- Deuxième semaine de
musique russe du XXème siècle M'sieur Claude… Après l'insolite Schnittcke,
retour à Prokofiev et l'une de ses symphonies…
- Oui Sonia nous avons
déjà parlé des 5ème et 7ème symphonies. La 6ème
est à la fois ambitieuse, moderniste et tragique, écrite en 1945 après la fin
d'une guerre insensée…
- Oui je vois… Sans doute
un lien idéologique avec la 5ème, à la manière des symphonies "Leningrad"
et "Stalingrad" de Chostakovitch. Je dis des bêtises ?
- Pas du tout mon petit,
très bien vu même ! J'adore travailler avec vous…
- Heu, qui est ce chef
Walter Weller ?
- Un violoniste et chef
d'orchestre autrichien disparu en 2015. Un talent immense mais une discographie
assez sélective dont des intégrales Prokofiev et Rachmaninov. Cette symphonie
est très difficile à interpréter de par son écriture complexe et sa redoutable ambigüité
émotionnelle. Là elle trouve un maître…
Prokofiev en 1948 (Ses œuvres sont frappées d'interdiction pour 2 ans) |
En
ce mois de janvier, Prokofiev désire (se doit)
de célébrer la victoire inéluctable. L'idée d'écrire une 6ème symphonie
se fait jour. Après le concert, Prokofiev
fait une chute qui provoque des lésions cérébrales. Les séquelles le priveront en
partie de sa mobilité jusqu'à la fin de sa vie, le 5 mars 1953, une heure avant la mort de Staline…
La
composition va durer deux ans dans le domaine de Ivanovo, une grande ferme en
pierre près de Moscou qui accueille à l'époque les compositeurs. La première
est donnée le 11 octobre 1947 par
l'orchestre philharmonique de Leningrad
dirigé par Evgeny Mravinsky. La critique est
plutôt clémente pour cette œuvre âpre dont l'écriture renoue avec un modernisme
que Prokofiev n'avait plus osé utiliser depuis
sa 2ème
symphonie composée en 1925
en France, aux grandes heures avant-gardistes de Montparnasse. Avril 1948, la chasse aux sorcières
orchestrée par Staline et Jdanov commence. Chostakovitch,
Khatchatourian, Prokofiev
et d'autres moins célèbres sont convaincus de pervertir les attentes du peuple
en termes de mélodies faciles. Amère, Prokofiev
doit se plier à l'autocritique. Il n'entendra plus jamais son chef-d'œuvre sans
doute le plus abouti du genre. Il faudra attendre 1958 pour que l'interdit soit levé !
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Walter Weller (1939-2015) |
Il
va garder son poste de premier violon pendant 11 ans, période pendant laquelle
il étudie la direction avec Karl Böhm
qui dirige souvent la célèbre phalange et Horst Stein,
premier chef un temps de l'Opéra de Vienne.
Il complète cet enseignement avec d'autres "géants" comme Josef Krips ou George
Szell… Il dirige pour la première fois les
deux orchestres viennois en 1968.
Sa
carrière sera internationale et il exercera ses talents à la tête d'orchestres
du Royaume-Uni de 1977 à 2007, le Philharmonique
de Londres notamment.
La
probité caractérisait le style incisif et passionné du maestro. La discographie
n'est pas aussi vaste que celle d'un Karajan
mais reste incontournable. Un coffret de 8 CD existe réunissant des gravures du
quatuor Weller. Enfin, deux intégrales sont
considérées comme "de référence", les symphonies
de Prokofiev dont nous écoutons la 6ème
ce jour et celles de Rachmaninov.
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Comme
toutes les symphonies de cette époque, l'orchestration est puissante et colorée
:
2
flûtes, 1 piccolo, 2 hautbois, 1 cor anglais, 1 petite clarinette, 2
clarinettes, 1 clarinette basse, 2 bassons et contrebasson, 4 cors, 2
trompettes, 3 trombones, tuba, timbales, triangle, grosse caisse, caisse
claire, cymbales, castagnettes, wood-block, tam-tam, harpe, célesta, piano et
cordes. (Source : Partition-Clic)
La
symphonie ne comprend que trois mouvements mais d'une durée d'environ 15 minutes
chacun.
"La ronde" dans les ruines de Stalingrad |
1 – Allegro moderato : L'introduction
bombe le torse : des accords virils et syncopés des trompettes puis des
trombones, les seconds soutenus par des pizzicati des contrebasses. Expression
de la force patriotique qui conduit à la victoire ou marche ubuesque de tyrans
qui s'affrontent par massacres interposés ? Quelques mesures en totale
opposition avec le fluide énoncé du premier thème de la 5ème
symphonie. On reprochera le manque de mélodies à Prokofiev. C'est pour le moins étrange à
l'écoute du premier groupe thématique très mélodique justement. Violons et altos
abordent une mélopée triste d'où émerge au cor anglais et au basson un premier
thème qui servira de leitmotiv à l'allegro [0:35], un climat funèbre étant
assuré par un trombone et le tuba. Bois et cuivres interviennent par petites
touches comme un appel lointain des âmes mortes. Le travail d'orchestration est
élaboré, on entendra même des glissandi encore peu en vigueur à l'époque et
quelques notes de harpes. [0:53] Les hautbois apportent une seconde idée proche
de la première et ainsi un temps de médiation et de réflexion. Réflexion de Prokofiev sur le champ de ruines que les
combats ont disséminés sut la terre russe comme l'illustre cette célèbre photo
prise à Stalingrad. Les développements sont riches, aucun instrument ne semble
oublié pour illustrer de manière concertante, de pupitre en pupitr,e la nostalgie qui tourmente
l'esprit du compositeur. Les solos instrumentaux sont nombreux. [3:56] Après un
thrène aux cordes frissonnantes, un troisième thème douloureux est chanté par
deux hautbois. Prokofiev va jouer sur l'ambigüité
de ces trois thèmes d'essence commune par leur volonté de recueillement.
[5:50]
Au-delà des larmes, il y a la rage. De l'orchestre jaillit un cri ; le premier
dans ce qui semblait n'être qu'une déploration précédant un hymne à la victoire
qui, on le suppose, va se faire attendre. [7:48] Départ d'une marche mécanique
et funeste entonnée par le cor anglais, le basson et le tuba et martelée par le piano en notes piquées et la
grosse caisse plus discrète. [9:24] Seul le chant du hautbois arrive à se frayer un
passage dans cette procession dramatique. [9:36] Survient enfin une péroraison rythmée
au son du tambourin qui pourrait prétendre au titre de chant de victoire. Prokofiev retrouve son style farouche, un
discours fracassé, une sauvagerie martelée par le wood-block. Une furie
rugissante et pathétique gagne l'orchestre dans un climax apocalyptique jusqu'à la survenue d'une plainte
pathétique des cuivres, notamment celle des cors [12:05]. Rien de surprenant que cette barbarie instrumentale
ait heurté les oreilles attardées et académiques des censeurs. [12:35] L'allegro va
poursuivre plus sereinement, mais toujours sans une once de gaité, une
paraphrase sur les éléments thématiques initiaux. Un hymne ? Une lamentation ?
Pour moi, plutôt une secrète symbiose des deux en forme de requiem sans
spiritualité. Prokofiev avouait que la
victoire était bien réelle mais souffrait en pensant aux camarades (au sens
noble du terme) qui avaient payé le prix fort dans cette folie guerrière et
aussi dans la répression stalinienne ; difficile dans une musique de dissocier
les deux. Walter Weller offre avec le
symphonique de Londres une interprétation dynamique, empreinte des tensions
pathétiques qui portent cet allegro mortifère.
"Notre drapeau est le drapeau de la victoire !" |
2 - Largo : [16:46] "Plus tranquille
et chantant" expliquait Prokofiev
à propos de ce largo. Utile précision car on en doute de prime abord, assailli
par la noirceur des premières mesures, le roulement de timbales, les notes
graves aux trombones et tuba, les gémissements des bois dans l'aigu. Un trait
d'union inattendu avec le climat anxiogène de l'allegro. Lentement, très
lentement, une mélodie apaisée va s'imposer pour tenter d'effacer les sombres
pensées. L'une de ses longues phrases aux cordes typiques de la musique russe.
Le compositeur croit à la victoire dans ce te deum certes, mais des notes
dissonantes, principalement aux trompettes,
se font entendre, telles des ombres au tableau idyllique souhaité par
les autorités. Cette introduction du largo à l'orchestration granitique
n'exprime ni joie ni louange, un immense soupir de soulagement de voir
l'hécatombe terminée, peut-être… [20:41] Une nouvelle thématique va enfin
éclairer le paysage des steppes et forêts. Dans chant des cordes, des
interventions des bois expriment la "tranquillité" mais aussi une
immense lassitude. [22:36] Un développement bien rythmé intervient, aux accents
conquérants, martelé par les percussions.
[25:12]
Prokofiev revient à un discours plus
apaisé, mais peut-on vraiment parler de chant de réjouissance à l'écoute des frissonnements
de cordes [26:38], des plaintes des hautbois. Des petits duos harpe et
piano, puis harpe et célesta percent enfin la nuée pour ensoleiller le paysage. [27:05] Ces petits
motifs semblant surgir d'un piano ou d'un xylophone pour gamin vont accompagner
le largo jusqu'à sa conclusion. Le chant et la tranquillité apparaissent enfin.
Il règne une ambiance féerique renvoyant à la symphonie précédente. La
musique trouve un élan festif avec les bruissements de cymbales, un esprit de
danse villageoise. [31:13] Rêve ou réalité ? On se posera la question avec le
retour des thèmes sombres initiaux, la rigueur de construction ne justifiant
pas tout… Les dernières notes confirment néanmoins le sentiment de soulagement
de la paix retrouvée…
3 – Vivace : Prokofiev s'amuse. Une musique vif-argent
et guillerette s'affirme dès les première mesures du final. Le tuba joue les trouble-fêtes
de manière malicieuse. La clarinette si à l'honneur dans la 5ème
symphonie mène la danse. Cela dit, comme chez Chostakovitch,
quelle limite doit-on tracer entre un climat jouissif et cocardier et une musique
de cirque sarcastique, faussement joyeuse pour masquer la critique ouverte d'un
régime qui, aux horreurs de la guerre, va substituer celles des procès en tout
genre pour asseoir son pouvoir absolu. Éternelle question.
Le
compositeur recourt à une forme sonate a priori classique avec nombre d'entorses aux
règles d'écriture. Prokofiev peut-il ou veut-il
terminer sa partition dans un style débonnaire et euphorique ? À entendre par-ci
par-là des notes graves des percussions et des cuivres, lourdes de sous-entendus
on en doute… [42:31] Une surprenante complainte au hautbois soutenue par des pizzicati
nous ramène à la réalité. Un violon puis la flûte, seuls dans l'immensité de
l'orchestre assagi, reprennent ce chant d'oiseau triste. [43:50] Les trilles inquiètes
des violons introduisent la coda dans laquelle ressurgissent les thèmes
terrifiants et saccadés qui caractérisent l'esprit notoirement pessimiste de cette symphonie géniale qui préfigure les audaces musicales de l’après-guerre.
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Les
gravures du corpus symphoniques de Prokofiev
sont nombreuses même si les trois dernières et la charmante première
symphonie dite "classique" sont les plus passionnantes.
La qualité de la prise de son est essentielle à une écoute exhaustive d'une
telle œuvre à l'orchestration luxuriante. Certes des enregistrements de chefs russes historiques
comme Mravinsky ou Rozhdestvensky existent et marquent
l'histoire de la discographie, mais le son acide et précaire Melodya me les font déconseiller
pour une découverte. Une exception et de taille, un enregistrement capté à Prague en 1967 dans de bonnes conditions
acoustiques par une Philharmonie de Leningrad
incandescente. Evgeny Mravinsky
n'interprète pas, non il distille chaque note, chaque trait, chaque innovation
de cette partition moderniste dont il fut le créateur. Les tempos sont diaboliquement
vifs. La sécheresse de la texture sonore rend encore plus tragique et cynique le
phrasé (Ah ces timbales vindicatives, les dialogues acérés des bois…). LA
version en album isolé (Praha – 6+/6).
Un utilisateur YouTube a cru bon de créer une vidéo. Je l'ajoute à celle
commentée. Culte !
Le
chef d'origine autrichienne mais naturalisé américain en 1942 Erich Leinsdorf a confié une
anthologie d'œuvres symphoniques de Prokofiev
(Symphonies 2,
3, 5, 6, et les concertos entre autres) dans les
années 60 avec le symphonique de Boston qu'il dirigeait
alors. Une direction nerveuse, au cordeau, bénéficiant justement d'une prise de
son analytique. 6 CD à prix plus que modique mais sans livret (RCA – 5/6)
La
palme de la clarté et de la prise de son aérée revient à Seiji
Ozawa toujours très à l'aise avec les effectifs imposants. Les
couleurs de la Philharmonie de Berlin en 1992 sont magnifiques, la direction se
veut subtile sans excès combatifs. Poignant (DG - 6/6).
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