- Et bien M'sieur Claude… Vous
avez une petite mine ! M'sieur Pat m'a dit que virus et bactéries squattent
votre corps d'Apollon. Et voici une petite chronique malgré tout !
- Toujours le mot pour
rire Sonia. Oui je m'économise et vous propose un monument du piano de César Franck
qui s'écoute plutôt avec le cœur qu'en lisant ma prose envahissante…
- Le titre me fait penser
à Bach… Je ne connais pas du tout ce pianiste soigneusement gominé avec une
petite moustache d'hidalgo. Un artiste latino-américain ?
- Oui Jorge Bolet est LE grand pianiste cubain du XXème siècle. Un jeu puissant et aristocratique.
Cette pièce de Franck est l'un de ses derniers disques…
- Bon, je vous laisse
saisir votre papier en écoutant cette bien belle musique. Je vais vous
préparer un grog avec quelques petits biscuits vitaminés…
- Merci Sonia. Pour le
Rhum, Philou nous a confié la garde de son stock, autrement dit vous pouvez
puiser dedans largement, hi hi…
Que
faire quand on doit s'aliter comme dit la faculté ? En dehors des tisanes
amoureusement préparées par Sonia ou ma moitié, on peut profiter de cette
inaction forcée pour réécouter quelques musiques apaisantes parfois oubliées
dans la discothèque maison. Et ça a été le cas avec les pièces pour piano de César Franck
dans lesquelles, comme souvent, méditation religieuse et raffinement contrapuntique nous plongent dans la rêverie et le bienêtre.
César Franck ne sera pas un compositeur prolixe,
très occupé par sa charge d'organiste de l'église Sainte-Clotilde et
son travail d'enseignement. L'homme étant très perfectionniste, son œuvre reste
peu abondante, y compris pour l'orgue et le piano. Cette année, nous avons
écouté le quintette pour cordes. Bien entendu, sa célèbre symphonie en ré mineur,
austère et romantique, avait été sujette d'une chronique en 2015. (Clic)
& (Clic).
C'est dans ce premier article que j'avais dressé un portrait de l'homme et du
compositeur belge, même si toute sa carrière a eu lieu en France. Ô, n'oublions
pas un petit papier consacré au poème symphonique Le
Chasseur maudit publié pendant la période estivale (Clic).
César Franck n'a composé en tout et pour tout que
quatre pièces directement pour le piano. Et encore deux d'entre-elles sont des
essais de jeunesse. C'est la soixantaine passée que le maître va enfin oser
écrire deux partitions d'importance : Le Prélude, Choral
et Fugue, sujet d'aujourd'hui et qui date de 1884, puis, Prélude,
Aria et Final en 1887,
de dimension comparable mais moins imaginatif à mon sens que l'ouvrage précédent. Il existe
des transcriptions de l'orgue vers le piano, notamment Prélude,
fugue et variations, morceau d'une grande spiritualité. Pour
résumé, l'intégrale de l'œuvre pour piano de Franck
occupe un CD ! Et un peu plus, si on ajoute les deux compositions de jeunesse.
Quand
le pianiste raté que je suis parcourt la partition, il est bluffé par la
densité de notes (un défi pour l'éditeur). On trouve habituellement cela dans
les pièces les plus folles de Chopin
ou de Liszt. Et pourtant, la
musique de Franck
semble aérienne comme nous allons pouvoir l'entendre. Par ailleurs la
surabondance d'altérations témoigne d'un souci évident de Franck
(admirateur de Wagner, n'oublions pas) de
recourir à un chromatisme ardent et d'offrir ainsi des variations de tonalité
et de timbre propices à émouvoir dans la durée (l'œuvre dure une petit
vingtaine de minutes).
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Jorge Bolet avait vu le jour en 1914 à la Havane, à l'époque où l'ile
était copieusement exploitée par les Yankees qui, après avoir donné une vague
indépendance à Cuba, laisseront carte blanche à la mafia et aux dictateurs de pacotille
jusqu'à la révolution castriste. Le jeune homme surdoué quitte son pays en 1930 pour le prestigieux Curtis Institute de Philadelphie d'où
il sort diplômé à seulement 20 ans ! J'ai souvent parlé de cette école,
l'une des plus élitistes au monde qui accepte des étudiants brillants non pas
pour en faire des virtuoses (ils le sont déjà) mais pour leur apprendre à
interpréter de la musique. (Si, si, il y a une différence subtile, n'est-ce pas Yuya Wang, Lang Lang, Paavo Järvi et Hillay Hahn,
anciens élèves ?)
Sa
carrière prend rapidement son essor avec dès son jeune âge des récitals à
Carnegie Hall ; son compositeur de prédilection : Franz
Liszt. C'est à ce compositeur qu'il consacrera une part
importante de sa production discographique. Bolet
sera avant tout un pianiste au service du romantisme. À ce sujet, il n'était pas un inconditionnel des pianos
Steinway, il aimait jouer sur divers pianos, notamment des Baldwin ou des Bechstein, un instrument de ce constructeur ayant été utilisé par Liszt pour créer sa si difficile et faustienne sonate.
(Le compositeur dont la frappe héroïque pouvait le conduire à casser des
touches en plein concert appréciait cette marque à la robustesse légendaire 😊). Ainsi, la
grande variété de timbres marque le style de Jorge
Bolet. Il nous a légué une discographie vaste dont ce disque dédié à Franck gravé à Amsterdam au crépuscule de
sa carrière.
En
1974, il succède à Rudolf Serkin comme patron du département
de piano au Curtis Institute.
Jorge Bolet fera partie de ces artistes victimes du
SIDA avant la découverte des premiers traitements. Il nous a quittés en
Californie en 1990 à 75 ans. Le
disque que nous écoutons ce jour, de 1989,
est son chant du cygne…
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Commenter
subjectivement ou pire, objectivement, Prélude Choral
et Fugue n'a aucun sens. Il se dégage de cette grande pièce une
telle spiritualité qu'un propos terre à terre risquerait de trahir les intentions
profondes de César Franck. Il est amusant
d'écouter diverses interprétations qui semblent montrer que le compositeur
écrivait d'abord avec l'âme et le cœur du croyant sincère qu'il était. J'ai
entendu sur Deezer ou Youtube des interprétations d'un ennui mortel, de vrais
somnifères, des litanies de sacristie. Par contre, il est indéniable que Franck
a proposé à la postérité un ouvrage où des pianistes habités peuvent traduire
leurs propres sentiments mystiques. Nous oscillons ainsi entre l'écoute d'un jeu
simple, sincère, sans pathos sulpicien, et un autre type de jeu, plus méditatif,
presque au sens transcendantal du mot.
Des visions opposées mais totalement pertinentes dans les deux cas. Bien
entendu, le titre de l'œuvre fait songer à Bach,
aux 48 couples de Préludes et Fugues du clavier bien tempéré.
Ce monument du clavier a influencé pour des siècles les pianistes par sa perfection
formelle. Chostakovitch dans ses 24 préludes et fugues témoignera de la
force incontournable de cet héritage du Cantor. Franck
nous offre une musique à écouter la tête entre les mains ou au moins dans le
calme. La pianiste Marie Poitevin créera la
pièce en 1885. Un triomphe immédiat.
L'œuvre
est donc scindée en trois parties. Cela dit, Franck
va utiliser une gamme de cinq motifs principaux en suivant la technique dite
cyclique qu'il affectionnait. À côté de ce principe proche de celui du leitmotiv – un leitmotiv
est plutôt associé à un personnage ou une idée précise - Franck
va jouer sur des sonorités mystérieuses et diaphanes qui s'accordent bien avec le climat contemplatif souhaité. La partie gauche de l'extrait d'une portée ci-contre montre l'importance donnée au chromatisme qui offre une variété infinie de
timbres ésotériques.
On
peut ainsi entendre entre autres à [1:13] & [2:42] dans le prélude le premier motif qui
ressurgira ici et là jusqu'à la conclusion, et ceci pour assurer cette belle
cohérence dans le flot musical.
La
partie droite de l'exemple montre les célèbres arpèges que tout apprenti pianiste
se devra de travailler durement, un effet ascensionnel bouleversant. Les arpèges sont ascendants mais leur succession
est descendante. Diabolique. Leur tessiture s'étirant sur presque quatre
octaves, il est impossible de jouer cela avec seulement deux mains (même pour Liszt ou
Rachmaninov). Franck a indiqué Main Gauche
sur la partition au niveau de la note la plus aiguë. Avec une rigueur absolue dans le rythme, la main gauche doit démarrer
l'arpège puis passer au-dessus de la droite qui le prolonge pour que l'auriculaire joue la note
la plus aigüe tel un point d'exclamation. Bien négocié, sans chichi langoureux, tel Jorge
Bolet, c'est émouvant à sentir monter les larmes. Ce jeu d'arpèges et ses
variantes seront repris plusieurs fois donnant ainsi sa hauteur de vue sidérale au
choral [6:04], [7:28] & [9:29].
On
a parfois reproché une certaine raideur à l'interprétation de Jorge Bolet. Non ! L'interprétation est
celle d'un latino qui se refuse à voir une patenôtre au parfum d’encensoir dans cette
affirmation de foi authentique et fougueuse. La frappe énergique rappelle également que Franck était un organiste habitué aux
grandes orgues Cavaillé-Coll qui faisaient trembler les voutes de nos
cathédrales… Une impression ressentie jusque dans la coda dans laquelle Franck laisse éclater une joie ardente !
[0:00]
Prélude, [5:05] Choral et [10:55] Fugue. (Partition)
- Dite M'sieur Claude… C'est
ça que vous appelez "une petite chronique malgré tout" pour vous économiser…
- Ah ma petite Sonia,
quand on aime on ne compte pas…
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Les
gravures de ce chef-d'œuvre sont légions depuis l'avènement du microsillon. Bien
entendu, les grands pianistes historiques en ont donné de belle lecture (Sviatoslav Richter frémissant, Samson François haletant, et tant
d'autres). Voici trois de mes versions favorites parues à l'ère du numérique.
- Heuuu, M'sieur Claude Prélude, Choral et Fugue, ça a un
rapport avec le parti de M'sieur Pierre Laurent, le PCF, hein ? Non, pas du tout, 'scusez-moi, je sors, c'est nul…
Née en Suède, Inger Södergren ayant étudié à Malmö mais
surtout à Paris auprès de Nadia Boulanger
et Yvonne Lefébure est bien connue des
amateurs de piano français puisque cette dame vit chez nous… (Elle est la
complice au clavier de Nathalie
Stutzmann, notamment pour plusieurs albums de lieder de Schubert.)
Début des années 90, elle enregistre un disque marquant qui réunit les deux
grandes pièces pour piano et la sonate pour violon de Franck
avec Annie Jordy au violon. La vision romantique est évidente et les tempos
allants confèrent un climat épique à l'ouvrage. (Calliope – 6/6)
Evgney Kissin propose en 1998 un couplage inattendu, en un mot un programme de récital. En complément : la sonate au clair de Lune de Beethoven et les variations
sur un thème de Paganini de Brahms.
Le pianiste adopte un jeu contrasté, fougueux et tendre, bien plus proche de
la méditation que de la prière dévote dans le choral. Un disque disponible en
téléchargement audio, quelques CD sur le marché d'occasion (RCA – 6/6).
Publiée
en 2010, l'anthologie de Bertrand Chamayou n'a pas fait
complètement l'unanimité. Infinie délicatesse du phrasé gommant les dérives sulpiciennes
pour les uns, affectations pour les autres, on pourrait en discuter pour rien
fort longtemps. J'admire la finesse du trait mais il est vrai que l'intimité
voulu par le jeune virtuose peut surprendre dans des œuvres qui lorgnent vers
le jeu sur grandes orgues. La rapidité des tempos évite cependant toute
monotonie dans un jeu aussi pudique. En complément : Prélude,
Aria et Final, les variations
symphoniques et une transcription des Djinns.
En tout état de cause, un enregistrement original et passionnant qui très
bizarrement est déjà bien difficile à trouver (Naïve – 5/6).
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