lundi 27 novembre 2017

À MÊME LA PEAU de Lisa Gardner (2017) – par Claude Toon





Lisa Gardner



On pourrait croire que tous les polars mettant en scène des serial-killers se suivent et se ressemblent : un taré (un grave), des adolescentes découpées façon puzzle, un vieux flic usé par l'alcool et les planques mais qui a des talents de profileur, une fin plus ou moins heureuse quand l'ultime victime est sauvée par le capitaine Zorro…
Et bien bonne surprise de la part de cette auteure américaine que j'ai découverte : du nouveau dans une intrigue noire foncée et surtout des personnages d'une complexité psychologique inattendue. Et j'ajouterai qu'il s'agit d'un roman de femmes puisque les trois protagonistes principaux de ce drame sont du beau sexe. Même des seconds rôles seront des femmes, ainsi la directrice d'un pénitencier : Kim McKinnon.
Un roman difficile à résumer sans trahir le suspens. Si vous êtes atteint de scotophobie (la peur panique des coupures), par pitié ne lisez ni ce roman ni mon papier. L'affaire prend corps quand la capitaine de police D.D. Waren se rend sur une scène de crime pour une vérification de routine. Elle aurait dû être seule dans ce lieu protégé par des scellés. Non, une ombre (homme, femme ?) la bouscule vers une chute vertigineuse dans l'escalier. Bilan : un traumatisme crânien qui a gommé le moindre souvenir détaillé de l'accident et surtout une fracture – tendinite rarissime de l'épaule qui va la torturer et la handicaper pendant des semaines. Sans compter la mise à pied par une hiérarchie furax de voir sa meilleure enquêtrice se balader en solo sur une scène de crime.
Parlons-en de ladite scène de crime : le corps d'une trentenaire sans histoire, célibataire, sans ennemi. Pas violée, mais chloroformée puis étouffée avant que de fines lanières de peau soient soigneusement découpées sur diverses parties de son corps avec un instrument ad hoc. Petits souvenirs laissés par le monstre : une bouteille de champagne et une rose. Problème et de taille, la malheureuse est la seconde à avoir péri dans de telles circonstances.
D.D. Waren tente en vain de traiter ses douleurs lancinantes par le mépris. Une warrior mariée à Alex, un mari secourable, et maman d'un marmot. Ça nous change d'un commissaire solitaire et fracassé, que seul un chat supporte dans son appartement en voie de déchèterie… Un peu de sérieux. On conseille à D.D. de consulter une psy spécialiste du contrôle de la douleur : Adeline Glen née Day. Elle n'a pourtant jamais été mariée, mais parfois on fuit son patronyme de naissance trop lourd à afficher… Adeline souffre d'une anomalie génétique rare : l'algoataraxie, l'insensibilité congénitale à la douleur. Génial pensez-vous ? Non c'est un enfer ! Adeline peut courir avec une fracture et l'aggraver, se brûler jusqu'à l'os la main gauche en faisant rissoler du bacon avec la droite, se balader avec une infection et 41° de fièvre sans aucun signal d'alerte de son corps. Le malade, car c'est bien de cela dont il s'agit, ne dépasse pas souvent l'âge de 3 ans, à moins de l'attacher dans un fauteuil en mousse avec des capteurs. Non, je ne charrie pas, je désespère parfois des inepties du Créateur.
Bistouris : modèles pour professionnels ou pour amateurs, au choix !
"M'sieur Claude, c'est d'un mauvais goût... franchement !"
Et puis comme si cette galère ne voulait pas seule lui pourrir la vie, Adeline se bat pour exorciser une malédiction obsessionnelle héritée de son enfance. Quarante ans plus tôt son charmant paternel, Harry Day, a occis quelques femmes pour collectionner… des lambeaux de chair bien conservés dans des bocaux à cornichons. Voilà ; ça fait tilt ? La rencontre improbable entre l'enquêtrice, la toubib tourmentée par ses horreurs vécues autrefois, et les crimes récents et anciens. Ô, le lien ne sera pas immédiat car l'affaire n'est pas aussi simple. Un copycat ? Peu probable. Ni quarante ans plus tôt ni maintenant l'affaire a vraiment défrayé la chronique (celle de la presse, pas la mienne), alors qui ?
Adeline a une sœur Shana Day (elle a gardé son nom). Autre personnage séduisant qui, à 14 ans, forniquait avec tous les ados boutonneux du quartier de l'une de ses nombreuses familles d'accueil et avait massacré un gamin de 12 ans : Donnie Johnson. Condamnée malgré son jeune âge, elle moisit pour perpète au pénitencier du coin car, pour compléter son tableau de chasse, elle a envoyé ad patres dans une violence inouïe trois gardiens. Bon, des ordures apprendra-t-on, mais quand même… Adeline lui rend visite tous les mois depuis quelques années. À défaut de réconciliation, Adeline tente de comprendre leur enfance maléfique, Shana porte les scarifications effectuées par papa qui n'oubliait personne. Adeline était un bébé au moment du suicide du papa, acte final assumé en complicité avec sa chère et tendre pour échapper à l'arrestation. Ah les braves gens !
Après cette présentation des trois femmes autour desquelles va graviter la tragédie, vous comprendrez que le récit s'oriente vers une enquête frénétique en groupe : D.D. Waren, Phil son adjoint et Adeline ; objectif : poursuivre et coincer le pervers ou la perverse (les paris sont ouverts) qui reproduit quatre décennies plus tard les atrocités commises par Harry Day. D'autant que Shana, malgré l'isolement, semble très au parfum des moindres détails des nouveaux crimes. Quel rôle joue Charlie Sgarzi, unique personnage masculin d'importance dans le roman ? Un journaliste de troisième ordre qui est entré en contact avec Shana pour écrire un bestseller (d'après lui) sur l'affaire Harry Day, un fait divers certes horrible mais complètement oublié.

Lisa Gardner, outre une imagination débordante, nous lance dans son jeu de piste où les suspects sont nombreux : Adeline ? (pourquoi pas, elle n'est pas très nette et prélève un petit souvenir discret sur ses amants d'une nuit 😳.) Un ancien compagnon d'infortune de Shana dans la famille d'accueil traumatisé par la mort du gosse ? Charlie Sgarzi ? non, il est vraiment trop falot ? Kim McKinnon la geôlière de Shana ? Fascinée par sa prisonnière… Je ne parlerai pas !
Bref, vous le découvrirez si le cœur vous en dit. Un style direct, un récit narré par chaque personnage pour mieux pénétrer les âmes sombres de cette faune de tragédie grecque. Choix rédactionnel plus passionnant que le recours à un narrateur. Un livre un peu long, comme souvent les thrillers anglo-saxons, mais pas de détails sordides ou de descriptions bien gores des cadavres. Et cela j'apprécie.
Albin Michel - 560 pages. (Exclusivité France Loisirs pour l'instant)


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