samedi 12 janvier 2013

MISSION - Cecilia Bartoli & Philippe Jaroussky - par Claude Toon



- Bonjour Monsieur Claude. Vous écrivez sur un film genre l'Exorciste ou sur une pièce de Ionesco ?
- Ni l'un ni l'autre Sonia, mais pourquoi Ionesco ?
- Et bien ce n'est pas une Cantatrice Chauve sur la pochette du CD ?
- Ah oui tiens, je n'avais pas fait ce rapprochement… Pour une fois nous avons une pochette "classique" a priori farfelue… mais il y a des raisons à cela Sonia !
- Ah, alors je suis curieuse d'en savoir plus…
Sonia a raison de s'interroger sur cette pochette insolite. On comprendra mieux la démarche du graphiste si je vous dis que ce livre-CD est consacré à Agostino Steffani, un étrange personnage du XVIIème siècle : évêque (d'où le costume à col romain et la tonsure de Cecilia), diplomate intrépide (d'où le titre énigmatique "Mission") et bien entendu compositeur (d'où… l'enregistrement de sa musique). Les intégristes ont ricané et pourtant cette jaquette est très logique… CQFD !
Partons en mission pour explorer ce disque original paru fin 2012. J'ai utilisé l'expression livre-CD pour souligner la qualité de ce produit "culturel". Nous sommes loin d'un banal CD jeté dans un boîtier en plastique avec 10 lignes de présentation, radinerie éditoriale frustrante pour les mélomanes. Non, il s'agit d'un joli livre au format CD de 170 pages, en plusieurs langues, avec une iconographie créative et riche : des cartes de l'époque, des fac-similés de manuscrits… (à l'image d'un Cluedo musicologique), des photos style "Dan Brown" des artistes, et une mine d'informations sur ce compositeur oublié. Je me dois de signaler que j'ai puisé quelques idées dans les textes de ce livret exceptionnel.
L'éditeur DECCA et la chanteuse ont choisi l'option "découverte" en proposant un récital d'airs sélectionnés dans les divers opéras du compositeur. Pour certains duos, Philippe Jaroussky donne la réplique à la diva italienne. Enfin, pour contrarier les esprits chagrins et jaloux qui ont dénigré cette entreprise, il faut mentionner que ce disque n'est pas chiche puisqu'il dépasse les 80' !! Que madame Bartoli se mette très en scène est certain, mais n'en déplaise aux grincheux, le résultat est magique !
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Agostino Steffani


Essayons de nous plonger dans l'Europe de la seconde moitié du XVIIème siècle. En France, Louis XIV règne dans l'absolutisme, le palais de Versailles surgit des marécages… L'art baroque triomphe. Le Vatican règne sur les âmes. En fonction des éternelles périodes guerrières, les musiciens se mettent au service des princes des diverses nations. En Italie, Monteverdi et Gabrieli, Heinrich Schütz en Allemagne, ont fait passer la musique de la Renaissance à ce que l'on va appeler la musique "classique". Entre les guerres, la religion et l'explosion des arts, le travail ne manque pas. Agostino Steffani va œuvrer dans les trois domaines tel un personnage picaresque d'Alexandre Dumas…
Agostino Steffani voit le jour en 1654 dans la région de Venise. Il passe son enfance à Padoue puis devient choriste à la Basilique Saint-Marc. Il semble qu'à 14 ans, l'adolescent soit devenu Castrat (volontaire ou involontaire, à cette époque c'est difficile de le savoir…). Les documents connus plaident en faveur de cette hypothèse à défaut de certitude. Cela a-t-il un lien avec la carrière ecclésiastique qu'il va embrasser ? En 1667, le jeune chanteur arrive à Munich auprès du prince de Bavière, le Comte Tattenbach. Il va rester à son service 21 ans. Il va conjointement étudier l'orgue, le clavecin, la composition et la théologie. Il deviendra prêtre en 1680.
Agostino ne chôme pas. Il compose ses premiers opéras : Marco Aurelio en 1681. Il en composera un chaque année jusqu'en 1696. Il voyage beaucoup, joue devant le Roi Soleil, sillonne l'Europe entre Italie, Saint-Empire Germanique et France. À l'évidence, ses voyages permanents ne sont pas dédiés uniquement au service de la musique, mais à des missions plus obscures de diplomate. Un demi-siècle après la fin officieuse des guerres de religions, et avant des tentatives de relancer les conflits comme lors de la révocation de l'Édit de Nantes en 1685, la tâche n'est pas sans danger. À lire le livret, l'homme est habile dans ses fonctions politiciennes !
En 1688, le prince Maximilien-Emmanuel de Bavière le congédie. Passage en Italie, puis départ pour Hanovre auprès d'Ernest-Auguste, prince électeur. Il va y rester jusqu'en 1696. C'est à cette époque qu'il poursuit l'écriture de tous ses opéras connus. L'influence de Lully est manifeste. En 1696 : Bruxelles. En 1702, départ pour Düsseldorf auprès du prince électeur Jean-Guillaume de Neubourg-Wittelsbach. Il fera aussi un passage éclair à Heidelberg. Quel incroyable parcours… pendant lequel Agostino poursuit sa double carrière énigmatique, entre tractations secrètes et composition. Devenu évêque "In partibus infidelium" en 1706 ("chez les infidèles", ça ne s'invente pas !), Agostino est donc chargé par le Vatican de faire revenir des États protestants dans le giron de la Sainte Église catholique.
Cette mission délicate voire impossible lui attire pas mal d'inimitié en Allemagne. Relativement "grillé", il finit sa vie dans le dénuement et meurt à Francfort en 1728.
Les partitions des opéras et des recueils de chants sont conservées à Buckingham Palace. Elles ont été apportées par l'Électeur de Hanovre en 1714. C'est dans celles-ci que les airs qui constituent le disque chroniqué ont été puisés…
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Cecilia Bartoli


Cecilia Bartoli incarne le mythe de la diva moderne, succédant à des légendes vivantes telles Maria Callas, Kathleen Ferrier ou Kirsten Flagstad. Une diva lyrique présente toujours les mêmes facettes : une voix de rêve, une forte personnalité pour donner chair et âme aux personnages interprétés, l'adulation du public ou… l'inverse, et enfin une vie privée secrète ou excentrique. Et puis n'oublions pas une présence assidue dans les médias qui entretient l'aura, le mystère et consolide le succès.
Dès sa naissance en 1966, la petite Cecilia baigne dans le chant classique puisque ses deux parents sont chanteurs. Sa mère Silvana sera son premier professeur. La gamine est douée et chante déjà un petit rôle dans Tosca à neuf ans en public ! Cecilia part étudier à l'académie Sainte Cécile de Rome. Adolescente, elle préfère apprendre à chanter et danser le flamenco plutôt que l'art lyrique au grand damne de ses parents. Elle acquiert ainsi des capacités de mouvements sur scène qui lui seront utiles pour l'opéra : savoir se déplacer tout en chantant, dégager la sensualité d'un personnage… C'est souvent le point faible des chanteurs d'opéra.
Elle a 19 ans en 1985. Elle participe à l'opéra de Paris à un hommage à la Callas puis en 1987 à une émission TV d'Ève Ruggiéri. Sa carrière est lancée. Karajan et Barenboïm la repèrent et l'engagent. Hélas Karajan disparait avant la réalisation du projet de Messe en si de Bach. Rossini lui assure ses premiers succès sur scène, puis Mozart.
Cecilia Bartoli est fascinée par l'époque baroque, celle des Castrats comme Farinelli (album Sacrificium). L'album de ce jour est la suite logique de ce choix. Elle chante, innove, ressuscite des répertoires oubliés en compagnie des orchestres baroques les plus réputés. Les citer prendrait cinq lignes. Sa voix de Mezzo-soprano très souple lui permet tout.
Comme toutes les divas sa vie privée ferait bien les choux gras des tabloïds. Mais la "femme" se veut discrète et s'est senti trahie lors de la parution d'un bouquin controversé de Manuela Hoelterhoff sur la chanteuse. Biographie qui mentionne le décès tragique de son frère Gabriele, conséquence d'un cancer que Cecilia souhaitait garder secret. Elle partage actuellement sa vie avec Oliver Widmer, un baryton.
Un article sera consacré dans les temps à venir au contre-ténor Philippe Jaroussky, son complice dans cet enregistrement.
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Mission & Agostino Steffani



L'album comprend 25 extraits. J'en ai sélectionné 4 parmi les plus représentatifs de l'extraordinaire variété de cette musique. Et puis, les explications sur des musiques inconnues car jamais enregistrées, n'ayant que peu d'intérêt, chaque exemple est donné en vidéo à la suite…
1 – Plage 1 : L'album démarre en trompette sur un air tiré de Alarico il Baltha (Acte 2, scène 6), un opéra qui s'inspire de l'invasion par le roi goth Alaric Ier qui par deux fois essaya d'envahir l'empire romain sur le déclin vers l'an 400. Dans l'air, Alarico appelle ses troupes à ravager la fière Rome. I barocchisti au grand complet attaque en force mais tout en détails, musicalement parlant. Le discours mélodique rappelle incontestablement  une ouverture à la française (Lully).
Cecilia Bartoli se veut guerrière et convaincante avec des vocalises franches et vaillantes. Elle chante sur le registre Mezzo cet air dédié à un personnage masculin. C'est virevoltant, jamais forcé. Son travail sur le chant de tête a porté ses fruits. Les aigus ne sont jamais maniérés. Nous écoutons un phrasé aux antipodes de celui d'une soprano romantique, les graves subtils nous donnent, comme certains commentateurs le disent, un aperçu de la voix de castrat aussi pertinent que ce que pourrait nous proposé un contre-ténor.
2 – plage 2 : Après cette chevauchée, un air de Servio Tullio (Acte 2, scène 7) assure la transition vers un monde plus romanesque. C'est une lamentation chantée par la reine Tanaquil dans un drame centré autour du roi étrusque de Rome, Servius Tullius (500 avant JC, ne m'en demandez pas plus...). La mélodie et l'orchestration sont merveilleusement élaborées et sensuelles grâce aux couleurs du clavecin et du théorbe. Cécilia Bartoli chante sa peine avec intériorité, sans outrance. On retrouve cette sonorité de voix sans vibrato, une élocution claire, une émotion sincère sans déchirement dramatique.
1 – Schiere invitte, non tardate (armées invaincues ne tardez pas)
2 - Ogni Core può sperar (Tous les cœurs peuvent espérer)



3 – Plage 12 : Un duo énergique ! Écrit en 1693, l'opéra La libertà contenta (Acte 2, scène 14) n'a pas laissé beaucoup de trace quant à son argument (désolé), vraisemblablement encore un sujet mythologique ou antique puisque l'un des deux personnages se prénomme Énée. Le sujet allégorique de cet air est typique du baroque italien depuis Monteverdi. Deux personnages ne dialoguent pas directement mais commentent l'action. Je cite : "En mon âme font rage l'espérance et la crainte". Le duo commence vigoureusement et de manière primesautière pour signifier ce combat intérieur entre deux sentiments opposés. Philippe Jarousski et Cecilia Bartoli se complètent sans compétition. Les deux voix sont bien distinctes dans la ligne mélodique. Agostino Steffani : un maître de la polyphonie méconnu ? Absolument. L'air se développe plus tendrement avec une belle fluidité des deux voix qui ne sont jamais noyées dans l'orchestre chatoyant conduit par Diego Fasolis. Les amateurs de beau chant seront vivifiés.
4 – Plage 23 : Un air encore en duo et avec chœur. Créé à Hanovre en 1692, l'opéra Le rivali concordi (Acte 3, scène 15 - les rivales s'accordent) fait songer à une comédie-ballet, un cosi fan tutte avant l'heure. Deux personnages se réjouissent du retour de l'amour, le chœur ajoutant notamment "l'amour sait blesser, mais il sait guérir aussi". Un air très festif pour lequel les deux chanteurs s'équilibrent de nouveau fort bien. On n'imagine en aucun cas une voix masculine dans cette plaisanterie musicale (ténor par exemple). Le chœur mixte est très en place assurant une osmose légère et aérée avec les solistes.
La vitalité de cette musique est bluffante. On insiste beaucoup depuis la parution de ce disque sur l'influence qu'a pu avoir Steffani sur Haendel. C'est possible dans la forme, mais il y a une absence totale ici de l'austérité métaphysique rencontrée chez le successeur allemand. Chez Agostino Steffani nous sommes réellement dans l'univers de l'opéra, de la tragédie ou du marivaudage. Bel héritage de Monteverdi avec des nuances illimitées d'atmosphères, et surtout un ensoleillement du discours musical qui annonce l'opéra selon Vivaldi, lui aussi honoré par la voix de Cecilia dans un autre album.
Nota : cet enregistrement existe aussi en DVD
3 - Combatton quest'alma (En mon âme font rage l'espérance et la crainte)
4 – Timori, ruine, ch'i sensi agistate (En mon âme font rage l'espérance et la craintes, ruines qui avez troublé mes sens)


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Quelques CDs de la même veine



Cecilia Bartoli n'est pas à son coup d'essai pour faire revivre des airs d'opéra un peu trop oubliés. Oubliés parce que les jouer sur des instruments modernes avec des voix classiques n'aurait aucun sens. La délicatesse qui ressort des petits ensembles baroques serait gommée, le trait alourdi.
L'album consacré à Vivaldi est une merveille. Les opéras du prêtre Roux n'étant certes pas majeurs, ils méritaient pourtant cette superbe anthologie pleine de verve avec l'ensemble Il Giardino Armonico parue en 1999 toujours chez DECCA, comme tous les disques de Cecilia Bartoli (6/6). Mêmes artistes et même vitalité authentique dans l'album Sacrificium avec une découverte du répertoire napolitain à la clé (2009 - 5/6). Enfin, les airs italiens de Gluck ont conquis le public, le Toon compris (2011 - 6/6).
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4 commentaires:

  1. pat slade12/1/13 11:48

    Agostino Steffani un compositeur inconnu sur mes tablettes et en plus a l'image de la couverture, j'ai vu quelques chose d'austère! Que nenni ! on dirait du Haendel ou du Telemann ! Une decouverte ! merci Claude !

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  2. Ce disque a été une découverte pour moi aussi. Et puis j'aime bien cette jaquette "gothique" qui change des illustrations fadasses fréquentes sur les albums classiques.
    Le Vivaldi et le Gluck de madame Bartoli sont tout aussi énergisants :o)
    Nota : ce CD a reçu un Diapason d'or, mais le critique a pas aimé la pochette. Ah la la dès qu'on fait dans le décalé.....

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  3. Je préfère le Cover de l'album " born again " de black sabbath.

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  4. Aaaaahhhhhhhhh ..... J'en tremble encore de voir le diablotin... Damned.... léger et de bon goût !!!!
    Rayon musical, je confie le sujet à Vincent et/ou Bruno.... :o)

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