Ce livre de Philippe Aziz a un
double intérêt. L’Histoire qu’il raconte, mais surtout, l’époque à laquelle il a
été écrit : 1969. Soit 25 ans après les faits. Une époque où il était de
bon ton de ne pas trop remuer la merde. Philippe Aziz est journaliste,
historien, et TU TRAHIRAS SANS VERGOGNE est son premier livre. Le sujet est
délicat : la Gestapo française.
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Henri Laffont |
C'est un livre-enquête, qui mêle narration
et entretiens (sur an et demi). Et raconte aussi la
difficulté de rencontrer des interlocuteurs qui tous disent : pourquoi voulez-vous parler de ça, est-ce nécessaire, laissez les choses comme elles sont, vous êtes trop jeune, personne ne vous dira rien, trop de gens sont impliqués... Certains protagonistes étant pour la plupart
encore en vie - à l'époque. Aziz use parfois de
pseudonymes et ses
interlocuteurs de toutes les précautions. Car la Gestapo s'est répandue sur le territoire comme la gangrène. Le commissaire Clot (bureau anti-Gestapo) explique que de septembre à décembre 1944, ce sont des dizaines d'arrestations par jour. Les moyens humains et matériels ne suffisent pas, beaucoup de gestapistes sont passés entre les mailles, ou étaient mystérieusement protégés. Raison pour laquelle la justice de l'époque a préféré passer l'éponge...
Au départ, la Gestapo, c’est
quoi ? La Police Secrète du IIIè Reich. Un service de renseignement que se disputent la Wehrmacht (l’armée
régulière allemande) l'Abwehr (la police judiciaire allemande) et la SS. Aziz explique très bien cette lutte de
pouvoir, et le fait que ce service dirigé par le SS Himmler n’avait pas le
droit d’exercer sur les territoires occupés de l’ouest de l’Europe. Mais
désireux de tisser son propre réseau de renseignement, Himmler confie à
Heydrich, son bras droit, le soin de monter des antennes clandestines, et à Paris,
c’est Helmut Knochen qui en aura la charge.
Puisque la Gestapo n’a pas d’existence
légale, que seule la police française a autorité sur son territoire, l’idée - géniale
- de Knochen est d’embaucher des français. Le bénéfice est double : le
français connait Paris, la culture, la langue, il sera donc plus efficace, et moins suspect en cas d'infiltration. Les allemands, eux, gardent les mains propres. Les français ont faim,
sont ruinés, dépossédés de leurs biens, et les coffres allemands débordent
de marks : la tentation est grande. Sans la Gestapo française, les allemands sont sourds et aveugles.
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Helmut Knochen |
Comment recrute-t-on ce qu'on appelle les auxiliaires ? En
distribuant argent et privilèges. Et en ciblant les recrues, des gens sans foi ni loi. La première s’appelle
Henri Lafont qui prend son poste en juin 1940. Philippe Aziz retrace son parcours de gamin déplacé, humilié, de
petit délinquant, de trafiquant, de gangster. Un profil évident. Lafont a une
revanche à prendre sur la société, la justice,
la police. On le charge de recruter des gars, et où va-t-il les chercher ?
En prison, chez des escrocs, proxénètes, faussaires, braqueurs... Son équipe s’installe au 93 rue Lauriston, Paris XVIème, hôtel
particulier bourgeois qu’il aménagera tout en orchidées, un très bel endroit, de
beaux bureaux, et de belles caves insonorisées…
La Gestapo est d'abord là pour chasser
le terroriste. Terme officiel désignant… tout le monde. Et Henri Lafont s’y
connait. Première mission : descendre à Toulouse pour démasquer le chef de la Résistance
belge, Lambrecht. Il ruse, s’infiltre, le déniche, le ramène à Paris, le
torture. Knochen est satisfait, Lafont récompensé, flatté, on élargit ses prérogatives (port d'arme, et carte de police), et au fil des mois, il gagne en autorité, tutoie le Nazi, assoie son règne, convie à sa
table du One Two Two - le bordel le plus select de la capitale - tout le gradin allemand. On lui donne désormais du "Monsieur Henri". La bande s'étoffe, gagne en assurance. On pille, on rafle, on tue, on viole, la police n'y peut rien, et l'occupant laisse évidemment faire. La Gestapo, c'est le règne de la pègre (qui nourrira tout un contingent de gangsters de l'après guerre).
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Violette Morris |
Lafont est rusé, il protège ses arrières : la compromission. Je te tiens, tu me tiens par la barbichette. Il rend des services aux dignitaires allemands, une pute par-ci, un blondinet par-là, des caisses de Cognac, une collection de tableaux... Même Helmut Knochen est mouillé. Une affaire dingue. Knochen enlève et séquestre le Duc d'Ayen, qu'il soupçonne d'acte de résistance. Sauf qu'Ayen est innocent. C'est un ami de Himmler. Knochen est convoqué à Berlin, nie être dans la combine; bref, il est dans la merde. Il demande à Lafont, comme un service personnel, de se débarrasser discrètement du Duc, en zone libre, loin de sa juridiction. Lafont sent l'arnaque, garde Ayen en vie, mais celui-ci s'échappe. L'affaire s'ébruite. Bref, Lafont sauvera les miches de Knochen , un de plus...
Au fil des années, la Gestapo supplante la police dans sa tâche de lutter
contre les trafics, de tableaux, d’or, du marché noir. Lafont arrête même des flics (récit de l'inspecteur Morin) ou dénonce les flics pourris (comme Mercier) parce qu'ils ne partagent pas leur butin avec la Gestapo. Ca s'fait pas... un peu de moralité tout de même. Les sommes engrangées sont colossales. Lafont qui n'oublie pas son premier métier, en
profite aussi pour faire le ménage dans le milieu, élimine les bandes rivales,
comme la mafia corse.
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Pierre Bonny |
Henri Lafont recrute à tour de bras, selon les besoins.
Et pendant l’Occupation, trouver des gens aigris, humiliés, est tâche aisée. Le
mec qui a perdu son boulot, le cocu, la pute qui se fait cogner, le gars que son
voisin a dénoncé, le commerçant ruiné par le concurrent, la baronne déchue par
un héritage, le toxico en manque, l’homo pestiféré, l’artiste sans succès… Tout
les déçus du système… Une armée entière à portée de main, qu'il suffit de câliner dans le bon sens, et promettre une vie meilleure. Lafont est comme un parrain, on le consulte, on réclame son aide, notamment pour libérer de prison des gens arrêtés. Lafont en a le pouvoir (il passe au dessus de la Justice) il répond toujours oui, ne déçoit jamais. Mais c'est donnant-donnant.
Tous ceux qui connaissent le système, ont accès aux dossiers, aux experts, aux compétence, aux informations, quelque soit le domaine, sont les bienvenus. Fonctionnaires, scientifiques, politiques, sportifs... Je découvre ainsi le parcours
de Violette Morris, athlète star des jeux de 1928, bi sexuelle affichée, en
lutte avec sa fédération pour légitimer ses droits de femme. Une femme vénérée puis humiliée, qui a subi une ablation des seins pour pouvoir piloter
des bolides, comme les hommes. Invitée d’honneur des J.O. de 1936 à Berlin, recrutée par
les allemands comme espionne, puis embauchée par Henri Lafont comme
tortionnaire dans les caves de la rue Lauriston.
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Lafont et Bonny, procès. |
Mais la meilleure prise, c’est
la star des policiers français, qui a connu son heure de gloire dans l’affaire
Stavinsky, (Bébel dans le film de Resnais) puis sacrifié par sa hiérarchie sur l’autel de la politique, mis au
placard : Pierre Bonny. Entre Lafont le truand, et Bonny le flic, c’est l’entente
parfaite. Au premier l’art de la séduction, les mondanités, le recrutement, au
second la maitrise logistique, l’organisation, les plannings, la gestion du
personnel. Bonny, c’est l’organisation militaire. Et ça, les Nazis apprécient. Les agents sont classés selon leur rôle, leur compétence. Tout est réglementé. Enlèvement simple : 10 000 francs. D'une personnalité : 30 000 francs. Un assassinat peut monter à 300 000 francs selon la cible. La Gestapo embauche à tour de bras, dans les rangs de la Milice, ou du Parti Populaire Français.
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Geneviève De Gaulle |
Les équipes de Lafont seront
aussi chargées de démanteler des réseaux de Résistance (arrestation de Geneviève de Gaulle), en piratant les
télécommunications. Un des premiers fait de guerre de Lafont avait été l’infiltration radio de l'armée La France Libre, en Algérie. Quand les anglais pensent communiquer avec la Résistance,
livrer des armes, transmettre des messages, c’est à Lafont qu’ils parlent… Un
général interviewé estime que les plus gros dégâts subis par la Résistance
française sont dus… à des français, et non à l’armée allemande. Lafont, se rêve en chef de guerre, porte
fièrement l’uniforme de capitaine SS dans ses interventions, va fonder la
Brigade Nord-Africaine, en Algérie. Avec la rencontre de Pierre Laval, il se pique de politique et de préfecture
En 1945, Lafont et Bonny sont arrêtés et jugés.
Philippe Aziz fait part de leurs déclarations, qui éclairent sur la
personnalité de ces hommes. TU TRAHIRAS SANS VERGOGNE est écrit – pardon pour
le terme galvaudé - comme un roman. C’est le style Aziz. C’est de l’enquête, à
la première personne, et du récit. Aziz ne romance pas. Il est historien, seuls
les faits, vérifiés, comparés, vaillent. Mais il raconte, donc travaille la forme, soigne l'atmosphère (le Pigalle nocturne, les truands, les
équipées) et peut donner l'impression que ces hommes et femmes sont des héros tragiques,
ou romantiques. Ce qui n'est évidemment pas le cas, mais certains peuvent juger le style préjudiciable. Rendre séduisante la lecture de telles horreurs demande un peu de recul... D’origine tunisienne, décédé en 2001, Philippe Aziz a beaucoup écrit sur Seconde
Guerre mondiale, les camps de la mort, ainsi que sur l’Islam à travers l’histoire.
Je suis tombé sur ce bouquin en fouillant un carton à chaussures remplis de livres de poches poussiéreux, sur le banc d’un abribus, dans un bled paumé en plein hiver… Bonne pioche. Ce livre est passionnant, dur,
édifiant, riche d’informations, sur une des pires périodes de la société
française.
Je n'oublie pas que ce livre date d'il y a 40 ans, un des premiers sur le sujet, et que depuis, d'autres recherches ont été entreprises, d'autres archives dévoilées.
A voir aussi « 93 RUE LAURISTON », un téléfilm de Denys
Granier-Deferre diffusé en 2004, avec Daniel Russo.
Livre de Poche - 380 pages
Très bon livre que j'ai depuis quelques années (Collection Fayard). Le film "93 rue Lauriston" avec Russo et Michel Blanc est très proche du livre (Hormis certains personnages qui n'apparaissent pas comme Violette Morris). Pierre Bonny a toujours été un flic pourris, c'est lui qui en 1923 s'occupait de l'affaire Seznec et fera tout pour le faire plonger. Une bonne chronique d'une page très sombre de l'histoire de France.
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