonne dizaine de minutes. Très surprenant chez Schubert parfois en panne d'inspiration pour conclure. La forme ? Celle d'un rondo ou plutôt une succession d'épisodes drôles empreints de vitalité, là encore Schubert innove profondément, notamment par rapport au très répétitif final de la 4ème symphonie, franchement un peu "creux". Le premier thème gouleyant est énoncé par les cordes. [V4-0:28] Changement de climat, la musique s'anime, les bois égayant une mélodie bien ludique. [V4-1:31] Un motif aux accents militaires renforcés par les coups de timbales mène la transition vers une reprise en forme de variation. Schubert s'amuse à opposer phrases poétiques et traits ardents. Rien de surprenant s'il pensait composer ainsi "une grande symphonie", même si les éditeurs joueront sur les mots et les titres lors des publications. De péripéties en péripéties, une reprise nous attend à [V4-4:53]. On pourrait s'attendre à une coda, il n'en est rien. Le compositeur prend son temps, rejoue son mouvement si allant. [V4-7:38] Un autre développement altier se fait jour. L'harmonie s'en donne à cœur joie. [V4-8:51] la coda construite sur les différents motifs sera altière avec ses traits de trompettes éclatants.
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Ce disque avec une gravure isolée de la 6ème symphonie semble une exception. Je l'avais déjà mentionné lors de la chronique consacrée à la 5ème symphonie. La plupart du temps on peut écouter les six symphonies du jeune Schubert réunies dans des intégrales. Si dans les années 60-70, celle de Karl Böhm à la Philharmonie de Berlin, indémodable, ne rencontrait comme concurrente que celle de Istvan Kertész à la tête de la philharmonie de Vienne, Böhm parvenait à montrer comment Schubert s'éloignait de plus en plus de son apprentissage classique pour atteindre une expression plus romantique, une écriture plus imaginative et audacieuse. Une intégrale du chef autrichien qui s'est imposée avec le temps (1959-1971).
Quelques autres cycles de hautes factures ont enrichi la discographie ultérieurement : Herbert Blombstedt à Dresde (voir l'article de la 8ème symphonie "inachevée") ou encore la modernité avec Mark Minkowski avec son orchestre Les musiciens du Louvre.
Il ne faudrait pas oublier celle réalisée par Franz Brüggen avec l'orchestre du XVIIIème siècle jouant sur instruments d'époque, même si des critiques se sont élevées concernant la pertinence de jouer "La grande" sur instruments du siècle des lumières… (DECCA – 5/6)
Pour les amateurs d'interprétation romantique, signalons un double album réalisé avec la si fruitée Philharmonie de Berlin par Herbert von Karajan dans les années 70. Romantique certes mais dionysiaque (EMI – 6/6 pour l'ensemble comportant "l'inachevée" et "la grande")
Autre réussite avec effectif réduit et sonorité d'époque, Roger Norrington et le London Classical Players. Tempi enlevés, articulation parfaite. Dommage que ce double album fasse en partie double emploi avec une autre parution chez le même éditeur (5ème et 8ème symphonies ?!). (Veritas – 6/6)

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