samedi 16 juin 2018

MOUSSORGSKI / RAVEL – Tableaux d'une exposition – Georg SOLTI – par Claude Toon



- Décidément M'sieur Claude, c'est la visite des musées de peinture en musique ces temps-ci ! Botticelli la semaine passée et, heu… là ?
- Viktor Hartmann, Sonia, un peintre et graveur russe qui a inspiré à Modeste Moussorgski cette célèbre suite pour piano…
- Pour piano ?! Mais je vois la jaquette, la photo du chef Georg Solti dirigeant l'orchestre symphonique de Chicago, et que vient faire Maurice Ravel dans cette affaire ?
- Moussorgski a écrit initialement cette suite de pièces pour piano à la fin du XIXème siècle. Maurice Ravel en fait une orchestration en 1922, c'est la plus connue…
- Ah ! Il y en a d'autres ?
- Oui, une bonne vingtaine, mais plus confidentielles… Leopold Stokowski en a fait une, avec des coupures et une orchestration assez indigeste. Ça existe en disque pour les fans

Viktor Hartmann
La semaine passée, le compositeur italien Respighi illustrait musicalement trois chefs-d'œuvre du peintre florentin dans Triptyque de Boticcelli, une suite très légère pour orchestre. Une partition de 1922. C'est en écrivant cette chronique que j'ai eu l'idée de réitérer avec la beaucoup plus célèbre composition de Moussorgski dans ce domaine, Les tableaux d'une exposition. Un ouvrage plus ambitieux constituant une succession de 16 pièces suggérant une promenade dans un musée, étape par étape…
De l'Italie de la Renaissance avec Botticelli, saut de quatre siècles en Russie et rencontre avec Viktor Hartmann architecte et peintre (1834-1873). Natif de Saint-Pétersbourg, Hartmann sera d'abord un architecte. Cependant il profitera des déplacements professionnels et de ses moments de liberté pour illustrer des livres, dessiner ou peindre des aquarelles. Vers 1870, il rencontre le compositeur Balakirev, l'un des membres du Groupe des cinq, et par là même Moussorgski avec qui il se lie d'amitié. Si Moussorgski est déjà un artiste maudit à la vie dissolue, il n'est pas encore l'épave avinée et dépendant à l'opium immortalisée par le peintre Ilia Répine, quelques jours avant sa mort en 1881.
Hartmann meurt prématurément à 39 ans en 1873 d'un anévrisme. En 1874, le critique Vladimir Stassov, ami des deux artistes organise une exposition des œuvres de Hartmann, Moussorgski prêtant les siennes. Le compositeur va écrire en juillet 1874 l'une de ses œuvres les plus connues en hommage à son ami disparu et la dédie à Stassov.
Lors d'une chronique consacrée au poème symphonique démoniaque La nuit sur le mont chauve, une biographie détaillée de Moussorgski a été proposée à l'époque. Je ne reviens pas dessus (Clic).
Les partitions manuscrites de Moussorgski n'ont jamais connu des publications immédiates. Il faut attendre 1886 pour une première édition de la main de Nikolaï Rimski-Korsakov des Tableaux d'une Exposition, avec des retouches et des erreurs. Des adaptations habiles mais qui nuisent parfois à la spontanéité du style, comme pour l'opéra Boris Godounov. La première édition "authentique" sera établie en 1931. Le facsimilé du manuscrit original a enfin été publié en 1975 à l'intention des pianistes professionnels.
24 orchestrations des plus diverses ont été déclinées de la partition pour piano. Mais c'est celle de Ravel, réalisée à la demande du chef et mécène Serge Koussevitzky, qui domine de loin toutes les autres et est jouée très fréquemment en concert. Un travail à l'orchestration rutilante de 1922. Par ailleurs, Ravel reprend toutes les pièces sauf la 5ème "promenade".
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 La Cabane sur des Pattes de Poule
La plupart des tableaux de Viktor Hartmann ont disparu (sans doute dans les turbulences de l'histoire). J'illustre cette chronique avec les six encore existants : les deux portraits de juifs (Goldenberg et Schmuyle), le ballet des poussins, les catacombes de Paris, la maison de Baba Yaga (la cabane sur des pattes de poule), un plan pour la grande porte de Kiev.
L'orchestration par Maurice Ravel répond à une commande de Serge Koussevitzky. Le chef russe avait quitté sa terre natale après la révolution pour s'installer à Paris de 1921 à 1928. Il deviendra le directeur de l'orchestre symphonique de Boston de 1924 à 1949 soit un quart de siècle. On parle souvent de cet homme dans le blog car il sera aussi un commanditaire assidu d'œuvres de musique de son temps, ainsi le concerto en sol de Ravel en 1930.
Ravel va orchestrer toutes les pièces de la partition pour piano sauf la cinquième promenade. L'orchestration est très colorée :
Petite flûte, 2 flûtes, 2 hautbois + cor anglais, 2 clarinettes + clarinette basse, 2 bassons + contrebasson, 1 saxophone alto, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, timbales, glockenspiel, cloches, triangle, tamtam, crécelle, fouet, cymbales, tambour, grosse caisse, xylophone, célesta, 2 harpes et les cordes…
La création a lieu le 19 octobre 1922.
1.    Promenade
2.    Gnomus (Gnome) [1:39]
3.    Promenade [4:07]
4.    Il Vecchio Castello (Le vieux château) [5:07]
5.    Promenade [9:47]
6.    Tuileries. Disputes d'enfants [10:20]
7.    Bydło [11:18]
8.    Promenade [13:58]
9.    Ballet des Poussins dans leurs coques [14:46]
10.  Samuel Goldenberg et Schmuyle [15:59]
Promenade
11.  Limoges. Le marché. La grande nouvelle. [18:16]
12.  Catacombae. Sepulcrum romanum [19:37]
13.  Cum mortuis in lingua mortua [22:04]
14.  La Cabane sur des Pattes de Poule (Baba Yagà) [23:46]
15.  La Grande Porte de Kiev [27:09]

Portraits de deux juifs pour Samuel Goldenberg et Schmuyle
1 – 3 – 5 – 8 : Promenade : Le concept est évident. Insérer une brève fantaisie symbolisant l'entrée dans l'exposition puis les passages d'une salle à une autre, de l'examen d'un tableau à un autre. Un refrain ? Surtout pas ! Tant Moussorgski que Ravel varient les plaisirs à partir d'un thème processionnaire qui sert de leitmotive. 1 - L'entrée se fait au son de la trompette et des cuivres graves, d'un pas allant. Les cordes reprennent le thème de façon à la fois solennelle et joyeuse. Magnifiques cuivres du symphonique de Chicago. D'une justesse et d'un éclat bien connus des mélomanes. 3 - Plus secrète, la seconde marche sera jouée piano par les bois. Le promeneur enthousiaste fait place à un visiteur moins pressé, qui prend son temps.  5 – Après la quiétude face au vieux château, le visiteur se ressaisit et se dirige gaillardement vers Tuileries, au son de toutes  l'harmonie et des cordes graves, trêve de rêverie… 8 – Au son de la flûte guilleret, gaité contredite par l'intervention des violoncelles et des contrebasses sur une tonalité un peu lasse, le dernier "transfert", noté tranquilo, montre-t-il une pause lors de la visite ?
Toutes les pièces possèdent un style et une thématique résolument indépendants. En aucun cas une suite de variations. La magie de l'œuvre repose sur ces contrastes marqués, sur une imagination débordante. L'orchestration très inventive de Ravel trouve ainsi sa totale justification. Écoutons quelques morceaux parmi les plus attachants, quoique ils le soient tous…

Grande porte de Kiev
2 – Gnomus. Est-il un diablotin ? Possible, sur des traits faustiens des cordes, les percussions déchirent l'espace sonore. La créature sautille puis se déplace d'un pas lourd au son des instruments les plus puissants de l'orchestre. C'est assez angoissant. Le gnome grimace, s'agite, Moussorgski laisse une grande place au sarcasme et peut-être à une facétie ludique.

4 – Le Vieux château : L'aquarelle disparue représentait d'après les écrits de Stassov une citadelle presque en ruine près de laquelle un troubadour chantait sur un luth une complainte que le compositeur traduit par une mélodie romantique et mélancolique. Ravel confie à un saxophone alto ce chant élégiaque. L'instrument n'intervient que dans cette pièce, il est rarement utilisé dans un orchestre symphonique d'ailleurs, mais Ravel adorait ce genre d'écart instrumental comme dans le Boléro par exemple. Un chant plaintif mais pas si lugubre que cela. Une romance du troubadour pour une belle penchée à la fenêtre ? Purement spéculatif en l'absence du tableau…

6 & 9 Tuileries et poussins : Avec des matériaux musicaux différents, Moussorgski établit un lien stylistique assez commun entre les deux pièces : une agitation frénétique et enfantine, une grande alacrité. Ravel, dans les deux cas, fait appel aux flûtes, hautbois, clarinettes et bassons pour endiabler ces danses de gamins chahuteurs ou ces poussins déchaînés car pressés d'éclore à la vie. Le miracle de Ravel orchestrateur réside dans l'absence totale de confusion dans le dialogue entre les instruments. Deux joutes orchestrales drolatiques en totale opposition avec la mélancolie du Vieux château ou les sonorités ténébreuses des Catacombes entendues plus tard. La virtuosité des musiciens de Chicago reste incontournable dans cette réussite, la poigne de Solti, amateur de précision, l'est tout autant.

7 – Bydlo : Encore un passage très atypique : une marche crescendo et désespérée illustre un lourd chariot traîné par deux bœufs conduits par un paysan polonais. (Le peintre voyageait beaucoup). Moussorgski semble dresser un réquisitoire contre la misère des humbles. Une marche lourde obsédante confiée par Ravel aux instruments les plus graves. Oui, désespérée, car à l'évidence, le destin de l'homme est sans issue, celui d'un galérien de la terre.

10 - Samuel Goldenberg et Schmuyle : Un morceau insolite puisque Moussorgski s'inspire de deux portraits différents : le juif riche se chamaillant avec le juif pauvre. Le premier est dépeint par des traits en valeurs longues et prétentieuses, aux cordes graves, tandis que l'autre manifeste son courroux face à l'injustice sociale par un motif criard confié par Ravel à une trompette suraigüe. Un passage diabolique soi-dit en passant pour le trompettiste.

Catacombes
12 – 13 : Catacombae. Sepulcrum romanum & Cum mortuis in lingua mortua : Les deux tableaux font la paire par leur ambiance mortifère et lugubre : une visite dans les catacombes de Paris de  Hartmann avec Vassili Alexandrovitch Kenell, un ami architecte et un guide. Ciel que c'est lugubre revu par Ravel : des accords faustiens et flippants des trombones et du Tuba ff. Plus discrètement les bassons et les cors diffusent une lumière ténébreuse. La seconde partie sera plus méditative, un respect dû à ces lieux de repos éternel. La variété des climats et sujets abordés par le compositeur dans cette suite laisse sur le flanc.

14 - Baba Yagà : La maison sur des pattes de poule est celle d'une sorcière de conte pour enfants célèbre en Russie. Le mouvement prend quasiment la forme d'un scherzo. L'introduction et la conclusion montrent avec violence que l'endroit n'est pas fréquentable : choc de la grosse caisse, thème syncopé et barbare de l'orchestre. Dans la partie centrale, le tempo se ralentit pour conter de manière inquiétante les manipulations diaboliques de la sorcière dans ses marmites…

15 – La Grande porte de Kiev : Moussorgski s'inspire d'un plan destiné à la construction d'une grande porte d'entrée pour la ville de Kiev en Ukraine alors en cours de modernisation. Ce dessin permet à Moussorgski de terminer son ouvrage par un passage assez long, majestueux, mais de fait et à mon humble avis, relativement conventionnel par rapport à la diversité animée des épisodes picturaux précédents, même si parfois pathétique sur le fond. Ravel n'arrive pas complètement à gommer une certaine lourdeur. Un final triomphal en un mot. (Partition)
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Si l'interprétation de Georg Solti est excellente, on doit déplorer l'absence du disque au catalogue, pour le moment, hormis en occasion. Cela dit, les gravures ne manquent pas ! Une règle s'impose : les instrumentistes doivent être des virtuoses pour magnifier la splendeur des mélodies de Moussorgski et la science d'orchestrateur de Ravel. Quelques disques qui ont marqué la discographie :
En 1957, depuis 3 ans, la firme RCA et l'Orchestre symphonique de Chicago (déjà) sous la houlette de Fritz Reiner offrent les premiers joyaux de l'ère stéréophonique. Pour continuer de promouvoir le dispositif, rien de mieux que cette œuvre aux mille couleurs. Sous la baguette alerte, d'une précision et d'une exigence absolues, le patron hongrois obtient un miracle… Sans doute une référence pour la fin des temps (RCA – 6/6).
En général qui dit Svetlanov, dit furie et pathétisme russe. Ici le chef n'en fait pas trop et réussit l'un de ses meilleurs disques aux accents raffinés (CLASSICAL – 6/6) couplé à une très profonde interprétation des Chants et Danses de la mort.
Enfin, très bonne surprise venant de l'orchestre du Capitole de Toulouse dirigé par Tugan Sokhiev. Transparence et couleurs, aucun excès fanfaronnant. Une des meilleures réalisations récentes (Naïve – 6/6 - 2017). En complément, une 4ème symphonie de Tchaïkovski.

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2 commentaires:

  1. Que ce soit la version original au piano ou l'orchestration de Ravel, j'ai toujours aimé cette oeuvre que j'ai étudié en long en large et en travers par ma prof de musique en sixième. Et je la remercie maintenant pour tout les bien fait qu'elle ma apporter en m'ayant fait aimer le classique !

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  2. Je n'accroche pas sur l'orchestration de Ravel, dont je trouve beaucoup d'effets un peu "téléphonés". Par contre, une orchestration de cette œuvre par Chostakovich aurait été un très grand moment d'orchestre. Une des rencontres manquées de l'histoire de la Musique...

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