- B'jour M'sieur Claude…
Mais ça fait cinq fois que vous écoutez en boucle cette belle musique tantôt
nostalgique tantôt joyeuse … Une vraie obsession !
- Et oui Sonia, le trio
de Tchaïkovski par le trio Rubinstein – Heifetz – Piatigorsky, un de mes
disques pour l'île déserte…
- Ça n'a pas été un
indicatif sur une radio ? M'sieur Pat m'a parlé de cela, j'étais gamine d'après
lui à cette époque…
- Si sur Radio Classique
dans les années 90, c'est comme cela que je suis tombé fan de cette
interprétation…
- Le jeu des artistes
est bouleversant, mais le son me semble moyen, si je puis me permettre…
- En effet, un disque
monophonique de 1950, mais le fond musical l'emporte tellement sur la forme,
et le report est excellent.
- Pour l'orthographe des
artistes vous me gâtez, pas facile pour la publication…
Oui
Sonia, il y a des jours où un air entendu à la radio, sur le Deblocnot, sur un CD
loué au hasard dans une médiathèque vous prend tout de suite à la gorge et au
cœur… C'est irrationnel, un effet d'osmose entre l'inspiration d'un musicien et
notre psyché. Et c'est vrai dans tous les genres : Blues, Rock, Classique, chanson,
etc… Un exemple qui me concerne, c'est l'album du countryman Johnny Cash dans
American IV - The
man comes around commenté par BBP dans ces pages (clic) ; achat,
puis écoute en boucle, puis assez souvent après… Le mélomane classique qui en
pince pour ce gars là ? Ne me demandez pas pourquoi, je n'ai aucune réponse
pour expliquer ce coup de cœur ! Parfois, il y a une pandémie dans
l'intérêt du public comme pour "Ne me quitte pas"
de Brel. C'est ainsi que l'on assiste à la
naissance d'un chef-d'œuvre.
Certains
vont penser qu'entre Johnny Cash
et Tchaïkovski, mes oreilles font le grand
écart (*) et bien pas tant que cela. Dans les deux cas, je pense avoir été
sensible à la fois à la mélancolie teintée d'humanité des mélodies des deux hommes, à un
siècle d'intervalle et dans des registres bien différents, et aussi à un grand
intimisme.
(*) Vous avez déjà pensé
à vous produire dans un cirque M'sieur Claude ?
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Le
célèbre pianiste Arthur Rubinstein (1887-1982)
fonde son premier trio au début des années 40 avec le violoniste Jascha Heifetz (1901-1987) et le violoncelliste
Emanuel Feuermann (1902-1942). Les trois
hommes graveront pour RCA quelques trios célèbres du grand répertoire à l'époque
du 78 tours. La mort précoce sur une table d'opération d'Emanuel
Feuermann en 1942 met
hélas fin très tôt à cette virtuose aventure.
Dès
1942 Gregor
Piatigorsky (1903-1976) va le remplacer et la complicité (a
priori contre nature) des trois hommes va perdurer jusqu'au début des
années cinquante et de l'ère du microsillon. L'altise William
Primrose sera parfois de la partie pour des quatuors avec piano.
Une trentaine de disques cultes sera gravée pendant cette épopée… Oui, contre
nature car ces solistes adulés avaient une propension pour le
"Melon", et on pouvait s'attendre plus à une compétition entre virtuoses,
qu'à une osmose des talents individuels au service de la musique et des
compositeurs. Une crainte justifiée pour Jascha
Heifetz qui, par exemple, refusa de créer le concerto de Schoenberg écrit à son intention et que le
violoniste déclara injouable ; tu parles ! (Écoutez la jeune Hilary Hahn, elle a signé une
interprétation de référence à 28 ans –
clic.) Et bien non ! La magie opère, et les trois hommes vont remiser leurs égos pour nous offrir des interprétations miraculeuses. Ce disque de 1950 en est la preuve. Je parlerai plus
longuement des carrières de ces sacrés artistes dans d'autres articles.
Tchaïkovski compose son trio en 1881 dans une période faste où son
talent est complètement reconnu, et avant de se retrouver plus ou moins au banc
de la société bien pensante après la révélation de son homosexualité en 1890. C'est donc une œuvre qui voit le
jour entre la composition des très ambitieuses et géniales 4ème et 5ème
symphonies, et bien avant les compositions plus douloureuses des dernières
années précédant la disparition du compositeur en 1893…
L'ouvrage
est un hommage musical au pianiste NikolaÏ Rubinstein, un ami de Tchaikovski
qui venait de disparaître très jeune (46 ans). La partition porte en dédicace :
"À la
mémoire d'un grand artiste". Tchaïkovski lui avait déjà dédicacé son
célèbre premier concerto pour piano (Clic).
Le
compositeur russe, réputé pour utiliser les formes classiques, mais avec une
grande inventivité, pulvérise complètement la forme usuelle du trio en quatre
mouvements tels ceux de Schubert,
Beethoven ou Brahms.
L'œuvre, assez développée, est découpée en deux parties : un premier grand mouvement
oscillant entre l'andante et l'allegro et une seconde partie (plutôt que
mouvement) composée de 12 variations enchaînées, la dernière reprenant le thème
si émouvant de l'introduction.
Créé
à Moscou en octobre 1882, ce chef-d'œuvre est
incontestablement une des pages les plus accomplies du musicien russe. La
partie de piano est particulièrement difficile, écrite sans doute en mémoire de
la virtuosité de NikolaÏ Rubinstein.
1 – Pezzo elegiaco :
Moderato assai ; Allegro Giusto : Le piano de Arthur
Rubinstein égrène les notes de la première mesure. Le violoncelle
énonce le thème principal de l'œuvre. Noté Mezzo forte, il s'impose face au
piano. Piatigorsky fait chanter son
instrument sans emphase dramatique dans ce thème magnifique et élégiaque. Élégiaque
est synonyme de mélancolique. La mélodie pourrait donc être triste. Non ! C'est
une longue phrase nostalgique. C'est l'émotion slave à l'état le plus pur. Tchaikovski exprime son regret mais
n'écrit pas un lugubre requiem. On peut discerner une lumière de l'au-delà, précisons
: une lumière céleste. Le violon reprend le thème à la fin de la cinquième mesure.
Le timbre lumineux et le jeu sans fioriture hédoniste de Jascha
Heifetz présente le même phrasé élégant que le violoncelle, une
sonorité presque tzigane. Très rapidement les trois instruments vont fusionner
pour prolonger cette introduction émouvante en un jeu plus joyeux, comme si la
paix, la joie, la vie devaient s'imposer face à la tragédie de la perte d'un
ami. Certains musicologues parlent de marche funèbre. Bizarre !? J'écris avec
la partition sous les yeux, il n'y a rien dans cette interprétation et sur le
papier PDF qui ressemble de près ou de loin à une marche funèbre comme dans
l'héroïque de Beethoven (2nd
mouvement).
L'origine
russe des trois artistes (je n'avais pas signalé cette évidence à lire les
patronymes) joue en faveur de ce style tantôt poignant, tantôt extraverti. Car
tout ce long mouvement repose sur cet antagonisme entre la langueur du deuil,
et le désir de la surmonter par une énergie vitale très présente dans le jeu
viril du piano, l'énergie de ces notes scandées, frappées avec forces sur le
clavier. Le mouvement échevelé et riche de surprises s'achève par une variation
sereine sur le beau thème initial qui sert de leitmotiv.
2 – Tema con
variazione. Andante con moto à [16'32] : La tonalité élégiaque de la
mineur dominait le premier mouvement. Toute la seconde partie sera en mi majeur
puis en la majeur, deux tonalités plus optimistes. Exception la coda. L'exposition
andante du thème est entièrement jouée au piano solo. Je l'ai déjà
dit, le trio est un hommage au pianiste NikolaÏ Rubinstein. On pourra penser à une berceuse, le sommeil du repos
éternel, une grande paix intérieure. Rubinstein
joue cette minute de musique avec tendresse. Ce petit morceau léger est tout à fait inattendu
après les tensions du long premier mouvement. Un intermède ? Dans la première
variation [17'42"], ce thème principal est repris par le violon. C'est une musique
allègre. Chaque variation est courte, de 1 à 2'30". Cette conception apporte une
immense fantaisie à l'ensemble. Les climats les plus divers se bousculent : de
l'espiègle variation
N° 3 [19'09"] et sa partie fantasque de piano à la N°4 [20'04"] où l'on retrouve des phrases
plus graves au violoncelle. [21'04"] La variation N°6 est une valse. Tchaïkovski
était un homme de ballet. Cette suite de morceaux aussi variée peut faire
songer aux tableaux dansants et féériques d'un ballet, des pas de trois (si si,
ça existe). [25'31"] Dans la variation N° 8, la musique se veut exaltée,
très virtuose de par sa forme fuguée. Nos trois artistes équilibrent leur jeu
avec perfection et clarté. La variation suivante N°9 nous entraîne dans un rêve. Tchaïkovski fait preuve d'une imagination
diabolique… [36'50"] La douzième variation reprend le thème pathétique de
l'introduction, le transcende. Le violon solo d'Heifetz
déchire de sanglots l'espace sonore. Le violoncelle de Piatigorsky
le rejoint dans cette sombre méditation. Ah les russes et leur sensibilité à
fleur de peau… C'est ici que l'on entend une marche funèbre, un de profundis, avec
le piano qui sonne comme un carillon lugubre. Un final d'une beauté glaciale et
sidérale, cosmique (*).
(*) - M'sieur Claude,
calmez-vous. Je vais chercher un dictionnaire des synonymes… C'est certain
cette musique vous transporte au ciel, je ne sais pas si c'est le 7ème !
- Vous savez, ma p'tite
Sonia, on n'entend pas une œuvre de cette densité et une telle interprétation
tous les jours… Un disque historique…
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La
discographie alternative stéréophonique est difficile à établir après
l'écoute de ce disque de 1950. Pour ceux qui préfèrent un son plus réaliste et
dynamique, trois enregistrements se partagent le podium côté HIFI, pour l'esprit et la
lettre également.
Le
trio Wanderer équilibre à merveille les
climats funèbres ou allègres de la partition. Chaque musicien joue son rôle,
sans préséance. C'est énergique mais un peu rigide, avec des variations de tempo parfois surprenantes. C'est la meilleure version récente. Elle est parue en 2013. Le son est superbe. (Harmonia Mundi – 4,5/6)
A
des trios constitués, Dgg préfère jouer le carte du regroupement de solistes
célèbres qui vont assurer les ventes. On peut dans ce genre de démarche
s'attendre à des parties de catch à trois où les egos des vedettes s'imposent
au détriment de l'unité du discours. En 1999,
Martha Argerich, Gidon
Kremer et Mischa Maisky
ont signé un disque musicalement parfait mais le tempo de l'introduction est
bien bien lent. Ce n'est pas funèbre, c'est lugubre. Et puis nos trois
virtuoses ne veulent tellement pas sombrer dans l'hédonisme, risque majeur de
l'entreprise, qu'ils se font presque trop discrets, et l'image sonore devient
floue par moment. Un beau disque avec des artistes que l'on aime tous, mais pas
un choc discographique. (Dgg - 4/6).
En 2009, Lang
Lang, Vadim Repin
et Mischa Maisky de nouveau se sont aussi
associés pour graver un disque où l'on retrouve encore une certaine lenteur,
mais c'est poétique, clair et plein de vie, et Lang Lang
occupe la place prépondérante du piano sans pour autant envahir tout l'espace
sonore. Certes, il manque l'énergie décoiffante et pathétique du trio Rubinstein. Ma version moderne préférée malgré cette petite réserve (Dgg – 5/6).
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