samedi 27 janvier 2018

Alfred SCHNITTKE : Concerto Grosso n° 1 (1977) – G. KREMER & H. SCHIFF – par Claude Toon



- Eh, oh, M'sieur Claude… Quelle idée d'écouter plusieurs CD en même temps : du baroque, du Mozart, du Boulez, du machin… Vous cherchez quoi au juste ?
- Mais enfin Sonia, ce n'est qu'un seul disque, un concerto grosso du compositeur Alfred Schnittke, un hommage farfelu à tous les styles et époques musicales…
- Hum, c'est qui ce Schnittke ? Encore un de vos compositeurs inconnus que vous aimez nous faire découvrir…
- Un compositeur russe moderniste du siècle dernier qui en a bavé des ronds de chapeau pour s'imposer, une vie assez tragique d'ailleurs, mais une œuvre très originale.
- Admettons, mais est-il beaucoup écouté ce musicien ? Il y a beaucoup de disques qui lui sont consacrés ?
- Pas en France, bien entendu, hélaaas ! Mais oui, c'est une pointure presque comparable à Chostakovitch dans d'autres contrées. Bon je vous raconte tout cela…

Alfred Schnittke (1934-1998)
Je m'attendais à ce que Sonia me fasse la remarque suivante "Si ce concerto grosso exploite pêle-mêle tous les styles musicaux, cela doit pouvoir permette à un néophyte de découvrir l'histoire de la musique classique très rapidement". Ma réponse serait "Surtout pas !". Ce divertissement (pas toujours) exige une familiarité certaine avec les œuvres de styles très divers. Ma chère Maggy a été désarçonnée par un flot sonore entendu comme a priori totalement décousu. Alfred Schnittke était un chercheur, comme Varèse, ou d'une certaine manière Beethoven, Bartók ou encore Debussy et Stravinsky. Pour mieux comprendre la nature de son travail, il faut découvrir son parcours tout aussi sinueux que son style personnel.
Schnittke est né en 1934 dans la région de la Volga. Le bébé voit le jour à l'époque où Staline et ses sbires vont jeter une chape de plomb et de terreur sur tout le peuple russe, y compris les artistes et les intellectuels. J'ai souvent parlé de cette période maudite dans plusieurs articles consacrés à Chostakovitch, notamment à propos de ses 4ème symphonie (cachée sous le boisseau pendant deux décennies) et 5ème symphonie. La famille du garçon étant d'origine juive lettone, on y parle allemand et russe. Pendant les années de guerre, l'enfant va voir les convois de déportés partir pour la Sibérie, pour des raisons obscures à ses yeux. Il va en rester profondément meurtri.
Ce n'est qu'en 1946, après la capitulation, que la famille part pour Vienne et que le jeune Alfred va commencer son éducation musicale. Il est fort surpris par cet univers musical très riche qui contraste avec les œuvres souvent "officielles et patriotiques" qui ont baigné sa découverte de la musique en Union Soviétique. Son premier instrument est un accordéon et il prendra quelques cours de piano. Il n'écoute rien et commence à faire des recherches sur l'harmonie des accords en martyrisant le pauvre piano jusqu'à son propre épuisement. Sa voie est tracée, il sera compositeur. Comme Schnittke est d'une nature mystique, il va considérer ce choix comme une mission. Il a 14 ans ; drôle de petit bonhomme.
En 1948, départ pour Moscou où il intègre le conservatoire et travaille la composition, le contrepoint et l'instrumentation. Pendant ses études, Staline crève, Khrouchtchev lui succède et lâche un peu la bride aux créateurs, mais pas trop (faut pas déconner), et c'est ainsi qu'en 1961, pour son diplôme, Schnittke présente Nagasaki Oratorio qui, jugé trop moderniste, sera joué en l'absence de public… Ce qui n'empêchera pas les autorités d'exploiter l'ouvrage à des fins de propagande anti-américaine !

Gidon Kremer
Pendant la guerre froide, Schnittke va rapidement abandonner un poste d'enseignant pour se consacrer essentiellement à la composition et à la recherche d'un langage nouveau chez cet admirateur de Mozart, Schubert et Mahler. Homme passionné et indépendant il s'adapte mal au dictat de l'Union des compositeurs soviétiques. Il n'obtiendra jamais en cette période un visa pour l'Ouest. On le sature de commandes de musique de film pour limiter son temps de composition avant-gardiste. Sa 1ère symphonie se voit refuser une création à Moscou. Guennadi Rojdestvenski (du même âge que Schnittke) organise une première à Gorki (en province en un mot). Dans un train bondé qui part de Moscou pour cet évènement, on trouve tout ce que la Russie compte de musiciens assoiffés de liberté et de renouveau, Mstsislav Rostropovitch entre autres. Schnittke utilise dans sa symphonie un thème du 1er concerto pour violoncelle de Chostakovitch. L'Ouest le découvre grâce à des partitions qui s'échappent via des microfilms…
Petit à petit, pour paraphraser Rostropovitch, la censure se fait moins pesante dans un pays dirigé par des vieillards séniles ou poivrots (parfois les deux) à savoir Brejnev, Andropov et Tchernenko, tous les trois englués dans la guerre en Afghanistan, la stagnation économique et la corruption. Les temps changent et Schnittke connaît un début de reconnaissance tant en URSS que dans le monde d'où lui parviennent des commandes. C'est des années 1976-77 que date le Concerto Grosso N°1. Il en écrira 6. Le dernier composé en 1993 était le complément du disque chroniqué il y a quelques semaines à propos du concerto pour violon de Philip Glass avec déjà Gidon Kremer en soliste. Je rappelle que c'est l'illustre orchestre philharmonique de Vienne qui était dirigé par l'illustre Christoph von Dohnanyi pour ce CD. (Deux illustres valent mieux qu'un.)
Les années post-Perestroïka, et la liberté créatrice retrouvée, seront la période la plus féconde pour Schnittke dans tous les genres. La technique du compositeur repose sur le polystylisme. Attention pas le plagiat ou le néoclassicisme ou néo-je-ne-sais-quoi… Non Schnittke s'inspire des formes de diverses époques, du baroque au monde contemporain, mais dans une écriture nouvelle faisant appel au résultat de ses recherches sur les timbres. Ce principe n'appartient qu'à lui. Une école à lui seul, de la même manière que le minimaliste appartient à un groupe restreint : Glass, Reich, Adams, etc.
Des années de souffrances débutent en 1985 par une série d'AVC à répétition. Il sera déclaré mort à plusieurs reprises mais survira à des comas de plusieurs mois jusqu'en 1998 où l'ultime accident cérébral l'emporte à 63 ans à Hambourg où il s'est établi en 1990. Les derniers temps il compose de son unique main gauche. Quasiment ignoré dans l'hexagone, Schnittke a répondu à des commandes des plus grands comme Kurt Masur ou le Concertgebouw d'Amsterdam. Pierre Boulez qui a régné sans partage sur la musique moderne pendant cinquante ans n'a jamais joué une seule de ces œuvres avec le Domaine Musical. Impardonnable ! La discographie est immense, couvre tout son catalogue, et cela à l'initiative d'artistes de grands talents hors de nos frontières.
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Pour ceux qui doutent que Schnittke soit un compositeur important et bien présent au disque, un site web mentionne une sélection de 11 gravures, pas moins, de ce concerto grosso n°1, dont 3 avec son dédicataire Gidon Kremer comme violon solo. Pour tout savoir sur ce violoniste très impliqué en musique contemporaine, rendez-vous avec le concerto de Glass (Clic). La première fut donnée avec Guennadi Rojdestvenski, l'ami de Schnittke en 1982 ; nous écoutons aujourd'hui la 3ème de 1991 pour DG avec Heinrich Schiff à la direction. Heinrich Schiff nous avait rendu visite lors de la chronique consacrée au quintette avec deux violoncelles de Schubert publiée en 2014. Le violoncelliste et chef nous a hélas quittés depuis, en 2016, à l'âge de 65 ans. (Clic)
L'effectif comprend, outre deux violons solistes, un clavecin, un piano préparé et 21 instruments à cordes qui peuvent jouer de manière individuelle, ce qui fait que la partition oscille entre 3 et 30 portées suivant la nature de l'écriture !
- Dites M'sieur Claude, un piano préparé c'est quoi ? Un truc de chez le traiteur ? hi hi hi…
- Ne ricanez pas stupidement Sonia. Tss Tss !
Le piano préparé est une idée du compositeur, poète et touche à tout John Cage qui date des années 30… L'idée est de placer des objets : brides, vis voire des balles de tennis, etc, sur les cordes du piano pour altérer les timbres et obtenir des sonorités bizarres et mystérieuses. On ne fait pas n'importe quoi, la partition mentionne les modifications à apporter de manière très précise.
Ci-contre une photo qui donne un aperçu du dispositif pour une sonate de Cage.
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Heinrich Schiff
Le concerto grosso porte bien son nom emprunté à Haendel, Geminiani et aussi à des concertos qui ne portent pas le suffixe grosso mais en épouse la forme comme le 1er concerto Brandebourgeois ou les suites de Bach. L'œuvre qui s'exécute en une demi-heure comporte six mouvements dont les indications métronomiques et formelles sont héritées des termes employés en musique classique depuis des lustres.

1 – Preludio (Andante) : Le piano préparé, sous les doigts de Yuri Smirnov, introduit l'œuvre à la manière d'un carillon. La main droite enchaîne des accords aigrelets et la main gauche des notes graves aux timbres naturels pour un piano. L'opposition entre ces deux types de sonorités donne le ton de l'œuvre. [1:06] Surgissant du silence, les deux violons entonnent une complainte quasi funèbre rapidement rejoints par le clavecin. Ce dernier fait fonction de continuo baroque. À l'opposé, les thrènes des violons puis des autres cordes abordent une mélodie grinçante de dissonances que l'on pourrait entendre chez un Ligeti ou un Penderecki à cette époque. Quand je parlais de polystilisme, nous y sommes. Le climat n'a rien de divertissant et nous rappelle que l'une des premières œuvres de Schnittke évoquait le martyr de la ville Hiroshima et de sa population. L'orchestre à cordes intervient de diverses manières par groupes (altos et contrebasse par exemple), des interventions plutôt angoissées. Le discours me fait songer au célèbre tableau Le cri de Munch. On pourra trouver cette musique étrange et dissonante parfaitement flippante. Schnittke n'était-il pas un humaniste tourmenté ? Il nous le fait savoir dans ce magnifique prélude. On pourra retrouver cette gravité en moins appuyée dans les premières mesures du 7ème concerto grosso opus 6 de Haendel.
2 – Toccata (Allegro) : [4:59] La toccata est une forme libre, à la limite de l'improvisation très prisée pendant la Renaissance et le baroque primitif (XVIIème). À la noirceur du prélude, la toccata respire en introduction la fantaisie et l'esprit dansant de l'époque baroque, mais tout en conservant les sonorités acerbes chères au compositeur. Dans une première partie, on peut s'imaginer retourner dans un songe aux espaces distordus d'une Venise du temps de Vivaldi. La musique évolue vers une suite de variations aux rythmes violents qui, elles, me rappellent les aventures harmoniques et scandées d'un Bartók [5:50]. Le tout mêlant un esprit festif de danses orientalisantes [6:45].

Naissance de Vénus de Boticelli modernisé pour une pub.
Une allégorie très personnelle du polystylisme
3 – Recitativo (Lento) : [9:36] les mélomanes qui ont côtoyé Chostakovitch, surtout ses œuvres d'une grande noirceur, retrouveront les accents désespérées du 8ème quatuor chroniqué dans ces pages. N'oublions pas le goût prononcé de Schnittke pour les citations en hommage à ses pairs. De longues phrases sombres soutiennent un chassé-croisé frappé de désarticulation des deux violons solistes (Tatiana Grindenko au second violon) [12:21]. Aucune fantaisie dans cette obscurité désincarnée et dissonante. [13:45] Le mouvement évolue vers un déchaînement de violence, un entrelacs de glissandi mortifères. On pourra presque ressentir un léger malaise à l'écoute de cette complainte. L'écriture impose aux cordes la succession de motifs similaires mais avec un décalage égal à un temps entre chaque pupitre (pour faire simple). Une forme proche d'un canon qui suggère une reptation douloureuse.  
4 – Cadenza (tempo libre) [16:19] Cette étrange cadence oppose les deux violons solos seuls. Un combat sans merci qui rappelle le principe des motifs sautant d'une portée à une autre dans le recitativo. Gidon Kremer et Tatiana Grindenko soumettent à dur épreuve leurs instruments à travers des ruptures dynamiques de type ff<ffff !!! Diablement virtuose…
5 - Rondo (Agitato) [18:50] Après deux mouvements assez sombres, Schnittke nous plonge dans un climat onirique ayant pour décor le baroque italien : le clavecin et le violon se pourchasse avec alacrité. Guilleret et ensoleillé comme chez Vivaldi ? Possible… Dans ce rondo pour le moins pittoresque, la vivacité vénitienne laisse la place à une danse aux accents slaves de restaurant servant caviar-vodka [21:23] avant de réexposer la thématique initiale avec sauvagerie dans une instrumentation de notre temps [22:58]. Impossible de ne pas penser dans ces variations farfelues et dionysiaques au principe de collage et de superposition de genres d'un Charles Ives. La fin du morceau qui sollicitait déjà grandement le clavecin invite le piano préparé à une bien curieuse coda : [25:02] des notes graves du piano naturel dialoguant avec une gamelle (désolé je ne trouve pas vraiment un autre mot) 😀. Tout aussi trivial : une musique totalement barrée ou déjantée…
6 - Postludio (Andante – Allegro - Andante) [25:59] Les mêmes sonorités au piano préparé scandent une conclusion diaphane rejoignant le silence dans une atmosphère de petite brise glacée aux cordes dans l'extrême aigu. (Partition et écoute de cette interprétation.)
On pourra détester, être intrigué ou amusé voire angoissé par cette œuvre caractéristique du polystylisme de ce compositeur. Indifférent ? Je ne pense pas, toutes les réactions sont pertinentes. Plusieurs écoutes dans de bonnes conditions sont nécessaires pour en savourer sa diversité échevelée ou méditative.
Cette gravure est excellente, comme toutes celles réalisées avec Gidon Kremer.
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