samedi 24 novembre 2018

BRAHMS - Symphonie N°3 (1883) - Günter WAND (NDR - 1984) – par Claude Toon



- Petite confirmation M'sieur Claude, Brahms a bien écrit quatre symphonies ? Donc avec cet article vous bouclez le parcours symphonique de ce compositeur ?
- Oui tout à fait Sonia ! Cet ensemble d'œuvres d'exception aura été intégralement commenté avant ceux de Beethoven, Schumann, Bruckner, Mahler, et quelques autres…
- Le passage que j'entends me semble très connu, on l'entend souvent : générique, pub, adaptation par divers musiciens, un peu comme les grands thèmes de Beethoven…
- Ahhh l'allegretto et sa mélodie élégiaque qui a fait le tour du monde, le leitmotiv de Aimez-vous Brahms de Litvak. Une des plus attachantes trouvailles de Brahms il faut dire…
- Günter Wand a déjà été au centre d'un article du blog… Voyons la 5ème symphonie de Bruckner, une belle interprétation ici encore je suppose…
- Ah mon sens oui… dynamique et robuste, sans chichi… Un bon choix parmi d'autres. Il faut savoir Sonia qu'il doit exister des centaines d'enregistrements de cette symphonie.

Günter Wand (1912-2002)
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On trouvera difficilement un mélomane de notre temps affirmant que Brahms reste un compositeur mineur voire médiocre. Il suffit de consulter les programmes de la Philharmonie de Paris ou d'autres salles de concert pour constater que pas une année ne se passe sans que soient données une ou deux symphonies du compositeur allemand, si ce n'est le cycle complet des quatre opus. Remarque que l'on peut appliquer aux trois concertos majeurs, deux pour piano, et celui pour violon.
Il n'en a pas toujours été ainsi. Rappelons le livre (1959) de Françoise Sagan adapté à l'écran en 1961 "Aimez-vous Brahms". Même si le sujet du roman ne repose sur aucune interrogation musicologique, il témoigne des hésitations de nos compatriotes face au début en France d'un compositeur mort depuis plus d'un demi-siècle et sacralisé dans son pays. Notons au passage que Mahler et Bruckner connaîtront également une traversée du désert bien alimentée pas le "tout musique parisien" entre la fin du XIXème siècle et les années 60. Même à la fin des années 60 - période à laquelle l'adolescent que j'étais découvrait avec enthousiasme cette musique vigoureuse, grâce au maestro Karajan qui assurait à lui seul 50% de la vente des disques de musique symphonique – j'entendais encore des remarques d'amis proférant des "Bof, orchestration confuse et lourde".
Hasard de la rédaction, me voici à l'assaut de la quatrième chronique (et donc dernière) dédiée au groupe des quatre symphonies alors que Benoît Duteurtre, écrivain, musicologue et éditorialiste de la revue Classica, s'interroge sur ce mystère qui a permis à Brahms de quitter l'anonymat et le mépris pour le statut de 'Dieu de la musique à l'égal de Mozart ou de Beethoven". Et l'écrivain pamphlétaire de nous rappeler les avis cinglants de quelques têtes d'affiche française : Lalo "Un esprit inférieur. Son invention est toujours insignifiante ou pastichée", Dukas : "Lourd, germanique, beaucoup de bière dans sa musique", Ravel, homme mesuré, d'ajouter "Lourde et pénible", quant à Debussy, qui oui, aimait la concision : "Fuyons, il va développer". Il est vrai que Brahms adore les variations, mais quand même… Et enfin, dernière perle due à Florent Schmitt (un peu oublié, lui) parlant desdites symphonies : "Il serait préférable qu'elles n'eussent jamais vu le jour", ce qui pour moi aurait été bien frustrant, les connaissant par cœur😊.
Brahms en 1883
Un billet à lire. Benoît Duteurtre balaye d'un revers l'hypothèse d'un esprit cocardier et revanchard de l'intelligentsia musicale hexagonale après la perte de l'Alsace et la Lorraine, puisque Wagner était particulièrement à la mode et admiré. Et d'ailleurs il déplore à l'inverse que Lalo, Dukas et Florent Schmitt souffrent d'un oubli à leur tour. Une exception parmi tous ces musiciens, Albéric Magnard, symphoniste lui-même, et pour lequel j'ai commenté ses deux dernières excellentes symphonies sur les quatre composées, Magnard qui applaudissait la musique de Brahms. (Index pour découvrir tous ces maîtres, petits ou grands, sauf Lalo, à venir.) Et l'auteur de conclure que le classicisme (relatif) dont se revendiquait Brahms expliquerait le dédain de nos compositeurs déjà tournés vers la modernité…
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Ne revenons pas une fois de plus sur la biographie de Brahms. Un portrait du compositeur était esquissé dès 2012 dans une chronique commentant les quintettes pour alto ou pour clarinette. (Clic) On retrouvait aussi le jeune homme sillonnant à pied les routes allemandes pour aller demander des conseils à Schumann, époque qui verra la composition des sonates pour piano, trente ans avant l'écriture de cette 3ème symphonie, un temps où Johannes (20 ans), apparaît séduisant et sans sa barbe de prophète (Clic). Blague à part, nous avions déjà épilogué sur la pusillanimité du compositeur à entreprendre la composition d'une symphonie, trop intimidé par le géant Beethoven… La 1ère symphonie attend 1876 pour voir le jour après des années de travail. L'homme a déjà 43 ans ! C'est un succès considérable (mérité) et, encouragé par cet accueil, Brahms compose dès l'année suivante sa 2ème symphonie, encore un tabac (Clic) et (Clic). Sept années vont s'écouler avant qu'une nouvelle symphonie soit écrite en 1883.
On conteste souvent à Brahms le statut de romantique au bénéfice de celui de postclassique… Mouais. En effet, sa musique ne propose aucun programme descriptif (6ème de Beethoven) ou métaphysique voire mystique (Bruckner). Le maître s'en tient avec bonheur au plaisir d'une musique pure, hors référence littéraire, à Goethe aux poètes et aux philosophes. Vienne se partage en deux camps offrant ses faveurs à Brahms a priori continuateur de la tradition classique étendue à des formes plus élaborées. Pourtant la 3ème symphonie sera surnommée "l'Héroïque" de Brahms. L'encre à peine sèche sur la partition, on se chamaille l'honneur de la création. Hans Richter l'emportera et lui donnera le surnom cité avant. Richter le chef qui ne prend pas partie, créant autant les œuvres de Brahms que certaines symphonies de Bruckner dont la fort complexe 8ème de ce dernier. La première en décembre 1883 emporte l'adhésion immédiate sauf celle de quelques wagnériens siffleurs présents dans la salle. Rigolo ces supporters des uns et des autres, comme au foot 😄 !
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On dénombre 150 enregistrements au bas mot de cette symphonie. Nous écouterons pour la seconde fois Günter Wand dans le blog. Ce chef disparu en 2002 représentait la grande tradition allemande mais avec un style tranché sans hédonisme. La chronique consacrée à son ultime gravure de la 5ème symphonie de Bruckner l'année de ses 84 ans (1996) avait permis de découvrir ce chef expert du répertoire austro-germanique. Ce CD réalisé à la Philharmonie de Berlin s'inscrivait dans la 4ème intégrale brucknérienne du maestro ; la mort empêchera le chef de l'achever. Quel panache. Wand avait dirigé pendant trente ans l'Orchestre de Cologne (1946-1975) puis celui de la NDR de Hambourg comme successeur de Klaus Tennstedt (1982-1990). C'est de cette époque que date l'interprétation écoutée ce jour. (Clic)
On parle beaucoup des compositeurs mais peu des chefs qui servaient leurs ouvrages. Sur la photo de 1889 ci-contre, trio de grandes baguettes de l'époque. De gauche à droite : Hermann Levi, ami de Brahms à qui le pourtant antisémite Wagner confiera sans hésiter la création du très christianisant Parsifal, Felix Mottl (créateur des Troyens de Berlioz en Allemagne) et Hans Richter.
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L'orchestration est d'un classicisme quasi absolu : 2/2/2/2 + contrebasson, 4 cors (2 en ut et 2 en fa), 2 trompettes en fa, 3 trombones, timbales et cordes. À noter pour ceux qui pensent que Brahms orchestrait lourdement que dans le mouvement lent et le célèbre allegretto, la plupart des cuivres et les timbales font silence.

1 - Allegro con brio (fa majeur) : Trois accords en tutti notés f des bois et des cuivres ! Intro tout à fait beethovénienne par son impétuosité. Les cordes énoncent ou plutôt proclament le premier thème vers le public : un ressac tempétueux. Brahms songe-t-il à la mer du Nord proche de son Hambourg natal, ou à la longue introduction de son premier concerto pour piano, l'une des grandes réussites de sa jeunesse. Il est toujours difficile d'attribuer des qualificatifs comme symbolique ou descriptif à cette musique pleine d'élans et d'émois… Ô rien de dramatique, plutôt une fringante poésie, un hymne, mais à quoi ou à qui ? Peu importe, ça déménage… [1:21] Après cette chevauchée, le second thème va émerger à la clarinette. La musique délaisse mesure après mesure un climat pathétique pour un chant plus pastoral. [2:58] Reprise du bloc thématique introductif ; et non, Brahms ne voit pas l'intérêt avec des thèmes aussi attachants de sortir par principe de la forme sonate. Le compositeur développe, fait chanter les bois et les cordes dans un affrontement viril mais sans brutalité. [5:52] N'en déplaise au grand Debussy, voilà un bienvenu développement avec ses velléités chorégraphiques, ses scansions rythmées des cordes, ses dialogues agrestes des bois, le chant lointain des cors surgissant – peut-être – des forêts viennoises. [7:32] La réexposition tourne le dos à la forme sonate obligée en faisant précéder la reprise du thème 1 d'une mélopée mystérieuse et brumeuse. Cette symphonie, la plus courte de Brahms, montre que le compositeur sait, lui aussi, faire preuve de concision, grâce à une imagination mélodique et orchestrale débordante, éviter les redites, ne jamais laisser l'auditeur se lasser. 
Bateau au clair de lune (Caspar David Friedrich)
[10:41] L'ultime reprise du thème initial (presque un leitmotiv) réapparaît plus sauvagement. La coda écrite pour un orchestre apaisé confirme le sens de l'innovation dans le style symphonique romantique, innovation déjà entendue dans l'allegro de la 2ème symphonie : une coda sereine, sans climax ni point d'orgue appuyé à coups de timbales. Günter Wand saisit à merveille le sens de cette musique : une symbiose entre l'épique, l'alacrité et l'intime. Bien que recourant à des tempi retenus et une battue dénuée de rubato, le maestro offre une vitalité farouche au phrasé, une articulation précise et dynamique absente de pathos. Le portrait d'un Brahms partagé entre l'épicurisme qui domine l'allegro et ses éternelles affres affectives qu'il tente de nous cacher mais qui assombrissent discrètement le développement. Brahms oppose tonalités majeures vs mineures, un mode d'écriture hérité de Schubert notamment ; le principe apporte une profonde lisibilité thématique tandis que les jeux de tonalité soulignent la diversité des atmosphères émotionnelles tantôt gaillardes tantôt mélancoliques.

Ravin rocailleux (Caspar David Friedrich)
2 - Andante (do majeur) : [12:37] Brahms allège le trait orchestral en supprimant les cuivres hormis 2 cors. Une ballade fredonnée par les bois et deux cors nous entraîne à la suite d'un Brahms contemplatif mais interrogatif. Le thème principal, leitmotiv de l'andante est confié aux deux clarinettes. [13:52] Le discours prend une ampleur plus anxieuse, dramatique. On pourrait croire que tout sourit au compositeur : sa position dominante dans la vie musicale de Vienne et ses nombreux amis. Pourtant ce mouvement lent ne sera en rien radieux ou serein. L'homme se plonge dans ses vieux souvenirs. Entendons-nous une fois encore les regrets de l'amour inabouti avec Clara Schumann de 14 ans son aînée ? Clara si sensible à la poésie qui se dégage de cette symphonie et particulièrement de ce mouvement qui lui fait penser "à une idylle, à l'évocation d'une petite chapelle près d'un ruisseau". Il est vrai que musicalement, nous entendons un flot immense de cordes dans le développement. [13:52] Crescendo porté par par un second thème animé ou plutôt passionné… [15:39] Toujours une passion dévorante et tourmentée que Günter Wand exalte résolument. [18:26] Une coda empreinte de lyrisme conduit à un retour du chant des clarinettes en guise de consolation.
 
3 - Poco allegretto (do mineur) : [20:22] L'un des morceaux de musique les plus connus au niveau planétaire, bien au-delà de la sphère classique, célébrité doute due à l'obsédante répétition par six fois d'un motif émouvant, tendre et nostalgique. Un air adapté de Carlos Santana à Sinatra, ou dans les B.O. les plus diverses. C'est l'ami Gainsbourg qui l'utilisera dans sa forme la moins torturée dans sa chanson Baby Alone in Babylone… [21:38] Joué principalement par les cordes, le thème est ainsi repris en intégrant un joli dialogue des bois. [23:45] place aux cors et ainsi de suite. Ni un scherzo ou un menuet issu du style classique. Brahms laisse son esprit vagabonder dans une forme de suite, de mélopée aux accents populaires. Là encore, comme pour les quatre mouvements, la conclusion endort l'orchestre avec tendresse.

4 - Allegro (fa mineur) : [26:06] Pas d'introduction lente pour le final à la manière d'un Haydn. Pas de gloire ou de triomphalisme pour conquérir l'auditoire. Brahms tente de résoudre ses conflits intérieurs à travers un contrepoint combatif. Trois thèmes à la fois enjoués ou tragiques vont se fracasser. Brahms et son soi-disant classicisme tardif ? Plutôt un romantisme épique et dantesque dans lequel on peut entendre des accords de cuivres qui flirtent avec le principe des clusters. [29:07] Suivant le bouillonnant début, place à un divertissement, un passage concertant de bois soutenu par une délicate scansion des violons : divertissement n'est pas le mot, sans doute dans la forme mais l'esprit est à la rage malgré la légèreté du discours. [30:01] Nouvel assaut démoniaque presque terrifiant et qui curieusement évolue vers un intermède pastoral. Toute la magie de ce mouvement pour le moins cataclysmique réside dans ces transitions abruptes ou contrôlées entre gaité et détresse. La coda commence tôt après ces affrontements mystérieux. Quant à leur signification tant pour le compositeur que l'auditoire ? Une coda qui, comme prévu, s'éteint dans un esprit soulagé et sur le triple accord initial pp joué par tous les instruments. (Partition)
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Ce disque de Günter Wand à prix dérisoire propose en complément la 4ème symphonie. Pour la discographie alternative, le choix est immense, un classement n'aurait pas de sens. Évidemment, les grands chefs historiques ont signé des interprétations passionnantes : Karajan (3 fois au moins), on appréciera son approche dionysiaque, Carlo-Maria Giulini et ses tempi méditatifs, Mravinsky dans des live frénétiques à Vienne avec sa philharmonie de Leningrad, Kubelik chambriste avec la Philharmonie de Vienne à l'aube de la stéréo pour DECCA, Celibidache extatique (un peu trop ?)… On trouve les jaquettes dans les articles dédiés aux trois autres symphonies.
Voici trois disques plus typés :
1949, en live, Wilhelm Furtwängler explore la facette tourmentée de l'œuvre. Pas un enchaînement qui échappe à une réelle logique à une époque où perdure la controverse sur le génie de Brahms. Bien entendu, c'est lent, mais moins éthéré que Giulini. Les ingénieurs du son ont fait des miracles. Pour amateur du chef (Audite – 6/6).
1957 : côté tempi, on passe d'un extrême à l'autre. Fritz Reiner cravache son symphonique de Chicago jusqu'à la folie ; moins de 10 minutes pour l'allegro, 32 minutes pour la symphonie ! Pourtant aucune confusion, échevelé et un peu barré (RCA – 6/6).
1999 : le chef letton Marris Jansons a hissé l'orchestre d'Oslo à un niveau superlatif et s'apprête à rejoindre le Concertgebouw d'Amsterdam. Transparence, rythmique acérée, l'ombre et la lumière brahmsiennes. Sans doute la référence moderne, mais un CD difficile à trouver (SIMAX – 6/6).

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