samedi 19 mai 2018

LISZT – Ce qu'on entend sur la montagne – Kurt MASUR – par Claude Toon



- Bizarre M'sieur Claude… Vous avez souvent des mots cruels à propos des poèmes symphoniques de Liszt : bourrin, braillard, concertos pour cymbales, etc. Et voici que…
- Doucement Sonia ! Liszt est l'inventeur du poème symphonique donc sur les 13 on trouve de tout. Certains sont en effet bien lourds, mais d'autres méritent le détour…
- Il est de qui le poème ? Ça évoque quoi ? Une ballade en montagne comme la symphonie alpestre de Richard Strauss ?
- Non, le poème de Victor Hugo est plus symbolique que descriptif : la grandeur des lieux, la présence divine sur les hauteurs, les thèmes classiques du romantisme…
- Il y a beaucoup d'enregistrements ? Surement avez-vous choisi une bonne version comme à vos habitudes…
- Non, la discographie n'est pas pléthorique. Seules les intégrales de Bernard Haitink et de Kurt Masur s'imposent. Le poème les Préludes fait les choux gras des compléments de disques. Je me suis toujours demandé pourquoi ? Une affaire de goût. Les cymbales me font mal au crâne.
- Vous voulez un doliprane, hihihi ?

Mais non Sonia, ce n'est pas un portrait de Napoléon ! Victor Hugo aussi a été jeune. En 1829, il a 27 ans et dans deux ans il va écrire le recueil poétique Feuilles d'automne d'où sera extrait Ce qu'on entend sur la Montagne. Enfin Sonia ! Hugo n'a pas toujours été le noble vieillard chenu et barbu immortalisé par Nadar, avec son look à la Moïse, photo archi connue de l'écrivain et poète immortel déjà en route pour le Panthéon…
- Je vous trouve bien lyrique M'sieur Claude…
- C'est ça Sonia, payez-vous ma tête !
Au cours du XIXème siècle, les compositeurs novateurs commencent à se sentir engoncés dans la forme symphonique héritée de l'époque classique et des premiers romantiques comme Beethoven ou Mendelssohn : quatre mouvements, le respect des formes sonates avec ses thèmes, ses développements, son scherzo imposé mais pas toujours indispensable, donc une architecture relativement académique malgré le génie mélodique imaginée par les plus grands.
1830, Berlioz écrit la symphonie Fantastique. Cinq mouvements et surtout un programme d'inspiration épique : celle d'un héros, l'autoportrait d'un poète en prise avec l'opium, les amours contrariés, les sabbats de sorcières. La musique pure s'éloigne et on peut souligner le lien entre la scène aux champs (3ème mouvement) et la scène au bord du ruisseau de la symphonie "Pastorale" de Beethoven. Les deux génies ont posé plus ou moins consciemment la première pierre de ce qui va devenir le poème symphonique sous la plume de Liszt.
1848 : Franz Liszt, prince européen du piano en concurrence avec Chopin, n'a pas l'intention d'écrire une symphonie classique. L'homme a montré ses préoccupations poétiques, philosophiques et mystiques dans ses œuvres pour piano, notamment les premiers recueils des Années de pèlerinage commencés en 1839 : œuvres descriptives, très influencées par la littérature et divers courants de pensée historique comme celui de Dante.
De 1848 à 1881, le compositeur va produire 13 poèmes symphoniques de durées et d'intérêts inégaux, la rançon de la recherche de toute forme nouvelle. La source d'inspiration est très variée : des poèmes, la mythologie, la vie, la mort, donc un point commun : un sujet littéraire ou un programme bien défini. Aucun des treize poèmes n'est à dédaigner. Comme Wagner, Liszt va épouser un style vigoureux, assez abrupt et souvent lourdement orchestré… Son premier essai sera Ce qu'on entend sur la Montagne inspiré par un poème de Victor Hugo. Il est trèèèès long. 30' c'est trop pour une œuvre orchestrale en un seul mouvement ne comportant guère que deux idées thématiques identifiables. Cela dit, c'est assez prenant et la composition prête moins à sourire que la bataille des huns, une musique digne d'un péplum des années 50, avec grand orgue et un climat martial de barbares en goguette. Une précision importante, chaque mélomane aura ses préférences dans ce corpus.
Kurt Masur, Anne-Sophie Mutter et Henri Dutilleux en 2002.
Création de sur un même accord.
Ces œuvres ne sont pas jouées souvent en concert, et c'est dommage car, malgré leurs points faibles, leur manque de légèreté, elles marquent un passage important vers la musique à venir. Smetana, Dvorak et bien d'autres produiront des œuvres populaires et attachantes comme Ma Patrie comportant la Moldau. Dès les années 1880, Richard Strauss avec ses immenses poèmes symphoniques, dont certains sont fractionnés en mouvements liés par des leitmotive, offrira des ouvrages beaucoup plus matures qui marqueront l'apogée du genre. (Cinq ont été commentés, perso, j'adore la plupart – Index.)
Et puis, dix ans après ses premiers essais, Franz Liszt nous offrira la Faust Symphonie, qui n'a de symphonie que le nom, un triptyque portraiturant Faust, Marguerite et Méphistophélès, et là, stop ! Chef d'œuvre. (Une chronique est en projet).
Une biographie concise de Franz Liszt est à lire dans l'article consacré à la Sonate en si mineur (Clic).
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Nous connaissons bien Kurt Masur dans le blog, le chef d'origine prussienne, qui a vécu en Allemagne de l'Est, héros de la chute du mur de Berlin et directeur de l'orchestre National de France au début du siècle. Il nous a quittés en 2015 et j'avais consacré un RIP à ce grand chef dont l'intégrale des poèmes symphoniques et des Dante et Faust Symphonies de Liszt est l'une de ses plus grandes réussites au disque, une référence pour ce répertoire. Il est ici à la tête de l'orchestre du Gewandhaus de Leipzig qu'il conduisit de 1970 à 1996 (26 ans !)
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L'Oisans, Charles Bertier (1860-1924)
"Ce siècle avait deux ans" : premier ver de l'un des 52 poèmes du recueil Feuilles d'automne écrit en 1831 par Victor Hugo. Mais si, ça vous parle, on a presque tous planché là-dessus (ou essayé). Ce qu'on entend sur la montagne est le 12ème poème. On trouve le texte assez facilement sur le net (Clic). À sa lecture, deux idées s'imposent : la description des manifestations de la nature dans les hauteurs (notamment en Bretagne !?), et un hymne assez appuyé au Créateur. D'ailleurs pour ceux comme moi qui ont passé le Bac il y a des lustres, Victor Hugo insiste bien aux vers 70-71 :
Qu'écoute l'Éternel durant l'éternité,
L'une disait : NATURE ! Et l'autre : HUMANITÉ !
Donc pour ceux qui choisissent l'inénarrable et abscons commentaire de texte composé, aucune excuse ! Ah, un autre ver qui a dû séduire l'ami Franz Liszt, le 56 : Cependant, à côté de l'auguste fanfare, Liszt, les fanfares, il en raffole, jusqu'aux acouphènes…
Blague potache à part, le poème symphonique assez développé, il faut bien le dire, s'étire sur une trentaine de minutes qui vont alterner des passages glorieux (j'ai fait attention de ne pas écrire "pompiers") et des passages plus méditatifs. Bien entendu, comme dans tous les ouvrages de ce type, l'adaptation par le compositeur est assez libre.
L'orchestration s'appuie sur un effectif similaire à celui de la 9ème symphonie de Beethoven mais avec une harpe en plus :
1 picolo, 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes + clarinette basse, 2 bassons, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones + tuba, tamtam, cymbales, grosse caisse, 1 harpe et les cordes.

En commentant ce poème symphonique, je cède à la tentation de faire coïncider les différentes parties de la composition avec des vers du texte d'Hugo. Une entreprise risquée et sujette à une très forte subjectivité. Mais cette règle liminaire étant établie, pourquoi pas ? Chacun pourra à l'écoute et à la lecture s'amuser au même jeu…

"Ce fut d'abord un bruit large, immense, confus / Plus vague que le vent dans les arbres touffus" : deux vers que j'associe facilement à l'introduction. Un roulement tenu et lointain de la grosse caisse pp. Aux cordes : un trémolo frémissant sur un motif répétitif de deux triples croches (ré-mi pour les violons) noté myterioso e tranquilo. En effet, nous traversons une atmosphère sombre, imaginons un ciel aux couleurs indéfinies, gris ou parcouru de nuages aux formes fantastiques. L'immensité est bien là emplie de sonorités inquiétantes. Quelques sauts d'intervalles de mesures en mesures simulent des bourrasques irrégulières… Les bois et les cors interviennent discrètement par deux fois puis chassent les cordes pour prendre la main et animer ce paysage que Liszt voit cyclopéen. [1:40] Un premier thème lyrique est énoncé par le hautbois puis repris par les deux types de clarinettes et les bassons. À noter que la harpe s'est invitée au dialogue et renvoie (peut-être) au ver : "Et pensif, j'écoutais ces harpes de l'éther". Ce début plutôt contemplatif évolue vers un récit musical plus épique, comme si le soleil venait illuminer vaillamment les roches et toute la perspective, y compris la mer au pied des sommets. Le rythme prend de l'ampleur, le discours s'accélère suivant le chant mélodieux des cordes…
[3:16] Ce qu'on entend sur la Montagne repose comme précisé plus haut sur la dualité entre une thématique élégiaque - nous venons d'écouter les prémisses - et une violence extatique ; et déjà nous y voilà. Par des traits sauvages aux cordes opposés à des brefs et rugueux chorales de cuivres jaillit la seconde partie. Nous voici dans l'univers fougueux et un tantinet fracassant que Liszt affectionne. [4:41] Nouvelle idée plus poétique en guise d'intermède égaillé par des facéties de bois et un motif interrogateur des cordes.
"Plein d'accords éclatants, de suaves murmures, / Doux comme un chant du soir, fort comme un choc d'armures". Victor Hugo cultive l'antinomie sémantique : éclatants vs murmures, doux vs choc d'armure. Liszt va faire de même. [5:25] Et c'est parti pour une marche en plein vent ponctuée des premiers coups de cymbales. [6:23] Quelques légers coups de tamtam nous entrainent vers l'écoute de ce "chant du soir" dans lequel domine la mélopée de la clarinette. [7:32] Liszt aime les contrastes et propose un duo violon solo-harpe très tendre, une simple prière reprise par des bois. [9:19] Retour du solo de violon, en un mot l'émergence d'un leitmotiv qui montre l'intérêt du compositeur pour ce principe expérimenté par Berlioz et qui sera exploité comme technique de base par Wagner (voir l'article consacré à TristanClic). Il en résulte une assez grande variété de motifs mélodiques au-delà de la simplicité apparente d'opposer les deux thématiques abruptes définies en début de paragraphe.
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[9:54] Soyons objectif, avec le retour d'un discours musical puissant mais bougrement récapitulatif, il est logique que l'on puisse trouver un caractère répétitif dans la succession des épisodes qui vont se succéder. L'orchestre déchaîné lance toutes ses forces à grands renforts d'arpèges de trombones, de traits incisifs de trompettes, de coups de grosse caisse… et d'incontournables fracas Dzim de Dzim cymbales Dzim [11:25]. Ce passage aurait dû, si je puis me permettre, être considérablement raccourci car il n'apporte rien de bien nouveau dans le développement de l'ouvrage. Il prend fin à [13:39] Quatre minutes qui décoiffent. Le joli dialogue des bois qui suit, en complicité avec de longues phrases des cordes, aurait pu apparaitre plus tôt ; enfin, je ne suis pas Liszt, une simple remarque. Le thème du violon solo est repris à la flûte. La partition est bien architecturée mais on note quand même un réel déficit d'imagination. Kurt Masur minimise ce léger défaut par une mise en place impeccable, une grande clarté, il corrige l'impression de longueur reprochée à l’œuvre. L'harmonie est bien présente, sonne clair, l'air circule entre les pupitres. La seconde moitié du poème va reprendre globalement et sans grande innovation les éléments musicaux déjà entendus. Un "résumé des épisodes précédents" qui fait écho aux deux derniers vers de Hugo "Mêle éternellement dans un fatal hymen / Le chant de la nature au cri du genre humain". La puissance tellurique [22:03] des ultimes épisodes met en exergue à mon sens la dimension mystique du poème. Faut-il monter si haut pour se confronter à la colère divine ? 😊 : "Comme l'archet d'airain sur la lyre de fer, /Grinçait ; et pleurs, et cris, l'injure, l'anathème, /…/ Et malédiction, et blasphème, et clameur".
[24:39] Retour du flot musical mystérieux avec de légères notes de timbales et un appel lointain du cor. La coda laisse un à un flûte, trompette, clarinette, violoncelles entonner un hymne secret qui permet à ce poème symphonique de s'achever par l'une des plus élégantes pages orchestrales de la plume de Liszt. De cristallins arpèges de harpe et de frémissants trémolos des cordes nous plongent dans le silence conclusif. Les douze poèmes symphoniques à venir devront beaucoup dans leur écriture à ce "prototype" du poème symphonique, un peu expansif mais néanmoins captivant. Les fans de Richard Strauss établiront un lien entre le beau solo de violon et son équivalent dans Une vie de Héros par exemple.   
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Kurt Masur offre sa rigueur habituelle (certains parleraient à tort de rigidité) au bénéfice d'une œuvre un peu touffue quand dirigée de manière moins experte. Il existe d'autres versions exotiques proposées par différents labels et que je ne connais pas, elles ne semblent pas s'être imposées. La vision de Bernard Haitink, aux tempi moins farouches est la seule à rivaliser avec celle de Masur. Elle date également des années 70' mais ne quitte jamais le catalogue (Decca - Phillips).
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2 commentaires:

  1. Tu parles de Berlioz et de la scène au champs dans la symphonie Fantastique, il a récidivé quelques années plus tard avec Harold en Italie et le troisième mouvement "Sérénade d'un montagnard des Abruzzes à sa maîtresse" et aussi dans "L'évocation à la nature" dans "La Damnation de Faust". Pour ce qui est de "Ce qu'on entend sur la montagne", je m'attendais à quelques chose de plus doux, plus romantique !! Bon ! Bien sur ce n'a rien à voir avec le tintamarre des "Préludes", la cavalcade de "Mazeppa" ou encore la noirceur de "Prométhée", je m'attendais plus à une chose comme le poème symphonique n°9 "Hungaria". Mais bon ! C'est du Liszt et on ne peut plus refaire le bonhomme, l'un n'empêchant pas l'autre, je ne connais pas tout ses poèmes symphoniques (hormis ceux qu j'ai citée) mais celui la entre dans mes critères de sélection ! J'aime bien !

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  2. Je rajouterais, que quelques fois, j'ai eu l'impression d'entendre l'ouverture du "Carnaval Romain" à certain moment ! Et puis l'image en clin d'oeil du "Génie des alpages" du regretté F'Murr est tout a fait à propos !

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