Toc Toc crouiiiii
- Je peux entrer M'sieur
Claude ? Très sensuelle cette mélodie… Époque romantique je parie ? Retour à la
musique de chambre cette semaine. Humm, c'était en octobre la dernière fois…
- Oui, ma belle Sonia, et encore du Brahms, dans son 1er Trio,
l'une de mes musiques favorites dans ce répertoire et une interprétation
d'anthologie… Enfin une autre interprétation car, pour la première fois, j'écris un second
article sur la même œuvre (version 2.0)…
- Question musique de chambre, vous aviez entre temps fait un détour par
Schubert et sa sonate "D"épartemental 959 pour brocarder M'sieur Luc…
Heuu un vieux disque en mono cette fois-ci ?
- Au contraire, le trio
composé de Julius Katchen, spécialiste de Brahms, Josef Suk et Janos
Starker, a enregistré ce disque en 1968, la grande époque DECCA…
- Julius Katchen, qui est le pianiste de l'ensemble, ne me dit rien,
contrairement aux deux autres artistes…
- C'est assez normal, le
pianiste américain est mort un an après cette gravure à seulement 42 ans ! Il
reste une référence dans la musique de Brahms peu connue à l'époque.
Brahms en 1860 |
J'évoque
rarement mes souvenirs personnels dans mes articles. Faisons exception pour
cette œuvre. Été 94, je reviens non-stop de l'Adriatique (1400 bornes seul au volant
– oui, c'est débile, mais il y a certains cas…). Arrivé dans le Morvan direction
les Yvelines, j'en ai ma claque, il est minuit, les trois gosses roupillent sur la
banquette arrière… Les yeux papillotent malgré les pauses diverses. Je décide
d'écouter ce Trio opus 8 en boucle et à pleine puissance… Je vais l'écouter quatre fois au
moins et l'effet amphétaminique est redoutable. Oui, Sonia, une de ces musiques
qui me prend toujours aux tripes, virevoltante, éblouissante, juvénile… Toute
la famille arrivera à bon port ! Merci Brahms de concurrencer Saint Christophe…
Brahms est un invité assidu du blog. Il y a peu de déchets
dans son œuvre, notamment de chambre, il faut bien le dire. Pour sa biographie, se rendre dans l'INDEX
et plus particulièrement dans l'article consacré aux quintettes pour alto ou clarinette. (Clic)
Trente-trois
ans sépare (a priori) les deux premiers trios de Brahms,
respectivement opus 8 et écrit en 1854 par un jeune compositeur de 21 ans
un peu dandy, et l'opus 87 de 1887 composé par le célèbre grand-père
ventripotent à la barbe de prophète. Oui, j'ai écrit "a priori", car
en 1888, son éditeur, Franz Simrock,
désirant rééditer le catalogue déjà imposant d'un Brahms
au sommet de la notoriété, propose au musicien d'effectuer toutes les
corrections souhaitées dans ses œuvres antérieures. Brahms
retravaille en profondeur son premier trio,
le raccourcit et allège sa structure. De 45', l'ouvrage se réduit à 35' et son
intensité émotionnelle bénéficie de la maîtrise acquise depuis trente ans. On
peut donc considérer que les deux trios sont contemporains et cela s'entend.
Comme je l'ai écrit il y a quelques semaines à propos de Dvořák,
les jeunes compositeurs voient parfois trop long (70' pour le second quatuor du
tchèque. Dieu que c'est étiré et un peu creux…).
Emporté
par l'exubérance, le trio souffrait dans sa forme première de 1854 d'une surabondance de matériau
sonore et sans doute d'une architecture à la complexité outrancière, surtout
dans l'adagio. C'est net quand on compare les indications de tempo des quatre
mouvements entre les deux versions, pour le 3ème mouvement : Adagio non troppo – Allegro – Tempo primo en 1854 et Adagio
en 1889. Les enregistrements de la
version originale sont rares et oui, il faut admettre que l'ouvrage se perd par
moment dans des variations qui peuvent sembler superflues, des digressions.
Mais attention… Si tous les jeunes compositeurs écrivaient d'emblée de telles
partitions ! Nous écoutons aujourd'hui la révision de 1889. Pour la petite histoire, le trio fut composé à Düsseldorf et
à Hanovre puis créé en 1855 à… New-York
avant d'être rejoué en Pologne un mois plus tard. Puis un peu oublié !
Julius Katchen, Josef Suk et Janos Starker |
Les
trios de Brahms disposent d'une belle
discographie. Dans le choix d'une version, on se trouve confronté à deux types
d'ensemble : les trios constitués comme les Wanderer
ou le Beaux Arts Trio, ce dernier a dominé
le genre pendant 53 ans ! Ou, comme c'est le cas aujourd'hui, la réunion de
trois artistes à l'occasion d'une série de gravures, chaque artiste ayant par
ailleurs une carrière de soliste indépendant. Nous avions déjà évoqué la
réunion de trois géants : Rubinstein,
Heifetz et Piatigorsky
dans l'enregistrement culte du trio de Tchaïkovski
(Clic).
On pouvait alors s'attendre à un concours d'égos et bien non, la magie opérait
au bénéfice de la musique.
Julius Katchen, né dans le New Jersey en 1926, révèle ses dons pour le piano dès
5 ans. Il va très jeune enchaîner les récitals et concerts avec les grands
orchestres américains de l'époque comme, pour ses 11 ans, le difficile 20ème
concerto de Mozart
où le jeune garçon est accompagné par l'orchestre de Philadelphie
et son chef illustre Eugene Ormandy.
En
parallèle, il obtient des diplômes en philosophie. Si son répertoire est vaste,
il va devenir le spécialiste de Brahms
de son époque, donnant toutes les œuvres du compositeur allemand dans des
concerts fleuves…
En
1950, il s'installe à Paris et va
graver pour Decca à l'heure de la stéréo : l'intégrale des pièces pour piano
seul,
les sonates avec
violon, déjà avec Josef Suk,
puis pour violoncelle
avec Janos Starker. Des disques de légende. Et
c'est donc tout à fait logique que ce soit avec ces deux artistes qu'aient lieu
les captations des trios en 1968. Julius Katchen souffre déjà d'un cancer
qui le terrassera un an plus tard à 42 ans. On a parfois reproché à Katchen un soupçon d'hédonisme dans Brahms, de la virtuosité un peu gratuite. Personnellement,
j'y vois une fougue romantique et épicurienne qui convient parfaitement au
style élégiaque du compositeur.
Josef Suk (1929-2011) n'est autre que le fils du compositeur
de même nom et reste l'un des grands violonistes du XXème siècle. Son contemporain Janos Staker (1924-2013) a marqué
l'histoire du violoncelle comme instrumentiste et pédagogue, et bénéficiera d'un
article lors d'un autre sujet à venir.
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XXXXX XXXXXX |
Entre
les deux ambitieux et géniaux trios de Schubert
écrits coup sur coup en 1827 quelques
mois avant la mort du compositeur autrichien (Clic) et la composition de cet opus 8 de Brahms,
28 ans se sont écoulés sans que le genre ait connu, à mon sens, de partitions majeures. Seul Schumann, l'ami de Brahms a produit trois trios
assez habiles mais d'une inspiration en retrait par rapport à celle de son
quintette (Clic).
Trois Trios
écrits entre 1847 et 1851, une période faste avant que Schumann ne sombre pas à pas dans la folie, au désespoir de Brahms.
Brahms adopte une forme classique en 4 mouvements mais
place le scherzo en seconde position, décision assez logique quand on considère
que l'allegro initial dure une bonne quinzaine de minutes, soit presque la
moitié de l'ouvrage.
1 - Allegro con brio (en
si majeur)
: le piano chante d'emblée une mélodie chaloupée, une onde d'eau et de lumière.
Une houle dans la psyché rêveuse du jeune et passionné compositeur. Le
violoncelle prend la parole pour énoncer sereinement le premier thème : une
longue phrase de 16 mesures, elle aussi sinueuse, élégiaque, typique du clair-obscur
séduisant de Brahms. Un leitmotiv que
l'on identifie et mémorise immédiatement par sa simplicité et la rigueur de sa rythmique.
Le violon n'intervient (contrairement à l'édition de 1854) qu'à la 21ème
mesure. Il reprend le même thème que le violoncelle dans une réexposition qui
conduit [1:19] à un premier dialogue à rôle égal entre les trois instruments
qui continuent de proposer de manière obsédante ce leitmotiv enivrant [2:41]. De
ce dialogue va surgir au piano un second thème plus marqué. Les trois
protagonistes se réunissent avec de plus en plus de jouissance. Après ce
passage allant, un troisième motif va se dessiner pour ouvrir le bal de divers
développements. Même si Brahms conserve globalement la forme sonate, avec une
reprise des thèmes initiaux da capo [4:15], la richesse et l'importance des
thèmes est telle que la poésie fantasque n'est jamais absente du discours.
Et puis Brahms utilise toutes les formes pour captiver
l'auditeur : du canon à la fugue... Une musique foisonnante, qui ne peut nier sa parenté avec le trio l'Archiduc
de Beethoven.
Hanovre vers 1880 XXXXXX |
Le
mouvement est assez long (17') mais son inventivité permet une relance
permanente d'idées dérivées des thèmes principaux. On ne se lasse ainsi jamais à l'écoute de ce mouvement ambitieux. Brahms
évoque-t-il une ballade champêtre et festive ? Musique descriptive ou déjà impressionniste ?
Les deux à l'évidence. Les derniers développements et la coda se nourrissent du
thème introductif de manière énergique et flamboyante. Une débauche de sonorités
se rapprochant plus d'une forme orchestrale que de la musique de chambre
traditionnelle. Mais qu'importe ! Une page parmi les plus élaborées du maître de Hanovre, mais joyeuse et sensuelle, profondément directe. Trois interprètes en état d’apesanteur… Heu, moi aussi !
2 - Scherzo (Allegro
molto) (en si mineur)
: Je ne vais pas insister outre mesure sur ce qui caractérise ce trio opus 8 dans
son ensemble : la joie de vivre, pour le fond et pour la forme ; l'adhésion
immédiate du mélomane pour des thèmes qui frappent l'esprit et la mémoire dès
la première écoute. Curieusement, Brahms,
que Beethoven intimidait par son génie à
propos de l'impact de ses motifs et thèmes si implicites (Pa Pa Pa Paaaa), n'a
rien à lui envier dans ce trio. Un chant généreux et guilleret anime le
scherzo où le thème féérique est annoncé par le violoncelle, puis le piano et
le violon. Un motif chorégraphique, sautillant et bucolique. Le
trio plus alangui voire érotisant nous transporte dans un univers rêveur car nocturne. Son
caractère entraînant doit beaucoup au style viennois, à la valse. Un climat de
légende, de conte. Ce scherzo n'a pas été réécrit lors de la seconde édition.
Le jeune Johannes en 1854 devait mûrir mais
avait-il encore quelque chose à apprendre de ses maîtres ?
Maison natale de Brahms à Hambourg |
3 - Adagio (en si majeur) : Quelques notes
graves et méditatives du piano marquent le début de l'adagio avec des réponses nonchalantes
des cordes. Il n'y a aucune tristesse, juste un mystère latent. On imagine un
ciel étoilé par un soir estival. Deux thèmes vont s'affronter ou se confondre
au gré de cette mélopée. Brahms
aimait la nature, les sous-bois, les ramures. Le compositeur m'est toujours
apparu comme un romantique plus proche des paysages et des sentiments que des
héros si souvent mis en musique par ses confrères : héros shakespeariens et
maudits rencontrés chez Berlioz,
Schumann ou Tchaïkovski.
Clara Schumann aurait dit de Brahms, "on
a l'impression qu'il joue avec des étoiles". Détailler ce
mouvement idyllique n'a aucun intérêt. On se laisse porter par le flot sonore
et intime, s'abandonner et savourer les interventions des trois instruments tantôt comme
solistes, tantôt concertants. Difficile de ne pas vibrer en écoutant ce
bercement onirique… Jamais Brahms ne fera montre d'un tel sentimentalisme dans
ses autres œuvres de chambre parfois plus âpres, pour ne pas dire violentes et
douloureuses.
4 - Allegro (en si mineur) : Bien entendu,
malgré son mode mineur, le final maintient un ton enjoué dans la conclusion de
l'œuvre. Une première idée virevolte entre le piano et le violoncelle qui énonce
le thème. Rapidement un second motif plus martial et ludique entre le piano et
le violon va apporter le complément de matériau sonore structurant cet allegro
conclusif. Chaque mesure distille une forme de passion juvénile et enfiévrée
que l'on ne retrouvera jamais dans les ouvrages postérieurs. Dans deux ans, Schumann,
l'ami si proche de Brahms va disparaître rongé
par la folie. Un drame si traumatisant que le compositeur et Clara Schumann si proches en amitié ne
pourront jamais nouer de liens amoureux. Brahms
ne se mariera jamais et Clara
prendra ses distances. Ce court final reflète les années de bonheur, avant la tragédie,
celle de la jeunesse tumultueuse. On pourrait s'attendre à des rappels de la
thématique des mouvements précédents. Il n'en est rien. Le final n'en reste pas
moins un moment où la fougue de la jeunesse affronte les premiers et sombres pressentiments
de la maturité. Il se dégage de ce final une forme de rugosité combative contrastant
avec la sérénité des autres mouvements. Katchen,
Suk et Starker
savent mettre en valeur avec une énergie contrôlée cette ambivalence des
climats mélodiques qui préfigure l'art de Brahms des 50 ans à venir.
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La
discographie de cette œuvre majeure est fournie. Le premier enregistrement
marquant en monophonie date des années 50 et réunit Pablo
Casals, Myra Hess,
Isaac Stern. Une interprétation aux tempos
retenus, comme le souhaitait le violoncelliste catalan, mais au caractère primesautier. (Sony – 6/6 mais quasiment introuvable et son assez ingrat).
J'ai
sélectionné quelques gravures passionnantes et concurrentes du disque présenté
ce jour. Un choix personnel qui fait en général l'unanimité chez les amateurs
de Brahms. On pourrait surement en ajouter
d'autres que je ne connais pas. Le Beaux Arts Trio
a enregistré une version précise, raffinée et élégante comme toujours avec cet ensemble,
mais sans le mordant de Katchen et de ses amis. (Philips – 6/6). Fin des années 80 le
jeune Trio Fontenay avait enregistré
une interprétation pleine de verve qui a été rééditée avec en complément un 4ème
trio posthume découvert dans les années 1930 (Apex – 5/6). (Complément identique pour le
double CD du Beaux Arts Trio).
Enfin,
les jeunes artistes continuent d'enrichir la discographie. Sont très
recommandables : les disques du trio formé par les frères
Capuçon et Nicholas
Angelich d'un côté et, d'un autre, ceux du Trio
Wanderer. Dans les deux cas, les musiciens s'écartent de tout pathos romantique, que
l'on risque d'entendre chez Brahms,
au bénéfice de lectures énergisantes (Erato
– 5/6) & (Harmonia Mundi – 6/6).
Nota : le premier article à propos de ce trio était
consacré à l'interprétation du Trio Wanderer, article que je n'ai pas relu
avant pour ne pas être influencé… C'est la découverte d'une vidéo complète du
disque de julius Katchen qui m'a décidé d'écrire cette nouvelle édition…
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