samedi 8 juillet 2017

BRUCKNER - Symphonie N° 6 – Wolfgang SAWALLISCH (1982) – par Claude Toon



- Ah M'sieur Claude… Après les innovations des dernières semaines, retour à l'un de vos romantiques chéris, et à la saga des symphonies de Bruckner…
- Oui, un sujet que je connais bien et la sixième symphonie de tonton Anton est la plus joviale et aussi la plus courte des œuvres de la maturité…
- Très mystique cependant je pense, comme souvent avec ce compositeur… Oui, non ?
- Et bien justement non, placée entre les mystiques, pour reprendre le terme, 5ème et 7ème symphonies, l'œuvre apparait comme pastorale, voire bonhomme !
- Wolfgang Sawallisch n'est pas un nouveau venu dans le Deblocnot' me semble-t-il ?
- Non ce chef a souvent été l'invité du blog. Ici on le retrouve dans une interprétation culte de cette symphonie, tout compte fait assez mal connue…

La chronique sur la B.O. du film de Mulholland drive écrite la semaine passée m'a mis sur les genoux : plus de travail et de recherche qu'il n'y paraît… Heureusement, l'équipe m'a soutenu : Philou m'a donné un remontant pur houblon, Rockin une bouteille de cidre de derrière les fagots, Luc un petit blanc du Val de Loire dont il a le secret. Vincent m'a prêté un CD de hard Rock à réveiller les morts, Sonia m'a préparé du café à gogo et Bruno a envoyé de Corse un fromage typique par Chronopost. Il n'est jamais arrivé, l'avion a explosé en vol. Quant à Pat, merci pour le Pack de lait de Soja ; étrange mais revigorant…
Heu, vous vous en foutez peut-être ?
Oui, donc pour me poser : un compositeur et un maestro connus. C'est juillet, je ne vais pas radoter sur la biographie de musiciens dont j'ai déjà parlé maintes fois dans le blog. Six symphonies de Bruckner ont déjà été sujet de chroniques, quant à Wolfgang Sawallisch, il reste un incontournable pour les intégrales des symphonies de Schumann et par ailleurs j'avais rédigé le RIP de ce grand monsieur. Si je peux utiliser une formule osée : on ne peut rêver mieux pour présenter de manière assez complète l'un des chefs majeurs des XXème et XXIème siècles disparu en 2013.
Et par ailleurs, moi je l'aime bien cette symphonie. Après le gigantisme métaphysique de la 5ème, le compositeur souhaitait-il faire une pause avant de commencer sa monumentale 7ème ? Bruckner désirait-il revenir à un ouvrage moins ardu pour un public plutôt réservé à son encontre ou encore cherchait-il une voie moins wagnérienne et mystique dans son parcours ? Tout est possible !
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Gustav Klimt : Jardin au crucifix (1912)
Et on retrouve l'ami Bruckner : Le moine civil, l'éternel vieux garçon mal fagoté et balourd dont tout Vienne se gausse, l'admirateur de Wagner qui lui rend bien, mais à l'inverse la cible du mépris de Brahms… La grandeur du style wagnérien, mais aussi une vie entière d'incompréhension pour ce compositeur qui va pousser jusqu'à des formes complexes et surréalistes l'art savant du contrepoint inventé par Bach. Des symphonies (11 et non pas 9) que presque personne ne veut jouer, car trop élaborées pour les musiciens de son temps. Des œuvres réécrites voire mutilées une, deux, plus et même 7 ou 8 fois pour la 3ème symphonie. La découverte et enfin la gloire à partir des années 1960 dans le monde, malgré un début de notoriété en Germanie au début du XXème siècle.
Et puis, dans le cycle des grandes symphonies mystiques et dramatiques de la fin (5ème à 9ème), la 6ème symphonie apparaît comme une incise romantique et lyrique, favorisant les tonalités majeures plus flatteuses, moins austères. Une symphonie plus concise, que le maître ne retouchera quasiment jamais, juste deux trois détails.
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Wolfgang Sawallisch enregistra beaucoup pour EMI, le label au petit chien (Brahms, Schubert), mais aussi pour des labels plus confidentiels comme Orfeo créé à Munich en 1979. Les gravures brucknériennes par Sawallisch datent des années 80, époque où le nouveau venu de la production de disques cherchait à s'imposer face aux mégas concurrents comme DG, DECCA ou Philips. Et à l'époque où Bruckner commençait à faire partie du grand répertoire grâce à Eugen Jochum et Bernard Haitink (DG et Philips), on confia au chef bavarois la réalisation d'une sélection des meilleures partitions de Bruckner qui furent d'emblée reconnues comme exemplaires par la critique et les mélomanes, notamment cette 6ème symphonie. N'oublions pas Gunther Wand qui s'était aussi attaqué dans les années 60-70 à sa seconde intégrale à Cologne pour Harmonia Mundi, là encore avec une diffusion moins retentissante que celle de ses deux confères.

Les sessions d'enregistrement eurent lieu avec l'Orchestre de l’État de Bavière, un orchestre de grande renommée qui fut dirigé par des "pointures" comme Rudolf Kempe ou Hans Knappertsbusch et même à ses débuts par Herman Levi, ami de Bruckner et promoteur de la 7ème symphonie, l'un de ses rares succès. Wolfgang Sawallisch disposa donc d'un orchestre déjà bien rompu à l'exercice depuis le vivant du maître autrichien… Il gravera d'autres versions avec l'orchestre de Philadelphie et à la Philharmonie de Vienne, deux orchestres mythiques dont il fut le directeur de nombreuses années. (RIP Sawallisch)
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Klimt : maison en forêt (1912)
Bruckner sortait provisoirement d'une période dépressive après l'échec de sa partition la plus sophistiquée depuis ses débuts : la 5ème symphonie. De vastes proportions, avec son final défiant toutes les règles les plus virtuoses du contrepoint, la partition ne fut pas créée ! Nous sommes en 1877, il faudra attendre 1894 pour la première audition. Par contre, en 1879, Bruckner a pu diriger sa belle Messe en ré mineur, et en 1881, sa 4ème symphonie "Romantique" a enfin été créée par Hans Richter avec un succès d'estime.
Après le désaveu de la 5ème symphonie, prend-t-il conscience que son travail a des décennies d'avance, que ni les orchestres ni le public sont prêts pour aborder un ouvrage aussi difficile ? Bruckner s'attèle à une partition aux mouvements plus courts, revisitant la forme sonate classique et recherchant des thèmes bien dessinés. Bref, un souci de séduction musicale émerge chez le compositeur peu enclin en général à se laisser aller à la facilité. L'œuvre n'est pourtant pas qu'un simple exercice de transition. Elle contient des idées novatrices qui nourriront les trois derniers opus symphoniques. Hélas, comme souvent, la partition n'intéressera personne et c'est son élève Gustav Mahler qui en donnera la première audition en 1899 après la mort du compositeur. Même de nos jours, cette œuvre est rarement donnée en concert. Je ne l'ai entendue qu'une seule fois, pendant les années 70 avec l'orchestre de Radio France.
L'orchestration est très classique : 2/2/2/2, 4/3/3 + tuba basse, timbales et cordes.

1 – Majestoso : trémolos de notes piquées aux violons, quelques mesures plus tard : motifs de triolets syncopés aux violoncelles et contrebasses s'opposant aux frémissements des violons puis, au lointain, un motif bucolique des cors. Oui, nous sommes bien dans une introduction brucknérienne où les lignes mélodiques se superposent sans confusion, telles celles surgissant des jeux d'orgues. Bruckner, l'organiste le plus talentueux de Linz, architecture sa musique à la manière de celle d'une pièce ou d'une improvisation jouée sur son instrument préféré. On pense à l'aube dans une forêt autrichienne même si la musique n'a aucune vocation descriptive ou symbolique.
[0:48] Premier éclat olympien des cuivres, mais le thème apparaît comme interrompu et disloqué, chaque mesure offrant ses groupes de notes à un pupitre différent. C'est nouveau dans le style de Bruckner et on retrouvera ce principe dans la 8ème symphonie… [1:26] Un contresujet aux flûtes s'oppose à la rusticité du discours. Tout l'art de Bruckner réside dans ces chassés croisés de timbres, cette fantaisie formelle dans la fragmentation de la thématique, surtout lorsqu'un chef investi, comme ici Wolfgang Sawallisch, prend à bras le corps la partition. Au sein d'un climat de grandeur, la tendresse et l'intimité auront leurs places. [2:11] Et voici un premier développement aux allures débonnaires. [3:50] Reprise farouche qui montre que Bruckner ne revient absolument pas à un style néoclassique, non, il nous ballade dans les méandres de son imagination. On retrouve ses variations élaborées pleines de surprises déjà présentes dans ses œuvres précédentes, mais sans l'austérité qui les hantait. [12:09] Bruckner fait précéder la coda de l'une de ses processions instrumentales qui faisaient déjà le charme des 2ème et 4ème symphonies. Un motif élégant et sinueux se promène de pupitre en pupitre de manière festive jusqu'à un groupe de puissants accords répétitifs qui conclut le mouvement, il est vrai un peu lourdement.

2 - Adagio : sehr feierlich : [14:22] lang gezogen (En étirant le temps). L'adagio représente souvent un grand moment de méditation spirituelle chez Bruckner. Une prière spirituelle dans 5ème symphonie, une procession funèbre dans la 7ème symphonie. Dans notre symphonie de ce jour, la méditation reste la préoccupation centrale mais on y ressent plutôt un hymne à la félicité terrestre. Le grand climax, aboutissement du long développement avant la coda, n'a pas sa place ici. Bruckner n'a-t-il plus ce désir de crier vers Dieu ?
Une mélopée des cordes établit d'emblée une ambiance recueillie mais sans angoisse. Le chant du hautbois solo vient éclairer cette introduction aux caractères épiques et lyriques. La polyphonie est d'une belle richesse. [16:20] Le groupe de cors assure une transition vers une seconde idée élégiaque mais dépourvue de tristesse ou de découragement. Les lignes mélodiques aux cordes s'entrecroisent. On semble plonger dans un crescendo infini et pourtant aucun effet pathétique et pesant ne vient perturber la quiétude. [19:33] Encore une nouvelle trouvaille avec un thème interrogatif et martial avec ses pizzicati. Ce mouvement séduit par sa tendresse plutôt rare chez le taciturne compositeur. À l'habituelle progression vers une clameur mystique, le traditionnel tutti extatique, Bruckner porte attention au moment présent, jamais vraiment serein, mais réellement apaisé. Wolfgang Sawallisch n'aimait guère les effets hyperromantiques dans sa battue, il joue la carte de la musique pure d'une beauté quasi dionysiaque, comme le montre la souplesse apportée à la reprise [25:17]. Le retour (savant mais aisé à suivre) de la forme sonate facilite l'écoute de cet adagio trithématique. Une page pleine de chaleur humaine qui se conclut dans le recueillement par trois doux accords syncopés des cordes notés ppp, le temps étiré comme précisé sur la partition.

3 - Scherzo : nicht zu schnell : [32:03] Le scherzo ne dépasse pas la dizaine de minutes et m'apparaît comme le plus allègre écrit par le maître. Bruckner lui-même le trouvait "facétieux", c'est tout dire. Et puis, on assez souvent reprocher la banalité des scherzos du compositeur : trop long, très répétitif, construit résolument da capo ; là, grand changement… Une petite marche guillerette et très scandée assure le contraste avec la douceur diaphane des ultimes mesures de l'adagio. Un second thème héroïque charpente le scherzo. Dans la reprise, les flûtes, les cors et les violons se pourchassent comme des jeunes chats. Tout cela est amusant et participe à mon incompréhension quant à la mauvaise réputation de cette symphonie. [34:58] Le trio poursuit la velléité de nous égayer, un passage à l'orchestration brillante et oui : un phrasé "facétieux", l'idée est confirmée. Le scherzo est repris da capo sans coda originale, dommage. L'espièglerie fantasque domine. On n'entendra jamais plus de telles libertés dans les symphonies à venir.

4 - Finale : bewegt, doch nicht zu schnell : [40:30] Le final est lui aussi plus bref que dans toutes les autres symphonies, même les premières. Le ton est fougueux. La thématique fouillée et très diversifiée va apporter une confrontation permanente entre la masse des cordes et des fanfares de cuivres pour le moins musclées. Wolfgang Sawallisch apporte beaucoup de vie à l'ensemble en jetant ses instruments dans la mêlée, mais à travers une direction franche, des attaques de cordes incisives, un jeu des bois très vivant. Les ruptures de climats sont nombreuses, de la gravité à la malice. Une direction sans brutalité. En conclusion de cette folie, [54:38] Bruckner introduit via une pirouette une péroraison diabolique sur le thème en triolet proposé par les contrebasses dans les premières mesures de la symphonie. La boucle est bouclée ! (Partition)
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En dehors des intégrales, la 6ème symphonie a connu de belles gravures isolées. L'œuvre atypique dans le parcours de Bruckner se réclame plus de la musique pure que du romantisme mystique habituel, donc seules les interprétations qui évitent toute dérive sulpicienne ont marqué l'histoire du disque. En  voici trois qui me passionnent et qui sont toutes postérieures à la gravure de Sawallisch.
En 1999, Riccardo Chailly, directeur du Concertgebouw d'Amsterdam enregistre la 6ème symphonie dans le cadre d'une intégrale. Une réussite totale, un orchestre étonnamment transparent pour cette musique. Les tempos sont retenus ; enfin un rayon de soleil chez Bruckner ! Difficile à trouver hélas (Decca - 6/6)
En 1994, à Cleveland, Christoph von Dohnányi trouve lui aussi le phrasé juste et clair, les tempos sont plus sages que ceux d'un Klemperer, tous les détails de la partition trouvent leur place dans un flot musical sans aucun pathos. (DECCA – 5/6)
Enfin plus récemment, en 2015, Marris Jansons avec le Concertgebouw d'Amsterdam a signé une gravure plébiscitée par tous. Voilà ce que j'avais écrit il y a deux ans sur un site connu : "Quoi de neuf avec Jansons : pas de grandiloquence, un orchestre qui sonne comme jamais notamment avec une prise de son qui équilibre parfaitement cordes et harmonie et surtout une conception vif-argent qui dégraisse de toute couleur teutonne le propos. Dès l'introduction, une forme de joie champêtre s'empare de l'orchestre, l'adagio retrouve le raffinement et ne s'alanguit pas, le scherzo se pare de mille couleurs et enfin le final retrouve cette rythmique presque juvénile que l'on ne rencontrera plus jamais dans les œuvres plus graves de la maturité. Bref, une réussite et une pierre sans doute essentielle dans la discographie de cette œuvre mal-aimée…" Je ne change pas un mot (RCO – 6/6). En prime la 7ème symphonie.

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