samedi 3 mars 2018

BRAHMS – Symphonie N°2 – Kurt SANDERLING (1971) - par Claude Toon



- Ah, 3ème chronique consacrée aux quatre symphonies de Brahms M'sieur Claude… Alors on fait le point : déjà la 1, la 4 et aujourd'hui la 2, manquera la 3ème
- Bien vu Miss Sonia, les symphonies de Brahms sont toutes passionnantes car des œuvres tardives. Brahms avait mûri vingt ans avant de débuter dans le genre.
- Oui vous nous en aviez parlé à propos de la 1ère dirigée par Abbado, un Brahms intimidé par le génie de celles de Beethoven. Kurt Sanderling me dit quelque chose…
- En effet, l'un de mes premier RIP. Le chef était décédé la veille de ses 99 ans en 2011. D'origine prussienne, cet artiste avait été un temps le Karajan de Berlin Est.
- M'sieur Pat m'a dit que ses disques sont excellents mais difficiles à dénicher…
- Pas faux, et pourtant ses enregistrements de Brahms, Mahler, Chostakovitch ou Sibelius ont été réédités largement par Berlin Classics il y a quelques années. Là c'est RCA…

Kurt Sanderling en fin de concert en 2002, à 90 ans !
Quel maestro de renom, ou moins médiatique, n'a pas souhaité enregistrer ce carré d'as symphonique du plus pur romantisme allemand ? La discographie des quatre symphonies de Brahms est tellement riche que nombre d'excellentes interprétations n'ont été disponibles qu'un temps. Il y a l'embarras du choix pour écrire des chroniques sur chacun de ces monuments, ou plutôt, faire un choix est embarrassant face à cette pléthore de gravures. D'autant que certains chefs ont confié aux disques plusieurs intégrales (quatre fois officiellement pour Karajan, sans compter des live). Je saute donc sur l'opportunité d'inviter Kurt Sanderling, grand brahmsien, qui enregistra deux fois l'intégrale, ici avec la Staastkapelle de Dresde au début des années 70 puis avec l'orchestre symphonique de Berlin qu'il dirigea de 1960 à 1977.
(Clic) En 2011, j'avais rédigé un RIP sur le chef prussien mort la veille de ses 99 ans et qui avait dirigé âgé de 90 ans et plus avant de raccrocher. Une longévité qui lui avait permis de traverser le XXème siècle musical et même de rencontrer Jean Sibelius né en 1864 ! Il offrira au disque les sept symphonies du compositeur finlandais en connaissance de cause. Prussien et juif, Kurt Sanderling dû fuir l'Allemagne nazie dès 1936 pour l'URSS, d'abord pour Moscou puis pour Leningrad où il sera l'assistant de l'autocratique mais génial Mravinsky de 1942 à 1960 ! Mravinsky, ami de Chostakovitch, dirigeait avec bonheur la musique classique et romantique de l'occident, de Beethoven à Strauss, en passant par Debussy et Bartók. Son compositeur de prédilection : Brahms et notamment la 2ème symphonie pour laquelle, à la fin de sa vie, il exigeait encore six répétitions, au grand dam des responsables financiers de la Philharmonie de Leningrad.
Kurt Sanderling héritera du maître russe l'intransigeance en termes de précision, de transparence, d'équilibre et de fidélité au texte ; mais en adoptant des tempos moins héroïques… Heu, un caractère plus souple ?
On va retrouver ce style de direction dans le disque de ce jour : un geste large et un lyrisme épanoui. Kurt Sanderling fut le chef principal de la Staastkapelle de Dresde entre 1964 et 1967, la ville se trouvait à l'époque en Allemagne de l'Est. RCA qui maîtrisait depuis une quinzaine d'années la "bonne" stéréo obtint de capter en RDA ces sessions qui à mon sens restent trop confidentielles au catalogue… N'anticipons pas ; saut dans le passé en 1877
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Brahms en 1875
En 1876, Brahms avait enfin sauté le pas après 20 ans d'hésitation et de travail en achevant sa 1ère symphonie et en confiant la création à Felix Otto Dessoff. Compositeur pourtant accompli, Brahms soucieux du travail bien fait, craignait d'être à cent lieues du génie de Beethoven dans le domaine ! L'histoire lui donna tort puisqu'à la première fut un tel succès que Hans von Bülow, comme pour le contredire parla de "la 10ème de Beethoven". Pour en savoir plus (Clic).
Galvanisé par ce succès, Brahms commence une nouvelle symphonie moins d'un an après pendant l'été 1877. Il séjourne alors dans les Alpes Autrichiennes, plus au calme qu'à Vienne. Et ce dépaysement va lui inspirer une partition moins olympienne que la 1ère symphonie et surtout plus bucolique, moins tragique mais pas moins romantique. Très en forme, il va travailler également sur son concerto pour violon, autre partition d'exception.
Brahms était-il farceur quand il confia à Clara Schumann que "la nouvelle symphonie sera si lugubre, que l'on devra l'écouter en portant un crêpe au bras." !? Oui, le ré majeur opposé au sombre UT mineur de la 1ère est déjà une réponse à la question.
L'affaire sera rondement menée puisque la création aura lieu le 30 décembre 1877 à Vienne par Hans Richter. C'est un triomphe, le final doit être donné en bis. Vrai timide, Brahms restera enfermé dans sa loge…
De forme classique, la symphonie comporte quatre mouvements. Son orchestration se distingue du modèle beethovénien uniquement au niveau des cors et de l'ajout d'un tuba :
2/2/2/2, 4 cors (2 en do, 2 en mi bémol ; ils ont un rôle soliste important), 2 trompettes, 3 trombones, tuba, timbales et cordes.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

1 - Allegro non troppo : Trois notes aux contrebasses et violoncelles colorent une douce aurore dans laquelle le premier thème est chanté par les deux cors en do. Ils sont rejoints de mesure en mesure par les bassons, puis remplacés dans l'énoncé de ce thème élégiaque par les clarinettes et les flûtes à l'unisson. La première symphonie se voulait épique, la seconde sera bucolique et picturale. Ces instruments se regroupent et développent avec élan ce chant poétique, cette méditation face aux sommets boisés. Violons et altos prolongent un temps (dolce) cette ambiance rêveuse. [1:25] L'exposé du second thème est confié aux altos et violoncelles, une mélodie à l'esprit épicurien.
XXXX
La richesse du contrepoint et des chassés croisés instrumentaux est stupéfiante. Brahms joue sur des tonalités féériques comme le fa dièse mineur vs majeur. Les phrases musicales sinueuses nous baladent de pupitre en pupitre. Brahms s'enthousiasme pour son travail, un plaisir qui rejaillit dans la complexité limpide (ce n'est pas antinomique) de sa composition. Sous l'apparente douceur du discours, des solos lyriques et héroïques s'imposent comme autant d'épisodes, de surprises, de contemplations lors d'une promenade champêtre ou forestière. La seconde partie du mouvement donne la part belle à quelques éclats de bravoures, mais sans jamais quitter un esprit de bonhomie. Ainsi à [6:03], une marche vigoureuse, staccato, dopée par les traits virils des cuivres soutenus par le tuba [6:51], alterne vigoureusement crescendos et decrescendos dans un style farouchement épique. Ce passage va marquer d'un ton altier la partie médiane de l'allegro. [10:04] Une rupture brutale d'ambiance avec les réminiscences assagies et secrètes de la thématique initiale. Procédé qui structure la forme sonate à laquelle Brahms reste attaché, mais sans les répétitions lassantes et académiques, rançon de la forme. [10:38] Le retour des motifs symbolisant les couleurs du levant vont nourrir très logiquement la fin de la symphonie, de manière plus lumineuse et sans hâte, jusqu'à une péroraison récapitulative conduisant à une pittoresque coda dansante et rythmée, un point d'orgue affirmé de l'harmonie et un ultime et facétieux pizzicato. Certains maestros font la reprise de l'introduction suggérée dans la partition, portant ainsi la durée du mouvement à 20 minutes. Ce n'est pas le cas ici. Deux mots sur cet interprétation de Kurt Sanderling : des tempi réguliers, un espace large sans pathos, un jeu équilibré des bois et des cuivres, aucun hédonisme… du grand art et une belle prise de son !
Nota : Brahms n'hésite pas à recourir à la "parodie" (réutilisation d'idées musicales reprises d'autres œuvres). Ainsi, à [2:30], la noble et placide mélodie aux cordes seules n'est autre qu'une adaptation de l'un de ses plus beaux lieder : Guten Abend, gut Nacht opus 49 N°4 de 1868, connu sous le titre La berceuse de Brahms. (Céline Dion l'a chantée.) La thématique s'insinue avec grâce dans l'atmosphère nocturne, bien étoilée, qui caractérise les intermèdes sereins de l'allegro. J'ai ajouté une vidéo de ce lieder chanté par Anne-Sofie von Otter

2 - Adagio non troppo : [16:23] Le soir, sur Radio Classique, Olivier Bellamy invite des personnalités de tout horizon. Il propose l'écoute des "petites madeleines" musicales (pas de Proust) : des petits ou grands morceaux qui ont frappé l'invité dès la première écoute et qui ont marqué sa vie. C'est mon cas pour cet adagio, dirigé par qui ? Walter ? Karajan ? Je ne sais plus et ça n'a aucune importance…
Le premier thème, aérien et enchanteur, est énoncé par les altos, violoncelles et contrebasses ff. D'autres instruments de l'harmonie soufflent un vent folâtre pour accompagner discrètement p et pp cette mélodie semblant inspirée par la vision des montagnes depuis un haut sommet. [16:57] Le long thème se transforme en douceur, tendrement : immensité, contemplation, rêverie… à chacun de traduire la volupté de ce chant qui se présente comme un hymne à la nature, mais manifeste aussi la jouissance profonde ressentie par Brahms en ce séjour estival. [18:02] Le phrasé sinueux aux cordes s'arrête et invite un cor à la fois si lointain et si proche à apporter un air pastoral. Cor qui prolonge son solo par un dialogue passionné avec les hautbois. Qui a dit que Brahms n'était pas un bon orchestrateur ?
L'adagio n'est qu'une longue variation à partir de ces motifs ondulant comme le flot d'un torrent. (Variation au sens développement et non solfégique, même si Brahms raffolait du principe.) Brahms manipule le temps par ces variations instrumentales sans cesse renouvelées à partir d'un leitmotiv digne d'un poème symphonique, mais caché dans une forme sonate (balèze le compositeur), mais aussi l'espace par le jeu des nuances et de la dynamique. Pour écrire un poncif : sublime de tendresse et de grandeur mêlées. [19:24] Seconde idée thématique notée istesso ma grazioso (même tempo, avec grâce) : un chant lumineux des bois soutenu par un léger pizzicato des violoncelles confirme l'inventivité sans borne du cantabile, créativité inouïe qui pourtant ne cède en rien à la robustesse de l'architecture de la forme sonate et à la cohésion du flot musical… [20:29] Des tensions pathétiques interviennent mais sans brusquerie ; interrogations spirituelles ou saute de vent ? Magie et mystère de l'inspiration et par ricochet de l'émotion chez l'auditeur. [21:34] À partir d'une reprise du motif originel, Brahms poursuit son aventure mélodique et retrouve son thème secondaire féérique [23:03]. [23:52] L'autre motif proposé en fin d'introduction, lors du solo de cor, resurgit pour développer un épisode que l'on trouvera dramatique ou simplement majestueux. Dernière récapitulation avant la coda.

3 - Allegretto grazioso (quasi andantino) : [26:05] Attaché au classicisme, Brahms obéissait de facto à la règle du scherzo, intermède avant le final. Mais à l'opposé du wagnérien Bruckner (qui fut son "ennemi" musical), il en limitait sa durée à quelques minutes pour éviter les redites qui sont souvent les points faibles des symphonies de son concurrent autrichien. Ma non troppo, quasi andantino, con spirito, Brahms insiste par ses précisions sur les indications de tempo sur son désir de retenue dans l'interprétation et sur l'absence de précipitation au bénéfice de la respiration et de la tranquillité.
Un scherzo banal dans sa forme tripartite mais dansant et vivace sur le fond. Au programme : danse villageoise, un bal guilleret aux hautbois, clarinettes et bassons sur fond d'arpèges en pizzicati des violoncelles. Doucement, la flûte et deux cors se joignent à ces réjouissances de kermesse. Dieu que c'est coloré. Ce joli thème pastoral est repris da capo. [27:13] Le trio assez élaboré et plus énergique (presto) renvoie par ses changements de rythmes aux danses hongroises dont Brahms était si friand et aussi aux danses slaves de son ami Dvořák. [29:35] Le scherzo se conclut par une reprise classique avec quelques embellissements et des accords de bois. Kurt Sanderling fait briller chaque pupitre, sans hâte, de manière élégante et festive…

4 - Allegro con spirito : [31:32] L'imagination fertile de Brahms ne faiblit pas dans le final. Si l'allegro et l'adagio disposaientt d'un matériau musical d'essence commune, le final se nourrit de contrastes saisissants.
Les 23 premières mesures font virevolter les cordes pour prolonger l'atmosphère dansante du Scherzo. Un premier thème tempétueux et victorieux éclate f dans l'orchestre à l'unisson et nous entraîne dans un ballet endiablé, scandé par des cordes staccato et des phrases enjouées des clarinettes reprises par l'harmonie. [33:06] Un second thème apparaît plus lascif et langoureux mais non moins idyllique. Quand je parlais de contrastes… Brahms conjugue bonhomie et virulence. Le final semble vouloir se construire sur l'opposition farouche de ces deux thèmes. Mais, une fois plus, Brahms s'amuse à varier les règles du développement par des changements incessants de tempos et donc d'émotion. Les motifs mélodiques sont si riches et originaux que le compositeur peut tout se permettre pour pétrir la pâte sonore avec un éclectisme sans limite, [34:44] et [35:24] ou [35:55] par exemples. Ce final, loin des figures imposées parfois mornes (Schubert ?) est une œuvre dans l'œuvre par sa fantaisie diabolique. La forme sonate impose certes des reprises mais avec une infinie folie orchestrale. La coda vertigineuse et paroxystique permet aux quatre cors et trombones de lancer un ultime appel dans un orchestre gagné par la frénésie… (Partition)
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

- Bigre, il n'a pas l'air aimable, le maestro Mravinsky sur la première jaquette M'sieur Claude… Hi Hi, Dracula avec une baguette !
Sonia ironise mais il faut bien dire que la photo du maestro russe reflète à merveille le caractère ombrageux du gaillard, autoritaire au point que même les sbires de Staline étaient interdits de séjour dans la salle de la Philharmonie de Leningrad en dehors des concerts. Pas touche non plus à ses musiciens qui pourtant n'en menaient pas large, arrivant aux répétitions une demi-heure avant, la peur au ventre, craignant de faire une fausse note 😊. Mravinsky comme Celibidache abhorrait les enregistrements, surtout en studio. DOREMI a compilé quatre live radiodiffusés et captés lors de tournées, dans la grande salle du Singverein de Vienne, salle que le chef soviétique aimait car l'architecture et l'acoustique sont très semblables à celle de la salle de Leningrad (Saint-Pétersbourg). Les ingénieurs du son du label ont remasterisé avec brio quatre concerts datant de 1949, la 1ère symphonie, à 1978 pour justement la 2ème symphonie. En 38 minutes, le chef synthétise toutes les subtilités de la partition, la poésie, les ruisseaux et les flammes. On s'interroge encore sur cette capacité pour un esprit a priori aussi sévère à obtenir de ses troupes une telle finesse sans aucune mièvrerie. Et si Yevgeny avait appris à cacher son cœur face à un régime monstrueux qu'il supporta pendant cinquante ans et peut-être même honnissait ? Question posée dans un documentaire sur Arte. (DOREMI – 6/6 – son d'un autre âge. Prix pour amateurs inconditionnels.)
Difficile de parler de la discographie des symphonies de Brahms sans faire référence aux nombreuses intégrales de Karajan. Perso, j'ai un faible pour la 2ème gravée à Berlin dans les années 60 ; une approche dramatique sans doute, mais un son moins épais qu'aux époques suivantes (trop de micros, un flou sonore soyeux mais trop germanique à mon goût). (DG - 5/6)
Pour terminer ce mini survol, un disque récent : celui de Mariss Jansons avec l'Orchestre de la radiodiffusion Bavaroise. Assistant de Mravinsky et de Karajan, successeur de Sanderling,  Jansons a bien appris : clarté du propos, fidélité de la lettre, émotion romantique, tempi qui ne s'enlisent jamais. (BR – 6/6 - Prise de son magnifique).
Et bien entendu, les chefs déjà cités dans les deux autres articles, de Giulini (avec la Philharmonie de Vienne, sans doute un 6+) à Abbado, d'autres à mentionner ou à rééditer : Maazel, Haitink, Jochum, Szell, etc. ne peuvent jamais décevoir. Le choix est immense…

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire