vendredi 2 décembre 2016

1275 AMES de Jim Thompson (1964) par Luc B.



Bertrand Tarvernier aura adapté deux romans noirs américains au cinéma, DANS LA BRUME ELECTRIQUE (2009) écrit par James Lee Burke, et COUP DE TORCHON (1981), d’après le roman de Jim Thompson 1275 ÂMES.

Accessoirement, ce livre est aussi célèbre pour porter le n°1000 de la Série Noire Gallimard.

Jim Thompson est né en 1906, son père était shérif. Ca ne s’invente pas. Les cinéastes se sont bien servis dans ses publications, Sam Peckinpah avec GUET APENS, Alain Corneau avec SERIE NOIRE, récemment Michael Winterbottom avec l’excellent THE KILLER INSIDE ME, du non moins excellent roman éponyme (qui d’ailleurs rappelle celui-ci par son shérif psychopathe). Thompson apparait aussi aux génériques de deux films de Stanley Kubrick, comme dialoguiste additionnel sur L’ULTIME RAZZIA (1956) et co-scénariste sur LES SENTIERS DE LA GLOIRE (1957) pour lequel il n’a pas fait grand-chose, Kubrick ayant été bienveillant, lui fournissant une fiche de paie, suite à un accrochage contractuel sur le précédent film.

1275 ÂMES (POP. 1280 en anglais, oui, vous remarquerez qu’en VO il y a 5 habitants de plus…) est sorti en 1964. C’est un des plus fameux Romans Noirs qui soit, et même si on connait l'excellente adaptation de Tavernier, faire l’impasse sur le bouquin serait criminel. Comme pourrait le dire son héros, le shérif Nick Corey : je ne dis pas que ce serait mal de ne pas le lire, mais disons que ce s’rait pas bien non plus…

Il est comme ça, Nick Corey, à jamais savoir quoi faire, quoi dire. Il est shérif de Pottsville. On est en 1910, au Texas. L’autorité n’est pas son fort. Il se fait emmerder par tout le monde, sa femme d’abord, et son débile de frangin. Et par les administrés, qui se foutent de lui. Seulement voilà, les élections approchent. Ce serait bien d’être réélu, pour continuer à jouir des avantages. Il demande conseil au shérif voisin, Ken Lacey, une brute prétentieuse, qui s’enorgueillit de pouvoir éliminer tous les parasites. Alors la petite graine germe dans le cerveau de Nick Corey. Se débarrasser des gêneurs (à commencer par deux maquereaux du coin) mais faire en sorte que d’autres soient suspectés à sa place…

Et pour ça, Nick Corey a une tactique particulière. La rhétorique. Il enfume les gens. Le livre est extrêmement dialogué. Les mots sont importants. Surtout que ce sont ceux de Corey, c’est lui le narrateur. Il saoule ses adversaires, se plaint, se rabaisse, ce qui fait grandir le sentiment de puissance de ses interlocuteurs, dont l’orgueil s’emballe. Comme Ken Lacey, qui va se vanter auprès de tous que lui, il saura faire le ménage. Et quand on retrouve les cadavres des deux maquereaux, forcément, les gens causent. Et le débonnaire Nick Corey dira à Ken : « t’as tellement dit à tout le monde ce que tu allais faire, que moi, j’crois bien que tu l’as fait. T'es un homme de parole. Un vrai chef. Sinon, pourquoi tu aurais été te vanter… ». Et l’autre est coincé.

Il y a une autre grande scène, sur le parvis de l’église, à la sortie de la messe. Corey vient en aide à Sam Gaddis, l’autre candidat à l’élection de shérif. Il harangue les fidèles. Cet homme est formidable, il sera un bon shérif, ayez confiance en lui, dès qu’il aura répondu aux rumeurs dégueulasses qui trainent. Et l’autre : hein, quoi, quelles rumeurs ? Et hop, la p’tite graine est semée. Et Corey de poursuivre : c'est ignoble ce qu'on raconte, personne ne peut croire que t’as violée une p'tite négresse de 5 ans, personne, un bon chrétien comme toi, alors dit-le que c’est pas vrai, et qu’on en finisse…

La scène est énorme, fabuleuse, un long crescendo qui passe du cocasse à l’horreur pure. Corey sous ses airs de simplet de village fait des ravages. Il divise pour mieux régner. Plus le roman avance, plus Nick Corey s’affirme comme un ange mystique œuvrant pour la justice du Seigneur. Mais il a d’autres problèmes sur le dos. Sa femme Myra, une harpie qui l'humilie sans cesse. Et ses maîtresses, dont Rose Hauck, et son mari possessif, raciste, qui fait tache dans le tableau. Et puis Amy, celle-là il l'aime vraiment, il a failli l'épouser. Et il en pince encore... Car Corey est un queutard invétéré. Et ça baise dans ce roman, oh la vache, plus que dans le film ! Thompson aligne les scènes de coups de reins que c'en est surprenant. Bref, toutes ces liaisons secrètes, c'est trop compliqué à gérer, difficile d'être partout à la fois, et là aussi il va falloir faire le ménage.

On est au croisement de LF Céline et Feydau. Une vision nihiliste de l’humanité, une noirceur d'âmes, et la pure mécanique vaudeville. Une bouffonnerie, on s'accroche à sa fonction, sa petite carrière, sa respectabilité de surface. L’humour est omniprésent, par la truculence du langage, des dialogues, du style, par les situationsmes. Mais un humour très noir. Jim Thompson va très loin. On patauge dans l’immoralité, la vulgarité, le cynisme, la corruption, le racisme, la violence. Roublard, rusé, au départ, Corey s’empêtre dans ses mensonges, se crée plus de problèmes qu’il n’en résout. Thompson, en (très) bon auteur de polar n’oublie pas le suspens, les rebondissements, les témoins de dernières minutes, les coups du sort. Jusqu'à la dernière ligne.

1275 ÂMES est un roman proprement hallucinant, il n’y a pas une virgule en trop. La fin diffère beaucoup du film (Tavernier avait transposé l’action en Afrique, supprimé et rajouté des personnages) elle nous laisse sur le flanc, avec cette ultime réplique d’un Nick Corey tiraillé de toutes parts, ange exterminateur, qui se répand en boniments face un détective privé qui lui cherche des noises, et conclut d'un lapidaire : « ce que je vais faire ? eh ben j’en sais rien du tout »… 

Les séries noires de Gallimard étaient calibrées à 250 pages. POP. 1280, outre qu'il avait été traduit à l'arrache, sans nuance, avait été coupé de 20 pages. Cette nouvelle édition chez Rivage est l'oeuvre complète, avec une nouvelle traduction.

Chef d’œuvre 

   

1 commentaire:

  1. Ah ! Ce Coup de Torchon... Quel film !!!

    Si le bouquin est encore mieux alors là...

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