dimanche 19 février 2012

Kaija SAARIAHO – Concerto pour clarinette, Laeterna Magica… par Claude Toon

Kaija Saariaho (née en 1952)

Les mélomanes de notre temps boudent parfois la musique contemporaine. Pourquoi ? Souvent parce que sous couvert de recherche sonore sophistiquée et avant-gardiste, la beauté et l'émotion ne sont guère au rendez-vous. Pour revenir sur ce sujet, voir mon "coup de gueule" dans la chronique consacrée à Samuel Barber, pamphlet à l'intention des intégristes des écoles de musique contemporaine qui vivent en microcosmes sectaires, coupés du public.
J'avais déjà écouté des œuvres de Kaija Saariaho qui avaient répondu à ces deux attentes esthétiques et émotionnelles, notamment la suite symphonique "Orion" et un autre album entièrement consacré aux œuvres de la compositrice.
Le disque paru ce mois, et proposé aujourd'hui, a été encensé par la revue Diapason. Puis l'écoute d'extraits sur un site du web m'ont conduit à tenter l'aventure. Cet album nous propose trois œuvres d'un style instrumental et lyrique. Un retour à l'orchestre après que la compositrice finlandaise ait acquis une grande réputation dans l'écriture plus électroacoustique. C'est un régal !


Kaija Saariaho


Kaija Saariaho est née à Helsinki en 1952. Dès l'âge de six ans, elle apprend le violon, le piano et l'orgue. À l'académie des Beaux-Arts d'Helsinki, elle travaille également la peinture et le dessin. Mais son choix est ferme, elle sera compositrice, une vocation qui se heurte au machisme le plus absolu, même de nos jours !
Elle côtoie de nombreux jeunes compositeurs ou artistes de sa génération comme Esa-Pekka Salonen, actuel directeur du Philarmonia de Londres. En France, elle suit les recherches acoustiques de Tristan Murail et Gérard Grisey, fondateurs de l'école spectrale française, une expérience qui va marquer ses premières créations. Elle fréquente l'IRCAM à Paris en 1982 et vit dans notre capitale depuis cette date.
Le style de Kaija Saariaho se caractérise par la rencontre entre les instruments traditionnels et l'électroacoustique. Son instrument de prédilection est le violoncelle. Son retour progressif à l'orchestre lui a valu d'être taxée de néo-classique (chez les critiques intégristes, ce n'est plus un mode de pensée mais un réflexe pavlovien).
Cette grande dame éclectique et novatrice reçoit de nombreuses commandes. Même si sa musique recourt aux techniques de composition les plus avancées, notamment en travaillant sur la matière même du son, elle puise son inspiration dans la poésie, des impressions, des images et des senteurs. Une musique d'un abord parfois abstrait mais sans aucun dogmatisme qui rend parfois les partitions contemporaines vides de sens charnel, absconses.

Concerto pour clarinette "D'om le vrai sens"
Le concerto intitulé "D'om le vrai sens" est une commande de : l'orchestre de la Radio Finlandaise, la BBC, la Fundação Casa da Musica du Portugal, l'orchestre de la radio suédoise et… de Radio France. Si l'un de mes chers lecteurs a encore une interrogation quant à la place occupée par la compositrice dans la musique de notre temps et dans le monde, cette énumération à la Prévert devrait enlever ses derniers doutes !
Ce concerto écrit en 2010 pour clarinette et orchestre comprend 6 mouvements. Cinq correspondent à l'évocation des cinq sens et un sixième est intitulé "À mon seul désir". Pour préciser, Kaija Saariaho a cherché son inspiration dans la contemplation des tapisseries de La Dame à la licorne du XVème siècle, visibles au musée de Cluny à Paris et consacrées, elles aussi, aux sens et à la beauté.
L'introduction nous conduit vers des sonorités féériques de percussions cristallines et de murmures des cordes. Pour ce passage intitulé "l'ouïe", la musique brille de mille feux, un rêve traversé de notes dissonantes et déchirées de la clarinette, couleurs virtuoses et agrestes qui soulignent le coté onirique de l'inspiration. La musique chancèle de motifs en motifs à travers une ivresse harmonique et sonore extraordinairement imaginative et vivante, en effet un régal pour l'ouïe.
Dans "la vue", le phrasé de la clarinette se fait plus dru et linéaire, un jeu organisé et logique comme il se doit pour illustrer notre sens le plus objectif. Tous les autres mouvements procèdent du même principe : opposer les sonorités inexplorées de la clarinette, des vibratos étranges proches de glissandi à des sonorités scintillantes d'instruments classiques ou objets percutants variés. Le climat oscille entre la brume, des forces occultes, un univers sonore enchanteur même si novateur. Coup de chapeau au clarinettiste Kari Kriikku
Je n'aurais jamais imaginé que l'on puisse jouer (se jouer ?) de cet instrument dans de telles sonorités tourbillonnantes. L'utilisation de la clarinette vous paraîtra-t-elle déroutante à l'écoute de la vidéo ? Oui, elle l'est. Mais Miles Davies lui-même n'a-t-il pas montré toutes les étrangetés que l'on peut obtenir d'un instrument quand on en a la maîtrise et le génie.

  Laeterna Magica & Leino Songs

Laeterna Magica est une suite pour orchestre qui se réfère aux lanternes magiques qu'affectionnait le cinéaste Ingmar Bergman. Il s'agit d'une commande de la fondation de l'Orchestre Philharmonique de Berlin et du Festival de Lucerne (évènement mondial présidé par Claudio Abbado himself). L'œuvre a été composée en 2008.
Le discours alterne donc sans transition des "images sonores" kaléidoscopiques. L'instrumentation est plus classique que dans le concerto. À l'image des images qui se succédaient sur ces appareils du passé, une succession ininterrompue et hiératique de sentiments émerge du morceau : joie, angoisse, sérénité, jeu, violence... Là encore, inutile bien entendu de chercher une forme thématique, on se laisse bercer par l'instant, la succession pointilliste des notes, les chuchotements des voix indéfinies, toujours le goût de la compositrice pour le rêve et les lumières diaphanes... Magique comme le promet le titre.
Quatre "lieder" réunis sous le titre Leino Songs achèvent le disque. Ces pièces se veulent interrogatives et sombres. L'accompagnement de la voix secrète et contemplative privilégie des notes sourdes et isolées. Il n'y a pas de tristesse, mais une somptueuse nostalgie qui alterne avec des élans de révoltes. Il s'agit de nouveau d'une commande portugaise et finlandaise, mais aussi du festival d'Ozaka. Ce cycle de chants date de 2007.
Un très grand disque de musique contemporaine qui séduira tous les amateurs de nouveauté, je pense. Attention, même si ce disque me paraît majeur parmi les publications de compositions du début de notre siècle, il s'adresse plutôt aux mélomanes déjà conquis par les musiques de qualité (dédiées "amoureusement" à des mélomanes de toute tendance…), de Messiaen à Corigliano en passant par Penderecki et quelques autres. Mais tous mes amis qui apprécient les musiques rock imaginatives et une certaine rêverie pourraient aimer. Certes, pas de basse rythmique.
L'orchestre symphonique de la radio finlandaise et le chef Sakari Oramo sont en osmose parfaite avec cette musique, à l'évidence.
Détail important, un livret clair et complet sur ces œuvres avec les textes est inclus dans l'album, y compris en français.
J'ajoute que la prise de son est exceptionnelle (5/5 attribué par Diapason). C'est un aspect important en musique moderne, où la superposition des timbres de plusieurs instruments crée de nouvelles sonorités en elles-mêmes. Il est souhaitable pour bénéficier des couleurs irisées et brillantes de cette musique de disposer d'une chaîne de bonne qualité ou, et c'est très bien, d'un casque même modeste. L'écoute sur des haut-parleurs de PC reste très limitative, on s'en doute. Cela est vrai pour toutes les musiques mais particulièrement ici.


Vidéos


À gauche : Laeterna Magica pr l'orchestre de Radio France (image moyenne, mais son correct).
À droite : L'Aile du songe (2001), concerto per flûte et orchestre, première partie. Camilla Hoitenga, flûtiste est accompagnée par l'orchestre de la radio finlandaise dirigé par Jukka-Pekka Saraste (Aérienne : 1. Prélude 2. Jardin des oiseaux, 3. D'autres rives)


Si vous avez aimé que l'on parle d'une compositrice qui s'impose dans un univers masculin, vous pouvez lire la chronique consacrée à Jennifer Higdon dans HILARY HAHN : ET POUR QUELQUES CONCERTOS DE PLUS.

6 commentaires:

  1. pat slade19/2/12 17:34

    Après écoute des deux oeuvres ,pour le commun des mortels ,je pense que ce serait plutôt hermétique ! On ne peut pas dire que je déteste ,mais dans la musique comptemporaine ,je me suis arrêté a Pierre Boulez ,mais je doit avouer que ces deux morceaux me rapelle à certaines phrases "le sacre du printemps" de Stavinsky mélangé avec du Bartok ! Je reste quand même sur "l'aile du songe " que j'ai préféré ! Merci a toi Claude de m'avoir ouvert mon univers musical en me faisant connaitre deux auteurs qui m'etaient completement inconnus a ce jour !

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  2. Merci Pat et bravo à Cat d'avoir tenté.
    "Hermétique" employé par Pat est le mot juste, le mot clé. Est-ce la musique qui l'est où nous qui nous fermons "hermétiquement" à des formes et sonorités inhabituelles ? Je veux dire par là que sans couplet, refrain, thème A et B des formes sonates avec reprises etc…, notre écoute est sollicitée d'une manière très nouvelle avec ces musiques.
    Inutile de préciser que ce n'est vraiment pas de la musique à écouter en faisant la vaisselle ou en passant l'aspirateur :o)) elle n'est pas la seule !!! Il m'a fallu longtemps pour apprécier ce genre de musique, écrire cet article faisant partie de l'exercice. Mais parfois les tripes ne suivent pas (no explication !), cette compositrice est une exception avec quelques autres…
    Il y a seulement 10 ans, je ne sais pas si j'aurais aimé, et il y a beaucoup de musique que je n'arrive pas à apprécier, Boulez entre autre cité par Pat… Il faudrait que j'y revienne, l'heure est peut-être venue... Et il y a plein de musique que vous proposez que je n'apprécie pas d'emblée. Punition d'avoir dédaigner trop longtemps ou mal conseillé, that is the question ?

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  3. pat slade20/2/12 12:58

    j'ai parlé d'hermetisme ,mais toute époque a eu le sien ,rappel toi de la reaction des critiques à la création de "Harold en Italie" de Berlioz et de celle du public au "boléro" de Ravel ou celui du "sacre du printemps" sous la baguette de Monteux !! Tous ça par que la musique lié a cette époque était "comptemporaine" !! J'ai un disque d'un compositeur tres peut connu ,Patrice Boyer ,il a fait deux oeuvres majeur dans sa musique "nuit" et "voix mémoire" ,c'est tres hermetique ! ^^ Mais j'adore ,en dehors de la musique P.Boyer est médecin à l'hopital St Anne à Paris, je ne crois pas que l'on puisse trouver sa musique quelques part,j'avais acheté son disque lors d'une representation des ballets Anne Dreyfus ( sa femme! ). Mais arrêtons avac le mot "hermetique" je pense comme tu le disais, que c'est nous qui créons un ghetto à des sonorités inhabituelles !

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  4. Ah oui... les créations homérique !!!
    Dans les concerts, j'ai assisté à pas mal de créations.
    Le public est quand même "mieux élevé" qu'il y a encore une cinquantaine d'année (Je crois qu'il existe un bonus sur un CD de la création mouvementée de "Désert" d'Edgar Varèse vers 1950).
    Même Beethoven faisait Scandale.
    Je pense proposer une chronique de musique récente 3-4 fois par an. Il y a eu pas mal de lecteurs, de curieux, à ma grande surprise. Je n'ai rien trouvé sur Patrice Boyer, mais s'il y a des musiciens contemporains que tu aimes bien, donne moi des idées :o)

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  5. pat slade20/2/12 19:17

    Peut on considérer Pierre Henry comme un musicien comptemporain ? La messe pour le temps présent est plus electro pop que orchestro classique!^^

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  6. Comme tout pionnier, oui. Mon Dieu, je n'avais pas écouté cela depuis... 40 ans.
    Ça a pris un sacré coup de vieux en écoutant des extraits sur Amazon.
    Cela dit, je vais essayer de creuser. Une étape avec Béjart, les années 60, un peu comme me charme des vieux Rocks sixties....
    J'aime bien ton expression "electro pop que orchestro classique", c'est tout à fait ça :o)

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