samedi 30 mars 2013

Jonas KAUFMANN chante Richard WAGNER (1813/2013) – par Claude Toon



- Houlà m'sieur Claude, c'est qui ce beau mec aux cheveux frisés ? Vous abandonnez le Classique dans vos articles ?
- Eh non ma chère Sonia, point du tout… point du tout… Jonas Kaufmann est le chanteur Wagnérien le plus remarquable de notre temps !
- Ah ? Oh ! Pour moi, les héros de Wagner sont toujours des gros messieurs genre forts des halles avec des poils partout, une peau de bête et un casque à cornes hihihi…
- Pas faux, mais au siècle dernier Sonia. Ce garçon au physique avantageux a également une voix qui redonne une crédibilité aux héros comme Siegfried ou Lohengrin…
- C'est vrai que c'est le bicentenaire de Wagner… Ce n'est pas bête un album simple pour découvrir…
- Merci Sonia, c'est le but du jeu…

WAGNER : de l'anarchisme… à la cour de Louis II de Bavière…


Oui, il y a un mythe Wagner. J'ai lu quelque part que l'on avait presque autant écrit sur ce compositeur que sur Jésus. C'est certainement encore une de ces rumeurs excessives qui colle à la peau de l'auteur de Tristan et Isolde. Mais le fait même que cette rumeur circule montre que 200 ans après sa naissance à Leipzig, le bonhomme reste à la fois une légende de la musique du XIXème siècle, mais également une personnalité incontournable des courants philosophiques et intellectuels qui ont agité le romantisme, et aussi des bouleversements politiques de l'époque.
Génie, visionnaire, mégalomane, anarchiste, homme à femmes sans scrupule, passionné, antisémite (comme tout le monde en Allemagne, ce qui n'est pas une excuse)… je vais tenter de resituer quelques réalités à défaut de vérités, essayer de gommer ou préciser quelques lieux communs.
Il sera orphelin très jeune. Adolescent, le jeune Richard se sent attiré par le théâtre et l'écriture dramatique. Il va se passionner rapidement pour la musique, mais ne quittera jamais sa plume en écrivant lui-même les livrets de ses opéras. Ça s'entend dans la qualité des poèmes qui se situent aux antipodes des textes et sujets souvent mièvres de maintes œuvres lyriques !
Le jeune Wagner débute sans un sou. Des sous ? Il n'en aura jamais et devra souvent fuir les créanciers. Ah oui, sa vie est déjà romanesque et active, il s'est déjà marié en 1839 avec Minna. Il a composé deux opéras qui n'intéressent personne, et un troisième Rienzi qui a un succès réel malgré ses longueurs. Vont suivre deux de ces premiers chefs-d'œuvre, Le Vaisseau fantôme et Tannhäuser. Il côtoie les mouvements anarchistes de Dresde, rencontre Bakounine, s'agite sur les barricades. Quand en 1849 la police se lance aux trousses de cet agitateur, Il doit se réfugier douze ans à Paris puis à Zurich. C'est Franz Liszt qui créera "à distance" Lohengrin en 1850 à Weimar.

Comment résumer ces douze années d'exil ? Voyons… Wagner se lie d'amitié avec Schopenhauer dont il admire la vision pessimiste de la nature humaine. Toute son œuvre (à part les maîtres chanteurs) est d'ailleurs tournée vers la tragédie de la destinée. Il devient végétarien ?! Il "sympathise" avec Mathilde Wesendonck, et… Minna le quitte. Il compose Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, son unique comédie. A Paris sa musique fait scandale, il fuit (encore) à Venise, puis en 1861 peut enfin revenir en Allemagne… Si ces péripéties ne tissent pas une existence fantasque et décousue ??
Ce n'est pas fini... En 1864, le roi déjanté et infantile Louis II de Bavière qui admire ses opéras le prend sous sa protection. Il paye ses dettes accumulées et l'aide à monter Tristan et Isolde, THE OPERA. Le succès est total. Côté cœur, Wagner devient l'amant de Cosima, épouse de Hans von Bülow un chef d'orchestre pourtant rallié à sa cause et créateur de Tristan. Cosima est la fille de Franz Liszt et à 24 ans de moins que Richard… Enceinte, elle met au monde Isolde en 1965. Le mot "scandale" est insuffisant pour commenter l'affaire. Pour la bonne moralité, Louis II lui demande de quitter Munich mais est prêt à abdiquer pour suivre son idole. Ce n'est plus une existence mais un opéra in vivo !! Et puis les munichois en ont marre des dépenses de leurs monarques. Oui, j'écris avec un "s", car Louis Ier de Bavière, lui, dépensait sans compter pour sa maîtresse Lola Montez. Bref, c'est reparti, pour Lucerne cette fois-ci...
Richard épousera Cosima en 1870 après son divorce et la naissance du petit Siegfried. Merci pour le choix de ce prénom qui me permet de recentrer le sujet sur le compositeur. Depuis 1848, Wagner s'est attelé à un monument : l'écriture de l'anneau du Nibelung, un ensemble de quatre opéras : L'or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et le Crépuscule des Dieux. 14 heures de musiques non-stop qui ont un petit côté "Le seigneur des anneaux" en nettement plus psychologiques. L'ensemble n'est terminé qu'en 1873 et ne sera joué dans son intégralité qu'après la construction de l'opéra de Bayreuth en 1876. Encore une folie, j'y viens.
Wagner sombre doucement dans la mégalomanie, et Louis II l'aide beaucoup sur cette voie en lui proposant la construction du théâtre idéal sur la colline de Bayreuth, le Festspielhaus. La scène est immense, l'acoustique enveloppante, la fosse d'orchestre en escalier inversé peut accueillir les orchestres démesurés prévus par Wagner. La facture est délirante mais le résultat est là. Après la première du "Ring" en 1876, tous les compositeurs modernistes présents dans la salle dont Bruckner, Grieg, Liszt, Saint-Saëns, Tchaïkovski comprennent que la musique occidentale vient de prendre un sacré virage. Wagner désirait dans ses fantasmes que Parsifal, son denier opéra, ne soit joué qu'à Bayreuth et sans applaudissements (drame sacré oblige). On est loin de l'anarchiste des débuts vociférant sur ses barricades…
Wagner antisémite ? Oui, ses écrits le montrent. Il existait à la fin du XIXème un débat chronique à propos de l'intégration des juifs dans la société allemande. Wagner était assez partisan du principe d'assimilation totale de la communauté juive dans la société. Même les juifs se chamaillaient entre eux sur le sujet. N'a-t-on pas les mêmes interrogations de nos jours avec l'immigration musulmane et avec les mêmes mots : intégration, assimilation, laïcité. Les nazis récupéreront à leur bénéfice cette pensée antisémite. Les Nazis aimaient le style "colossale" de certains passages wagnériens, mais écoutait-il avec autant de fascination le duo d'amour entre Tristan et Isolde ? Je n'ai pas la réponse. Il n'est pas certain qu'en mourant en 1883 à Venise, Wagner aurait apprécié pleinement la mainmise sur son œuvre par les butors sanguinaires du IIIème Reich.

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Jonas Kaufmann



Ce grand gaillard tout droit sorti d'un film d'Heroic Fantasy est né en 1969. Il est originaire de Munich et y a poursuivi ses études de chant.
Jonas Kaufmann possède une voix rare, celle de Ténor dramatique, aussi appelée ténor "héroïque" dans les rôles titres des opéras wagnériens comme Tristan ou Siegfried. Ce n'est pas une voix très agile (comme le contre-ténor de Philippe Jaroussky), mais d'une puissance inouïe, à savoir 120 dB à 1 m. Les mélomanes auront sans doute les souvenirs de chanteurs légendaires comme Max Lorentz, Wolfgang Windgassen ou encore Lauritz Melchior.

On a souvent déploré une dégradation du chant à partir des années 1960. Le public acceptait de moins en moins de voir des chanteurs au physique de bûcheron canadien interpréter des rôles d'hommes jeunes et intrépides. Les trois noms que j'ai cités nous renvoient à la première moitié du XXème siècle ! On privilégia des chanteurs plus crédibles en scène, mais aux voix moins prodigieuses voire étriquées. Jonas Kaufmann a changé la donne…
Pouvoir "rugir" des partitions de plusieurs heures est une chose, interpréter un personnage de "chevalier valeureux" en est une autre. Et là, Jonas Kaufmann domine son sujet grâce à un timbre chaleureux et une grande expressivité. Aidé par son physique de jeune premier, il d'endosse les rôles de ténor de Wagner à Puccini en passant par Verdi et bien entendu les lieder de Schubert, accompagné au piano par son complice Helmut Deutsch.
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Héroïsme et chants d'amour



L'univers dramatique et musical de Wagner n'est pas toujours aisé à pénétrer. Chaque opéra majeur dure quatre heures voire plus. La longueur du texte du poème est le double de celui des tragédies de Racine ou Corneille. Cette analogie est également intéressante pour caractériser les livrets dans le sens ou le découpage en airs, récitatifs et intermèdes orchestraux disparait définitivement pour un plan dramatique en plusieurs actes découpés en scènes. La musique sert l'action plus qu'elle ne l'illustre à des fins purement esthétiques. Wagner va utiliser le principe des leitmotive attachés à un personnage ou une idée force dans le déroulement (Dans le Ring, on en dénombre plus de 80, thème de Hunding dans l'exemple 1…)
Chez Wagner, la tonalité trouve ses limites. Pour étendre le registre des émotions, il va recourir au chromatisme qui permet, en altérant des notes, de jouer sur des dissonances complexes et étranges. Wagner ouvre ainsi la porte au dodécaphonisme et au sérialisme de l'école de Vienne. (Cf. article concerto pour violon de Schoenberg par Hilary Hahn).
Il n'est pas possible d'apprécier ces opéras sans la traduction du texte posée sur les genoux (hormis être germanophone distingué). L'album de ce jour est donc précieux car, par extraits de quelques minutes, la magie wagnérienne ne peut laisser insensible… On peut écouter en lisant les courts résumés du livret. Et de vous à moi, pour ma chronique, c'est plus facile de partager mon enthousiasme avec un recueil d'airs solo d'une telle force interprétative… que pour un opéra dans son intégralité…
1 – La Walkyrie : Acte I, scène 3 "Monologue de l'épée" : Ce second opéra du Ring voit le dieu Wotan ourdir un plan pour reprendre l'or du Rhin volé par le géant Fafner. Très succinctement, le héros Siegfried naîtra des amours incestueux de ses propres enfants, Siegmund (Jonas Kaufmann) et Sieglinde qui ne se connaissent pas... Mais avant cela, celle-ci est l'épouse de Hunding qui a recueilli Siegmund en détresse, blessé et sans armes. Hunding reconnaît en lui un ennemi de sa race et se vengera au matin.
Dans la nuit, Siegmund songe à l'épée que lui avait promise son père, épée que Sieglinde devra trouver plantée dans un frêne… Ce songe est le sujet de ce monologue.
L'orchestre distille une ambiance nocturne et sombre, les trombones font entendre le leitmotiv haineux de Hunding. Le chant se développe autour de deux idées : la promesse de trouver l'épée qui le sauvera et le sentiment d'attirance vers Sieglinde. Jonas Kaufmann alterne imprécation "Velse, Velse", prière et émerveillement. Il n'y a aucune violence guerrière dans la ligne de chant. Le chanteur articule, ne force jamais la voix, perd en vaillance un peu vaine ce qu'il gagne en humanité quand il associe le regard de Sieglinde aux lueurs du crépuscule. L'orchestre de l'opéra de Berlin dirigé par le chef écossais Donald Runnicles qui l'accompagne est étonnant de clarté pour magnifier la subtilité de l'orchestration wagnérienne. Non ! Wagner n'a rien de barbaresque. Voici cet air chanté par Jonas Kaufmann dans la récente intégrale dirigée par Valery Gergiev au Théatre Mariinsky :

2 – Siegfried : Acte 2 Scène 2 : (Playlist - 2) Sans rentrer dans les détails, il s'agit des célèbres "murmures de la forêt". Siegfried a ressoudé l'épée magique et se prépare à aller affronter Fafner métamorphosé en monstre. Il traverse les futaies, écoute le chant des oiseaux et se confectionne un pipeau avec un roseau. Hélas, je ne peux pas vous faire écouter l'extrait. Jonas Kaufmann chante la scène tout en nuance. L'homme Siegfried est viril, mais à mille lieux des vikings mal dégrossis sur lesquels ironisait Sonia. Là encore l'orchestre (quelles cordes !) est d'une finesse absolue. L'intermède instrumental allégé, sans le pathos qui a si longtemps obscurci au disque cette musique, fait entrer Wagner dans une nouvelle esthétique plus moderne.
Tiens, séquence phonographe ! je vous propose d'écouter un enregistrement historique par Lauritz Melchior de 1929 qui montre à quel point l'interprétation wagnérienne a évolué (le look du jeune Siegfried encore plus :o)). Un document intéressant, la voix est belle, mais il y a un ton d'affectation qui théâtralise beaucoup le sujet… enfin c'est mon humble avis…

L'album de Jonas Kaufmann se poursuit avec d'autres airs tout aussi passionnants de Rienzi, Tannhauser, les maîtres chanteurs et Lohengrin (Le récit du Graal avec les chœurs). Le style de Jonas Kaufmann reste à un niveau superlatif, mais inutile de s'appesantir sans exemples à écouter. Je propose à la fin une vidéo de Lohengrin. Par contre, l'album s'achève sur les Wesendonck-Lieder… et là, nous avons la vidéo…

5 Wesendonck-Lieder : Ah Wagner et les femmes ! En 1857 à Zurich où le compositeur s'est mis à l'abri des foudres policières de Dresde, il rencontre le couple Otto et Mathilde Wesendonck. Ils accueillent Richard et Minna dans leur propriété. Mathilde écrit des poèmes. Wagner se prend de passion pour la jeune femme. Problème : comment s'en approcher alors que le mari et l'épouse officielle sont dans les lieux ? Richard, que rien n'arrête, se fait violence, et décide, lui qui ne compose qu'à partir de ses propres livrets, de mettre en musique des poèmes de Mathilde. Il interrompt l'écriture de la Walkyrie et commence à la fois Tristan et Isolde, une histoire d'amour passionnée jusqu'à la mort, et un cycle de cinq lieder pour voix de femme et piano. Ils seront orchestrés une première fois par Wagner en vue d'une aubade jouée pour l'anniversaire de la poétesse. (Ça ne semble pas avoir eu lieu et  Felix Mottl achèvera l'orchestration connue actuellement.) Les titres des lieder sont :
Der Engel (L'Ange) ; Stehe still ! (Arrête-toi !) ; Im Treibhaus - étude pour Tristan et Isolde (Dans la serre) ; Schmerzen (Douleurs) ; Träume - étude pour Tristan et Isolde (Rêves).

- Mais M'sieur Claude, pourquoi un homme chante ses mélodies écrites plutôt pour une voix féminine alors, c'est de l'appropriation !?
- Et bien ma chère Sonia, c'est un peu comme Schubert, que Jonas Kaufmann chante fort bien soit dit en passant, si on y met son talent et ses tripes… peu importe.
- Oui bien sûr… M'sieur Claude… Heuuu… vous z'auriez pas un poster de cet artiste… ou même un calendrier genre "les dieux de l'opéra" ?
- ………………..
Sonia pose la bonne question (je ne parle pas du poster), ces lieder ne sont pas destinés spécifiquement aux chanteuses. On trouve dans ces textes à la fois une immense douceur (L'ange, rêves) et, en opposition, des cris du cœur (Arrête-toi !). Jonas Kaufmann ne force jamais le trait dans ces pages intimistes. A l'opposé des imprécations farouches d'un Siegfried, le chanteur nous présente une palette de sentiments qui va du tendre murmure à l'exhortation amoureuse. Si on connaît les thèmes les plus connus de Tristan, on note facilement la parenté entre l'opéra et certains Lieder. Le début de Dans la serre n'est rien d'autre que l'ouverture tragique de l'acte III, mais sans son dramatisme funeste. Seul le climat poétique et crépusculaire a été transcrit, onirique et émouvant. Oh… et puis le mieux est d'écouter…
Ce CD permet une première plongée dans l'univers à la fois scénique et mélodique de Wagner. Pour celles ou ceux qui auraient déjà aimé un ou plusieurs opéras, ce disque marque un jalon exceptionnel de la discographie de Jonas Kaufmann. Indispensable en cette année du bicentenaire. Le CD a reçu déjà un nombre important et justifié de récompenses…

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Vidéos




Un reportage sur l'enregistrement du disque, puis une scène de Lohengrin chantée par Jonas Kaufmann au Metropolitan Opera de New-York (Tee-shirt bleu).


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