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| Clavecin Yves Beaupré | 
Et si en filmant Glenn Gould, au crépuscule de la vie de l'extravagant pianiste, Bruno Monsaingeon avait permis la reconnaissance et le succès populaire de ces variations Goldberg de Bach ? La question est pertinente quand on explore l'origine singulière de la partition. Une partition qui avait tout pour devenir un cycle d'études académiques pour clavecinistes cherchant à briller en société. Mais Bach étant un incorrigible génie, il n'a jamais imaginé une seconde bâcler l'exercice et toucher son fric. Non. Il a écrit un chef-d'œuvre de finesse, rempli de mystères musicologiques, avec discrétion pour ne pas oublier le cœur, et avec une grande pureté poétique.
  J'ai lu des horreurs sur un prétendu coté scolaire de ces variations sur
      un site commercial fréquenté par de nombreux commentateurs (Rockin' me
      comprendra, d'autres aussi…). Une caractéristique qui en ferait une suite
      ennuyeuse et au rabais. Sous les doigts d'un jeune débutant du
      conservatoire, c'est possible – ça serait vrai pour tout le répertoire du
      clavier, aucune musique ne tient la route en se limitant à égrener les
      notes. Mais quand la virtuosité et l'imagination sont au rendez-vous,
      c'est une idée absurde.
    
  Dans la catégorie "Grands maîtres", je vous propose les interprétations
      de Glenn Gould de 1981 au piano, et celle au clavecin de
      Scott Ross de 1985 en live, un peu l'alter ego de
      Gould question personnalité. Et il y aura un curieux et brillant joker
      avec l'Octuor de France…
    Les variations Goldberg, un ouvrage pour insomniaque !?
  
    Vous ne serez pas surpris si je vous dis que d'apparence anodine et
        très lisible, la construction des
        variations Godbeg recèle un
        grand nombre des secrets musicologiques que
        Bach affectionnait. L'œuvre
        comprend un Aria introductif, puis 30 variations et enfin
        la reprise da capo de l'aria. Chaque variation se développe une à
        une à partir d'un groupe de notes ; chaque groupe étant l'une des trente
        mesures de l'aria, ainsi exploitées à la suite, une à une. Ça suit ?
        Bach va explorer toutes les
        possibilités imaginables de l'art du contrepoint à travers ce
        cheminement. Bach, en tant qu'adepte de la numérologie, ne pouvait en aucun cas écrire
        une œuvre scolaire et ennuyeuse. Bien entendu, cette science, ces
        imbrications savantes des motifs participent à l'équilibre parfait de la
        partition. Ainsi l'esprit ne s'égare jamais dans cette œuvre
        relativement longue (Une bonne heure pour
        Scott Ross). L'émotion naît de la continuité inconsciente cachée dans ces
        pages.
  
    Les variations Golberg sont
        à l'évidence écrites pour un clavecin à deux claviers. Il y a de
        nombreux croisements de mains. Le jeu, facilité par la superposition des
        deux claviers d'un clavecin, devient bien plus périlleux avec le seul
        clavier du piano. Mais ceux qui visionneront la vidéo de
        Gould verront comment un
        pianiste de talent semble se jouer d'une telle difficulté.
  
  
    Écrite vers 1740, cette prouesse du maître sur le travail de la
        fugue et du principe des variations annonce les chefs d'œuvres ultimes
        que sont
        l'art de la fugue (la
        chronique qui inaugura ma présence dans le Deblocnot) et
        l'Offrande musicale.
  
  
    Pour la petite histoire, cet ouvrage fut commandé par le
        Comte Keyserling. On raconte que le jeune élève claveciniste
        Johann Gottlieb Goldberg
        jouait ces variations la nuit pour tempérer les longues périodes
        d'insomnies du Comte, et ainsi tenter de l'aider à s'assoupir.
        Étrange destin pour une partition qui, avec ses 32 parties, est tout
        sauf monotone et ennuyeuse. Le comte devait s'endormir en s'évadant de
        ses soucis grâce au magnifique flot musical… Mais tout cela n'est sans
        doute qu'une légende.
  
    Glenn Gould et la métaphysique
  
On ne présente plus
        Glenn Gould. Le pianiste canadien aurait eu 80 ans en octobre et peut se
        définir en deux mots :
        extravagant et
        Bach. On conjecture depuis des décennies sur son extravagance. Syndrome
        d'Asperger, l'autisme des génies ? Pourquoi pas ? Cela expliquerait la
        carrière brillantissime de concertiste d'un jeune surdoué jusqu'en
        1964, année du coup de théâtre où il décide de s'enfermer et de
        ne plus jouer qu'en studio et d'enregistrer. Ces personnes ont des
        sensitivités physiques et émotionnelles exacerbées. Le touché de Gould
        peut trouver son origine dans une sensibilité tactile hors norme, d'où
        ce jeu inimitable par son staccato-legato où chaque note semble frappée
        à la milliseconde prêt (ce n'est pas une métaphore). Gould rendait fous
        ses accordeurs en faisant déménager SON piano au risque de le bousiller,
        et en leur faisant régler le poids et la rapidité des marteaux avec des
        microbalances. Bourré de manies Glenn? Une paille ! Peu sociable,
        l'homme vivait dans sa tour d'ivoire. Il portait toujours 3 pulls et
        divers manteaux, été comme hiver. Ah, j'oubliais la chaise (voir sur la
        photo). Exit la banquette réglable, au bénéfice de ladite chaise dont le
        virtuose avait scié les pieds. Il jouait ainsi le nez au niveau du
        clavier tout en chantonnant, ce qui posait des problèmes quasi
        insolubles aux ingénieurs du son pour filtrer cet ânonnement.
  
    La liste des symptômes serait longue. Avantage de son étrange
        psychologie, Gould avait une mémoire auditive absolue (comme
        Mozart), et pour ainsi dire un unique ami musical :
        Bach. CBS devenu Sony a enregistré une quasi intégrale de l'œuvre pour
        clavier de Bach avec le
        pianiste atypique. Ce testament halluciné et très discuté n'a jamais
        quitté le catalogue discographique.
      
  
  
    Peu de temps avant sa disparition en octobre 1982 victime d'un
        AVC, le pianiste accepte de réenregistrer les
        Variations Goldberg devant
        la caméra de  Bruno Monsaingeon. (Il avait déjà gravé ces variations au pas de charge en
            1955.) Écoutons ce disque culte.
  
  
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Quelques notes graciles surgissent du silence, un silence ou un
        assoupissement ? L'Aria se déploie note par note comme un jeune
        chat qui s'étire. L'intimité et la tendresse qui se dégagent rendent
        oiseuse toute réflexion quant au savant solfège soutenant la
        construction féérique de la pièce.
      
  
    La musique pure et élégiaque se déploie sans développement marqué ni
        conclusion, comprendre sans début ni fin. Gould propose un fragment
        d'éternité. Le pianiste se refuserait-il à conclure trop tôt cette
        merveille de poésie par le fait que, 30 variations vont lui succéder ?
        L'artiste utilisant peu la pédale, les note se détachent une à une. Au
        crépuscule de sa vie, le pianiste montre que le staccato disparaît au
        bénéfice d'un legato cristallin dans lequel le pathos a totalement
        disparu. Sous les doigts de Gould, Bach retrouve une miraculeuse
        simplicité. Et curieusement, c'est de cette spontanéité que nait un
        sentiment métaphysique. La mélodie céleste reste cependant proche de
        notre monde, sans affectation sulpicienne. On pense aux pièces d'orgue
        les plus pures jouées sur un orgue baroque par
        André Isoir par
        exemple.
  
  
    L'énergie se fraie son chemin dans la première variation. Là où il
        pourrait n'y avoir que mécanique des doigts (la merveilleuse machine à
        coudre comme s'écriait
        Colette), il y a de la joie et un jeu malicieux entre les deux mains
        fabuleusement indépendantes, des mains habitées par deux enfants
        complices dans leurs facéties. Ce climat ludique se poursuit de
        variations en variations. Hormis la 15 et la 25, toutes
        les variations sont des jeux de cache-cache de 1 à 2 minutes. Le
        discours reste ludique, on ne s'ennuie jamais, ce qui serait possible
        face à un tel nombre de variations. On traverse tous les climats, ainsi
        la variation 11 s'achève sur une virile mesure (une mini coda ?)
        pour s'enchaîner aussitôt sur une cavalcade bon enfant. La
        variation 15 s'énonce comme un canon de 5 minutes.
        Bach et
        Gould assurent ensemble un
        intermède de sérénité.
  
  
    Vous devez penser que le Toon est complètement barré à l'écoute du
        disque, sur le registre "sans Gould point de Goldberg". Et bien non pas
        vraiment, car à partir de la fin de ce canon alangui, petit à petit, il
        semble que l'œuvre échappe un peu au pianiste, que s'installe un manque
        d'imagination. Bien entendu, la virtuosité est au rendez-vous, mais un
        air de "déjà entendu" se manifeste sans que je sache si la partition ou
        l'interprétation sont à l'origine de ce sentiment. Restons objectifs, de
        très beaux moments apparaissent çà et là pour nous entraîner sans
        lassitude jusqu'à la reprise de l'Aria, je pense à la folie de la
        variation 23 par exemple.
  
  
    Il n'était pas pensable d'écrire une chronique sur les variations
        Goldberg sans évoquer ce disque. Cet enregistrement suscite depuis 1981
        de belles et vaines empoignades entre les intégristes, les pro-Gould et
        les anti-Gould, les tenants du clavecin vs piano. Laissons ces
        bavardages pseudo érudits et savourons le témoignage du pianiste qui
        sortit ces variations du statut scolaire ou bien peu de pianiste
        savaient nous enchanter. Et puis, j'ai entendu tant d'interprétations
        invertébrées où les notes se succèdent mollement ou sèchement, sans
        magie, que vouer aux gémonies cet enregistrement me paraît bien
        dérisoire.
  
  
  Scott Ross et la grâce
Scott Ross nait à Pittsburg en 1956, une génération plus tard que Gould. Sa formation de musicien débute par le piano et l'orgue. Pierre Cochereau lui conseillera de persévérer comme organiste, mais c'est le travail sur un troisième instrument, le clavecin, qui offrira la notoriété à l'artiste américain. Il s'intéresse aussi de très près à la facture du clavecin. Il sera amené à enseigner à la faculté Laval à Québec.
    Scott Ross
        va aussi mener une trop courte carrière de concertiste et enregistrer de
        très nombreux disques. Il se lance le défi d'enregistrer les 555 sonates
        de Scarlatti. Ce cycle sur 34 CDs est toujours disponible. Il a été imité mais
        absolument pas égalé, même si on prend en compte la différence sensible
        de prix. Heuuu, 555 sonates, il faut quand même être un inconditionnel,
        il existe plusieurs Best Of toujours chez Erato.
  
  
    Scott est un farceur. Le 1er avril 1985, il enregistre la
        556ème sonate de
        Scarlatti écrite de… sa main
        ! Très peu s'apercevront du pot aux roses. Ben quoi, j'avais bien
        déniché et diriger une cantate du chocolat de
        Bach pour ma chronique du
        jour de Pâques 2012…
  
  
    Scott Ross
        vivait en France, à Assas dans l'Hérault. Il aimait s'y
        ressourcer et enregistrer sur un clavecin français du
        XVIIIe siècle.
        L'enregistrement commenté ce jour a été réalisé sur un clavecin
        Yves Beaupré à l'université d'Ottawa (Photo en en-tête). Le
        répertoire de Scott Ross s'étend à tout l'âge baroque :
        Couperin, Rameau, Bach…
  
  
    Personnalité originale, Scott Ross s'affichait en perfecto et en
        santiags, une allure de Rocker ou de bucheron canadien… Il sera emporté
        à 38 ans en 1989 par une monstruosité qui démarrait sa mission
        meurtrière : le VIH.
  
  
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    Scott Ross
        invite l'auditeur à une danse chambriste, à la galanterie. On tourne le
        dos à l'introduction spatio-temporelle de Gould. La musique s'anime avec
        légèreté, se veut charmeuse. Le son du clavecin est d'une grande pureté,
        sans aucune confusion. On retrouve ainsi un point de rencontre de
        technique du clavier entre les deux interprètes : un legato sur le fil
        du rasoir. La rupture en deux parties à la mesure 17 est plus marquée
        ici par le claveciniste. On perd en métaphysique ce que l'on gagne en
        fantaisie. Scott Ross ne
        s'approprie pas Bach comme le faisait
        Gould. Non, Scott nous conduit vers Bach avec son phrasé naturel, léger.
        L'architecture de l'Aria ressuscite dans son étonnante simplicité.
        Étrangement, si pour Bach la
        musique se voulait cérébrale, elle ne doit jamais apparaître comme telle
        pour l'auditeur et c'est exactement à cela que parvient Scott
        Ross.
  
  
Les prises de son de clavecin sont souvent des galères pour les
        ingénieurs du son, de par l'extrême richesse des harmoniques qui peuvent
        donner un éclat métallique et confus à l'instrument. Dans cet
        enregistrement live, on ne souffre jamais de ce phénomène, l'extinction
        des notes après les pincements est franche et dépourvue de ces
        résonnances qui alourdissent le discours. Bien entendu le jeu de
        l'artiste participe grandement à cette pureté sonore.
  
    Pour les deux artistes, la durée de l'Aria est exactement
        similaire (3'05").
      
  
  
    Pour la première variation, la rage de Gould laisse place chez Scott
        Ross à une danse virevoltante. Le jeu est aérien, toutes les surprises
        de la partition sont présentes, un univers de chant, de fête. L'histoire
        de l'insomnie n'est bien qu'une légende. Comment dormir en écoutant
        cette version ? La souplesse infinie et l'alacrité mélodique redonnent à
        la musique un côté ludique, moins brutale qu'avec le pianiste canadien.
        Les lignes mélodiques gagnent en transparence sans doute grâce au
        clavecin à 2 claviers et 4 registres qui permettent de varier à l'infini
        les couleurs de variation en variation et éviter toute monotonie. Il n'y
        a jamais de gravité cosmique dans cette exécution.
  
  
    Nous voici à la variation 15, le canon central. Le tempo choisi
        est presque deux fois plus rapide que celui de Gould (3' au lieu de 5').
        J'avais parlé de ce canon comme le moment marquant le début d'une
        apparente monotonie dans le disque de Gould. Ici, pas du tout, la fugue
        en canon est enlevée et agreste, les ornementations sont allègres. Les
        variations qui suivent conservent cette étonnante vitalité. Chaque
        variation exprime sa vie propre dans une rythmique endiablée et claire
        qui insuffle l'enthousiasme à l'ensemble de l'œuvre (variations 20 et 22
        entre autres). Une heure de rêve, de lumière…
  
  
    Bref, vous l'aurez compris, un classement ? Impossible ! Ces deux
        conceptions ne se concurrencent en rien. La sensibilité ferra osciller
        la balance en faveur de l'une ou l'autre ou les deux, quand la balance
        est à l'équilibre…
  
  
  Discographie alternative
    Il existe quelques enregistrements intéressants face à ces deux
        monuments. Au clavecin
        Pierre Hantai a remporté un
        succès mérité, et au piano,
        Murray Perahia apporte une
        alternative plus posée à Gould, même si à titre personnel, je trouve son
        interprétation un peu trop appliquée. Je citerai évidement
        l'enregistrement historique de 1933 de
        Wanda Landowska en mono.
        Brillant, mais le son atroce n'est pas à la hauteur de la légende, pour
        collectionneur.
  
  
    Enfin, L'octuor de France a
        enregistré une instrumentation de
        Marcel Bitsch. Il faut entendre un octuor tel que l'a imaginé Schubert : 2 violons,
        un alto, un violoncelle et une contrebasse, plus pour l'harmonie :
        clarinette, basson et cor. Seules 20 variations sur 30 ont pu être
        transcrites et j'avoue que le résultat est étonnant ! Bien entendu, en
        terme de couleurs sonores, toutes comparaisons avec un piano ou à
        clavecin est sans intérêt. L'œuvre de chambre ainsi créée est splendide
        (1 CD Calliope).
  









Que dire d'autre? RIEN ! J'ai retrouvé une version économique en CD dans mes tiroirs interprété au clavecin par une russe (ou Tchèque ?)inconnue.
RépondreSupprimer"Shrecklich (horrible!)!aurait dit Bach.Tu as l'impression qu'elle ne connait pas la partition et suce toute les notes les une après les autres comme des cailloux.Bref merci messieurs Gould et Ross
Oui Pat :o) Le clavecin mal joué et mal enregistré est la chose la plus insupportable à écouter au monde, pire que A. R...
RépondreSupprimerJe m'aperçois avec "irritation" que l'album de Scott Ross consacré à Soler avec le Fandango et 9 sonates a disparu dans son édition originale. Un disque indiiiiispensable Heureusement, l'essentiel a été réédité en version économique avec quelques suites de Bach.. Disponible, mais jusqu'à quand ?
Très intéressant article pour deux légendaires interprétations, qui à mon sens ne sauraient être comparées entre elles, ne serait-ce qu'à cause d'instruments différents.
RépondreSupprimerMais pourquoi ne pas confronter Gould 1955 / Gould 1981 ? Ross 1985 (erato) / Ross 1988 (emi/virgin) ? Les génies face à eux-mêmes...
Penthésilée
Certainement à cause de ses excentricités, je me suis laissé attirer par Gould ya une dizaine d'années..
RépondreSupprimerBen, ça vaut le voyage !
Long live rock !
...oups... pardon...
comparaison parfaite de sorte inevitable.
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