samedi 28 octobre 2017

César FRANCK – Prélude, Choral et Fugue – Jorge BOLET (1989) - par Claude Toon



- Et bien M'sieur Claude… Vous avez une petite mine ! M'sieur Pat m'a dit que virus et bactéries squattent votre corps d'Apollon. Et voici une petite chronique malgré tout !
- Toujours le mot pour rire Sonia. Oui je m'économise et vous propose un monument du piano de César Franck qui s'écoute plutôt avec le cœur qu'en lisant ma prose envahissante…
- Le titre me fait penser à Bach… Je ne connais pas du tout ce pianiste soigneusement gominé avec une petite moustache d'hidalgo. Un artiste latino-américain ?
- Oui Jorge Bolet est LE grand pianiste cubain du XXème siècle. Un jeu puissant et aristocratique. Cette pièce de Franck est l'un de ses derniers disques…
- Bon, je vous laisse saisir votre papier en écoutant cette bien belle musique. Je vais vous préparer un grog avec quelques petits biscuits vitaminés…
- Merci Sonia. Pour le Rhum, Philou nous a confié la garde de son stock, autrement dit vous pouvez puiser dedans largement, hi hi…

Que faire quand on doit s'aliter comme dit la faculté ? En dehors des tisanes amoureusement préparées par Sonia ou ma moitié, on peut profiter de cette inaction forcée pour réécouter quelques musiques apaisantes parfois oubliées dans la discothèque maison. Et ça a été le cas avec les pièces pour piano de César Franck dans lesquelles, comme souvent, méditation religieuse et raffinement contrapuntique nous plongent dans la rêverie et le bienêtre.

César Franck ne sera pas un compositeur prolixe, très occupé par sa charge d'organiste de l'église Sainte-Clotilde et son travail d'enseignement. L'homme étant très perfectionniste, son œuvre reste peu abondante, y compris pour l'orgue et le piano. Cette année, nous avons écouté le quintette pour cordes. Bien entendu, sa célèbre symphonie en ré mineur, austère et romantique, avait été sujette d'une chronique en 2015. (Clic) & (Clic). C'est dans ce premier article que j'avais dressé un portrait de l'homme et du compositeur belge, même si toute sa carrière a eu lieu en France. Ô, n'oublions pas un petit papier consacré au poème symphonique Le Chasseur maudit publié pendant la période estivale (Clic).
César Franck n'a composé en tout et pour tout que quatre pièces directement pour le piano. Et encore deux d'entre-elles sont des essais de jeunesse. C'est la soixantaine passée que le maître va enfin oser écrire deux partitions d'importance : Le Prélude, Choral et Fugue, sujet d'aujourd'hui et qui date de 1884, puis, Prélude, Aria et Final en 1887, de dimension comparable mais moins imaginatif à mon sens que l'ouvrage précédent. Il existe des transcriptions de l'orgue vers le piano, notamment Prélude, fugue et variations, morceau d'une grande spiritualité. Pour résumé, l'intégrale de l'œuvre pour piano de Franck occupe un CD ! Et un peu plus, si on ajoute les deux compositions de jeunesse.
Quand le pianiste raté que je suis parcourt la partition, il est bluffé par la densité de notes (un défi pour l'éditeur). On trouve habituellement cela dans les pièces les plus folles de Chopin ou de Liszt. Et pourtant, la musique de Franck semble aérienne comme nous allons pouvoir l'entendre. Par ailleurs la surabondance d'altérations témoigne d'un souci évident de Franck (admirateur de Wagner, n'oublions pas) de recourir à un chromatisme ardent et d'offrir ainsi des variations de tonalité et de timbre propices à émouvoir dans la durée (l'œuvre dure une petit vingtaine de minutes).
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Jorge Bolet avait vu le jour en 1914 à la Havane, à l'époque où l'ile était copieusement exploitée par les Yankees qui, après avoir donné une vague indépendance à Cuba, laisseront carte blanche à la mafia et aux dictateurs de pacotille jusqu'à la révolution castriste. Le jeune homme surdoué quitte son pays en 1930 pour le prestigieux Curtis Institute de Philadelphie d'où il sort diplômé à seulement 20 ans ! J'ai souvent parlé de cette école, l'une des plus élitistes au monde qui accepte des étudiants brillants non pas pour en faire des virtuoses (ils le sont déjà) mais pour leur apprendre à interpréter de la musique. (Si, si, il y a une différence subtile, n'est-ce pas Yuya Wang, Lang Lang, Paavo Järvi et Hillay Hahn, anciens élèves ?)
Sa carrière prend rapidement son essor avec dès son jeune âge des récitals à Carnegie Hall ; son compositeur de prédilection : Franz Liszt. C'est à ce compositeur qu'il consacrera une part importante de sa production discographique. Bolet sera avant tout un pianiste au service du romantisme. À ce sujet, il n'était pas un inconditionnel des pianos Steinway, il aimait jouer sur divers pianos, notamment des Baldwin ou des Bechstein, un instrument de ce constructeur ayant été utilisé par Liszt pour créer sa si difficile et faustienne sonate. (Le compositeur dont la frappe héroïque pouvait le conduire à casser des touches en plein concert appréciait cette marque à la robustesse légendaire 😊). Ainsi, la grande variété de timbres marque le style de Jorge Bolet. Il nous a légué une discographie vaste dont ce disque dédié à Franck gravé à Amsterdam au crépuscule de sa carrière.
En 1974, il succède à Rudolf Serkin comme patron du département de piano au Curtis Institute.
Jorge Bolet fera partie de ces artistes victimes du SIDA avant la découverte des premiers traitements. Il nous a quittés en Californie en 1990 à 75 ans. Le disque que nous écoutons ce jour, de 1989, est son chant du cygne…
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Commenter subjectivement ou pire, objectivement, Prélude Choral et Fugue n'a aucun sens. Il se dégage de cette grande pièce une telle spiritualité qu'un propos terre à terre risquerait de trahir les intentions profondes de César Franck. Il est amusant d'écouter diverses interprétations qui semblent montrer que le compositeur écrivait d'abord avec l'âme et le cœur du croyant sincère qu'il était. J'ai entendu sur Deezer ou Youtube des interprétations d'un ennui mortel, de vrais somnifères, des litanies de sacristie. Par contre, il est indéniable que Franck a proposé à la postérité un ouvrage où des pianistes habités peuvent traduire leurs propres sentiments mystiques. Nous oscillons ainsi entre l'écoute d'un jeu simple, sincère, sans pathos sulpicien, et un autre type de jeu, plus méditatif, presque au sens transcendantal du mot. Des visions opposées mais totalement pertinentes dans les deux cas. Bien entendu, le titre de l'œuvre fait songer à Bach, aux 48 couples de Préludes et Fugues du clavier bien tempéré. Ce monument du clavier a influencé pour des siècles les pianistes par sa perfection formelle. Chostakovitch dans ses 24 préludes et fugues témoignera de la force incontournable de cet héritage du Cantor. Franck nous offre une musique à écouter la tête entre les mains ou au moins dans le calme. La pianiste Marie Poitevin créera la pièce en 1885. Un triomphe immédiat.
L'œuvre est donc scindée en trois parties. Cela dit, Franck va utiliser une gamme de cinq motifs principaux en suivant la technique dite cyclique qu'il affectionnait. À côté de ce principe proche de celui du leitmotiv – un leitmotiv est plutôt associé à un personnage ou une idée précise - Franck va jouer sur des sonorités mystérieuses et diaphanes qui s'accordent bien avec le climat contemplatif souhaité. La partie gauche de l'extrait d'une portée ci-contre montre l'importance donnée au chromatisme qui offre une variété infinie de timbres ésotériques.
On peut ainsi entendre entre autres à [1:13] & [2:42] dans le prélude le premier motif qui ressurgira ici et là jusqu'à la conclusion, et ceci pour assurer cette belle cohérence dans le flot musical.
La partie droite de l'exemple montre les célèbres arpèges que tout apprenti pianiste se devra de travailler durement, un effet ascensionnel bouleversant. Les arpèges sont ascendants mais leur succession est descendante. Diabolique. Leur tessiture s'étirant sur presque quatre octaves, il est impossible de jouer cela avec seulement deux mains (même pour Liszt ou Rachmaninov). Franck a indiqué Main Gauche sur la partition au niveau de la note la plus aiguë. Avec une rigueur absolue dans le rythme, la main gauche doit démarrer l'arpège puis passer au-dessus de la droite qui le prolonge pour que l'auriculaire joue la note la plus aigüe tel un point d'exclamation. Bien négocié, sans chichi langoureux, tel Jorge Bolet, c'est émouvant à sentir monter les larmes. Ce jeu d'arpèges et ses variantes seront repris plusieurs fois donnant ainsi sa hauteur de vue sidérale au choral [6:04], [7:28] & [9:29].
On a parfois reproché une certaine raideur à l'interprétation de Jorge Bolet. Non ! L'interprétation est celle d'un latino qui se refuse à voir une patenôtre au parfum d’encensoir dans cette affirmation de foi authentique et fougueuse. La frappe énergique rappelle également que Franck était un organiste habitué aux grandes orgues Cavaillé-Coll qui faisaient trembler les voutes de nos cathédrales… Une impression ressentie jusque dans la coda dans laquelle Franck laisse éclater une joie ardente !
[0:00] Prélude, [5:05] Choral et [10:55] Fugue. (Partition)
- Dite M'sieur Claude… C'est ça que vous appelez "une petite chronique malgré tout" pour vous économiser…
- Ah ma petite Sonia, quand on aime on ne compte pas…

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Les gravures de ce chef-d'œuvre sont légions depuis l'avènement du microsillon. Bien entendu, les grands pianistes historiques en ont donné de belle lecture (Sviatoslav Richter frémissant, Samson François haletant, et tant d'autres). Voici trois de mes versions favorites parues à l'ère du numérique.
- Heuuu, M'sieur Claude Prélude, Choral et Fugue, ça a un rapport avec le parti de M'sieur Pierre Laurent, le PCF, hein ? Non, pas du tout, 'scusez-moi, je sors, c'est nul…
Née en Suède, Inger Södergren ayant étudié à Malmö mais surtout à Paris auprès de Nadia Boulanger et Yvonne Lefébure est bien connue des amateurs de piano français puisque cette dame vit chez nous… (Elle est la complice au clavier de Nathalie Stutzmann, notamment pour plusieurs albums de lieder de Schubert.) Début des années 90, elle enregistre un disque marquant qui réunit les deux grandes pièces pour piano et la sonate pour violon de Franck avec Annie Jordy au violon. La vision romantique est évidente et les tempos allants confèrent un climat épique à l'ouvrage. (Calliope – 6/6)
Evgney Kissin propose en 1998 un couplage inattendu, en un mot un programme de récital. En complément : la sonate au clair de Lune de Beethoven et les variations sur un thème de Paganini de Brahms. Le pianiste adopte un jeu contrasté, fougueux et tendre, bien plus proche de la méditation que de la prière dévote dans le choral. Un disque disponible en téléchargement audio, quelques CD sur le marché d'occasion (RCA – 6/6).
Publiée en 2010, l'anthologie de Bertrand Chamayou n'a pas fait complètement l'unanimité. Infinie délicatesse du phrasé gommant les dérives sulpiciennes pour les uns, affectations pour les autres, on pourrait en discuter pour rien fort longtemps. J'admire la finesse du trait mais il est vrai que l'intimité voulu par le jeune virtuose peut surprendre dans des œuvres qui lorgnent vers le jeu sur grandes orgues. La rapidité des tempos évite cependant toute monotonie dans un jeu aussi pudique. En complément : Prélude, Aria et Final, les variations symphoniques et une transcription des Djinns. En tout état de cause, un enregistrement original et passionnant qui très bizarrement est déjà bien difficile à trouver (Naïve – 5/6).

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