samedi 25 janvier 2014

TCHAIKOVSKI : TRIO – Rubinstein, Heifetz & Piatigorsky (1950) – par Claude Toon



- B'jour M'sieur Claude… Mais ça fait cinq fois que vous écoutez en boucle cette belle musique tantôt nostalgique tantôt joyeuse … Une vraie obsession !
- Et oui Sonia, le trio de Tchaïkovski par le trio Rubinstein – Heifetz – Piatigorsky, un de mes disques pour l'île déserte…
- Ça n'a pas été un indicatif sur une radio ? M'sieur Pat m'a parlé de cela, j'étais gamine d'après lui à cette époque…
- Si sur Radio Classique dans les années 90, c'est comme cela que je suis tombé fan de cette interprétation…
- Le jeu des artistes est bouleversant, mais le son me semble moyen, si je puis me permettre…
- En effet, un disque monophonique de 1950, mais le fond musical l'emporte tellement sur la forme, et le report est excellent.
- Pour l'orthographe des artistes vous me gâtez, pas facile pour la publication…

Oui Sonia, il y a des jours où un air entendu à la radio, sur le Deblocnot, sur un CD loué au hasard dans une médiathèque vous prend tout de suite à la gorge et au cœur… C'est irrationnel, un effet d'osmose entre l'inspiration d'un musicien et notre psyché. Et c'est vrai dans tous les genres : Blues, Rock, Classique, chanson, etc… Un exemple qui me concerne, c'est l'album du countryman Johnny Cash dans American IV - The man comes around commenté par BBP dans ces pages (clic) ; achat, puis écoute en boucle, puis assez souvent après… Le mélomane classique qui en pince pour ce gars là ? Ne me demandez pas pourquoi, je n'ai aucune réponse pour expliquer ce coup de cœur ! Parfois, il y a une pandémie dans l'intérêt du public comme pour "Ne me quitte pas" de Brel. C'est ainsi que l'on assiste à la naissance d'un chef-d'œuvre.
Certains vont penser qu'entre Johnny Cash et Tchaïkovski, mes oreilles font le grand écart (*) et bien pas tant que cela. Dans les deux cas, je pense avoir été sensible à la fois à la mélancolie teintée d'humanité des mélodies des deux hommes, à un siècle d'intervalle et dans des registres bien différents, et aussi à un grand intimisme.
(*) Vous avez déjà pensé à vous produire dans un cirque M'sieur Claude ?
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Le célèbre pianiste Arthur Rubinstein (1887-1982) fonde son premier trio au début des années 40 avec le violoniste Jascha Heifetz (1901-1987) et le violoncelliste Emanuel Feuermann (1902-1942). Les trois hommes graveront pour RCA quelques trios célèbres du grand répertoire à l'époque du 78 tours. La mort précoce sur une table d'opération d'Emanuel Feuermann en 1942 met hélas fin très tôt à cette virtuose aventure.
Dès 1942 Gregor Piatigorsky (1903-1976) va le remplacer et la complicité (a priori contre nature) des trois hommes va perdurer jusqu'au début des années cinquante et de l'ère du microsillon. L'altise William Primrose sera parfois de la partie pour des quatuors avec piano. Une trentaine de disques cultes sera gravée pendant cette épopée… Oui, contre nature car ces solistes adulés avaient une propension pour le "Melon", et on pouvait s'attendre plus à une compétition entre virtuoses, qu'à une osmose des talents individuels au service de la musique et des compositeurs. Une crainte justifiée pour Jascha Heifetz qui, par exemple, refusa de créer le concerto de Schoenberg écrit à son intention et que le violoniste déclara injouable ; tu parles ! (Écoutez la jeune Hilary Hahn, elle a signé une interprétation de référence à  28 ans – clic.) Et bien non ! La magie opère, et les trois hommes vont remiser leurs égos pour nous offrir des interprétations miraculeuses. Ce disque de 1950 en est la preuve. Je parlerai plus longuement des carrières de ces sacrés artistes dans d'autres articles.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Tchaïkovski compose son trio en 1881 dans une période faste où son talent est complètement reconnu, et avant de se retrouver plus ou moins au banc de la société bien pensante après la révélation de son homosexualité en 1890. C'est donc une œuvre qui voit le jour entre la composition des très ambitieuses et géniales 4ème et 5ème symphonies, et bien avant les compositions plus douloureuses des dernières années précédant la disparition du compositeur en 1893
L'ouvrage est un hommage musical au pianiste NikolaÏ Rubinstein, un ami de Tchaikovski qui venait de disparaître très jeune (46 ans). La partition porte en dédicace : "À la mémoire d'un grand artiste". Tchaïkovski lui avait déjà dédicacé son célèbre premier concerto pour piano (Clic).
Le compositeur russe, réputé pour utiliser les formes classiques, mais avec une grande inventivité, pulvérise complètement la forme usuelle du trio en quatre mouvements tels ceux de Schubert, Beethoven ou Brahms. L'œuvre, assez développée, est découpée en deux parties : un premier grand mouvement oscillant entre l'andante et l'allegro et une seconde partie (plutôt que mouvement) composée de 12 variations enchaînées, la dernière reprenant le thème si émouvant de l'introduction.
Créé à Moscou en octobre 1882, ce chef-d'œuvre est incontestablement une des pages les plus accomplies du musicien russe. La partie de piano est particulièrement difficile, écrite sans doute en mémoire de la virtuosité de  NikolaÏ Rubinstein.
1 – Pezzo elegiaco : Moderato assai ; Allegro Giusto : Le piano de Arthur Rubinstein égrène les notes de la première mesure. Le violoncelle énonce le thème principal de l'œuvre. Noté Mezzo forte, il s'impose face au piano. Piatigorsky fait chanter son instrument sans emphase dramatique dans ce thème magnifique et élégiaque. Élégiaque est synonyme de mélancolique. La mélodie pourrait donc être triste. Non ! C'est une longue phrase nostalgique. C'est l'émotion slave à l'état le plus pur. Tchaikovski exprime son regret mais n'écrit pas un lugubre requiem. On peut discerner une lumière de l'au-delà, précisons : une lumière céleste. Le violon reprend le thème à la fin de la cinquième mesure. Le timbre lumineux et le jeu sans fioriture hédoniste de Jascha Heifetz présente le même phrasé élégant que le violoncelle, une sonorité presque tzigane. Très rapidement les trois instruments vont fusionner pour prolonger cette introduction émouvante en un jeu plus joyeux, comme si la paix, la joie, la vie devaient s'imposer face à la tragédie de la perte d'un ami. Certains musicologues parlent de marche funèbre. Bizarre !? J'écris avec la partition sous les yeux, il n'y a rien dans cette interprétation et sur le papier PDF qui ressemble de près ou de loin à une marche funèbre comme dans l'héroïque de Beethoven (2nd mouvement).
L'origine russe des trois artistes (je n'avais pas signalé cette évidence à lire les patronymes) joue en faveur de ce style tantôt poignant, tantôt extraverti. Car tout ce long mouvement repose sur cet antagonisme entre la langueur du deuil, et le désir de la surmonter par une énergie vitale très présente dans le jeu viril du piano, l'énergie de ces notes scandées, frappées avec forces sur le clavier. Le mouvement échevelé et riche de surprises s'achève par une variation sereine sur le beau thème initial qui sert de leitmotiv.
2 – Tema con variazione. Andante con moto à [16'32] : La tonalité élégiaque de la mineur dominait le premier mouvement. Toute la seconde partie sera en mi majeur puis en la majeur, deux tonalités plus optimistes. Exception la coda. L'exposition andante du thème est entièrement jouée au piano solo. Je l'ai déjà dit, le trio est un hommage au  pianiste  NikolaÏ Rubinstein. On pourra penser à une berceuse, le sommeil du repos éternel, une grande paix intérieure. Rubinstein joue cette minute de musique avec tendresse. Ce petit morceau léger est tout à fait inattendu après les tensions du long premier mouvement. Un intermède ? Dans la première variation [17'42"], ce thème principal est repris par le violon. C'est une musique allègre. Chaque variation est courte, de 1 à 2'30". Cette conception apporte une immense fantaisie à l'ensemble. Les climats les plus divers se bousculent : de l'espiègle variation N° 3 [19'09"] et sa partie fantasque de piano à la N°4 [20'04"] où l'on retrouve des phrases plus graves au violoncelle. [21'04"] La variation N°6 est une valse. Tchaïkovski était un homme de ballet. Cette suite de morceaux aussi variée peut faire songer aux tableaux dansants et féériques d'un ballet, des pas de trois (si si, ça existe). [25'31"] Dans la variation N° 8, la musique se veut exaltée, très virtuose de par sa forme fuguée. Nos trois artistes équilibrent leur jeu avec perfection et clarté. La variation suivante N°9 nous entraîne dans un rêve. Tchaïkovski fait preuve d'une imagination diabolique… [36'50"] La douzième variation reprend le thème pathétique de l'introduction, le transcende. Le violon solo d'Heifetz déchire de sanglots l'espace sonore. Le violoncelle de Piatigorsky le rejoint dans cette sombre méditation. Ah les russes et leur sensibilité à fleur de peau… C'est ici que l'on entend une marche funèbre, un de profundis, avec le piano qui sonne comme un carillon lugubre. Un final d'une beauté glaciale et sidérale, cosmique (*).
(*) - M'sieur Claude, calmez-vous. Je vais chercher un dictionnaire des synonymes… C'est certain cette musique vous transporte au ciel, je ne sais pas si c'est le 7ème !
- Vous savez, ma p'tite Sonia, on n'entend pas une œuvre de cette densité et une telle interprétation tous les jours… Un disque historique…
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

La discographie alternative stéréophonique est difficile à établir après l'écoute de ce disque de 1950. Pour ceux qui préfèrent un son plus réaliste et dynamique, trois enregistrements se partagent le podium côté HIFI, pour l'esprit et la lettre également.
Le trio Wanderer équilibre à merveille les climats funèbres ou allègres de la partition. Chaque musicien joue son rôle, sans préséance. C'est énergique mais un peu rigide, avec des variations de tempo parfois surprenantes. C'est la meilleure version récente. Elle est parue en 2013. Le son est superbe. (Harmonia Mundi – 4,5/6)
A des trios constitués, Dgg préfère jouer le carte du regroupement de solistes célèbres qui vont assurer les ventes. On peut dans ce genre de démarche s'attendre à des parties de catch à trois où les egos des vedettes s'imposent au détriment de l'unité du discours. En 1999, Martha Argerich, Gidon Kremer et Mischa Maisky ont signé un disque musicalement parfait mais le tempo de l'introduction est bien bien lent. Ce n'est pas funèbre, c'est lugubre. Et puis nos trois virtuoses ne veulent tellement pas sombrer dans l'hédonisme, risque majeur de l'entreprise, qu'ils se font presque trop discrets, et l'image sonore devient floue par moment. Un beau disque avec des artistes que l'on aime tous, mais pas un choc discographique. (Dgg - 4/6). En 2009, Lang Lang, Vadim Repin et Mischa Maisky de nouveau se sont aussi associés pour graver un disque où l'on retrouve encore une certaine lenteur, mais c'est poétique, clair et plein de vie, et Lang Lang occupe la place prépondérante du piano sans pour autant envahir tout l'espace sonore. Certes, il manque l'énergie décoiffante et pathétique du trio Rubinstein. Ma version moderne préférée malgré cette petite réserve (Dgg – 5/6).





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire