jeudi 11 décembre 2025

LE FOLK ROCK - épisode 1, par Benjamin.


Mais qui est donc ce jeune homme taciturne qu’un conducteur altruiste prit en stop au détour d’une route New Yorkaise. Lorsque le conducteur tenta d’engager avec lui une conversation, où il ne répondit qu’avec une brièveté vexante, le jeune homme ne tenta même pas de cacher son manque d’intérêt pour son bienfaiteur. Ceux qui aiment parler n’ont il est vrai pas grand-chose à dire, leurs propos ne sont que l’exutoire de leurs angoisses.

La politesse eut pourtant voulu qu’une certaine sympathie s’instaure entre le voyageur et son bienfaiteur, qu’il paie en quelque sorte en chaleur humaine le service qu’il ne pouvait rémunérer. Au lieu de cela, il traitait le conducteur avec une froideur donnant l’impression qu’il voyait sa présence ici comme une faveur qu’il lui faisait. Le visage juvénile et concentré sur de mystérieuses écritures, le jeune homme ressemblait à un ado ayant fugué pour rejoindre sa petite amie. Arrivé à New York, le jeune snob partit sans dire un mot, accentuant ainsi l’admiration instinctive que son conducteur ressentait pour lui.

Les gens sont ainsi fait que, si une bonté trop généreuse leur donne du mépris pour leur bienfaiteur, le culot d’un profiteur méprisant est souvent pour eux le signe d’une certaine noblesse. Comme le disait si bien Louis Ferdinand Céline, un bon culot suffit à presque tout, et notre voyageur fut loin d’en manquer. Malgré son visage d’adolescent, il marchait avec l’assurance d’un homme mûr et la tranquillité de celui qui sait où aller. Le jeune homme se nommait Bob Dylan et, lorsque quelqu’un lui demandait où habitait sa famille, il répondait ne pas en avoir, avec une absence d’émotion troublante. Dylan se dirigeait vers le Gaslight, café aux airs de cave ancienne où la poésie de la folk avait remplacé le swing revigorant des dieux du jazz.

Là-bas, une horde conservatrice ressassait les classiques d’un répertoire qu’elle voulut immuable. Dylan, lui, avait dans la tête un monde fait de récits kerouacquiens et de poésie beat et Rimbaldienne, toute cette culture formant la source lumineuse de ses propres récits mélodieux. Pour le folk, les première chansons dylanniennes furent aussi importantes que les premières compositions des Beatles le furent pour le rock. Passons rapidement sur la naissance de son amitié avec Johnny Cash et l’influence de Suze Rotolo, là n’est pas notre préoccupation actuelle. D’ailleurs, notre récit commence sur la triste sortie de Suze Rotolo du mythe dylanien, drame comme il s’en écrivit des dizaines depuis la parution des tragédies Shakespeariennes.

Placée au milieu du public de Newport, Suze vit la naissance d’un nouvel amour tuer le sien. Le grand Bob bénéficia toujours de la bonté des femmes, ce sont elles qui l’hébergèrent lorsqu’il arriva à New York dans ses guenilles de clochard céleste. Joan Baez était la reine d’une musique dont il fut sacré roi, leur union était aussi inévitable que gravée dans le marbre de l’histoire. La chanteuse avait également les moyens d’ouvrir à Dylan les portes de l’Angleterre, la seconde terre du rock. Dylan aima toujours le rock et le blues, les riffs de Chuck Berry et Muddy Waters firent autant partie de sa culture que les mélodies de Woody Guthrie. A une époque où internet et la télévision n’avaient pas encore fait de la culture une soupe fade et cosmopolite, le barde ne sut à quoi s’attendre en arrivant sur les terres de la perfide Albion.

Moins traditionaliste que la musique de son pays, la pop anglaise taillait au rock des costumes aussi gracieux que flamboyants. Avec « You really got me » les Kinks prédirent l’invasion des hordes zeppeliniennes. Partant de la même base rhythm’n’blues, les Who instaurèrent un culte de la sauvagerie sonore préparant les premiers pavés punks.

Puis il y avait les Stones, qui n’étaient pas encore revenus de leurs errements psychédéliques, qui ne leur fit toutefois pas perdre ce swing évoquant les grands espaces américains. Si le grand Bob côtoya également les Beatles, ceux-ci n’eurent sur sa musique qu’une influence minime. Emballer ses vers inspirés par Rimbaud et Dylan Thomas dans des mélodies aussi modernes que les leurs aurait été comme demander à Kubrick de produire un film de Charlie Chaplin. La prose dylanienne visait la postérité, nulle belle plante ne survit si longtemps si elle n’est pas profondément enracinée dans sa terre natale. La terre de Dylan fut la musique américaine dans sa fascinante diversité de traditions.

Voyant Mick Jagger et Roger Daltrey soulever les foules et mettre en transe des hordes de gourgandines, il envia secrètement leur charisme sauvage. Lui ne sut jamais que claudiquer sur scène avec une raideur de pantin désarticulé, ses mots seuls fascinaient une foule le gratifiant de la charge austère de guide d’une génération. Ce rôle, le barde l’avait toujours refusé, il ne voulait pas plus guider sa génération que la laisser l’aliéner. « Celui qui n’est pas occupé à naître est occupé à mourir » chanta t-il avant d’incarner son précepte de la façon la plus révolutionnaire. 

Enregistré dans l’urgence « Bringing it all back home » fut le plus cruel coup porté à l’immobilisme folk. Nul n’ignorait que, si le grand public prenait goût à l’union du folk et du rock, le folk acoustique croupirait à jamais dans les caves de l’underground. Alors, au lieu des cris d’admiration, Dylan eut droit aux cris de haine. Les lettres d’admirateurs devinrent des lettres de menaces, les louanges se transformèrent en injures. Ce que Dylan préparait n’était pourtant pas une révolte avant-gardiste, mais une prolongation de la tradition par des moyens nouveaux.

C’est dans ce cadre qu’il convoqua Mike Bloomfield à l’enregistrement de « Highway 61 revisited », l’homme s’étant imposé comme le plus légitime fils des chanteurs de Delta blues. Ainsi sortirent les fabuleux « Bringing it all back home », « Highway 61 revisited » et « Blonde on blonde ». Sur ce dernier, le swing terreux du Band prédisait discrètement un virage country qui fit autant scandale que la fièvre électrique qui le précéda. A l’écoute de ces enregistrements, la direction du festival de Newport avait prévenu Dylan, sa folie électrique ne sera pas tolérée dans cette Mecque de la poésie acoustique. Qu’importe la mort du folk se dit alors le barde, sa muse exigeait qu’il l’étreignit avec l’énergie des rockers les plus dévergondés.

Propulsé par cette puissance binaire honnie des ayatollahs de la tradition folk, le poète se sentit un peu plus proche du charisme d’Elvis qu’il admirait tant. Il tournait pourtant également la page des rockers acéphales, greffait un cerveau au corps glorieux du rock’n’roll, incitait les rockers à penser. Aussi grandiose que fut cet épisode du mythe dylanien, il serait caricatural d’en faire le seul père de la révolution folk rock. 

Dans le même temps, fuyant la chaleur californienne pour la fraîcheur obscure des salles de cinéma, une bande de jeunes musiciens s’apprêtait à vivre la plus grande révélation de sa vie. Les films des Beatles furent la version anglaise des nanars d’Elvis, de sympathiques navets plus proches du grand plan de publicité que de la véritable œuvre cinématographique. Qu’importe pourvu que, propulsé par la puissance d’une sonorisation moderne, les chœurs de « Love me do » et « A hard day’s night » donnent l’impression de vivre un événement historique.

A suivre… avec les Byrds

Cet article, et bien d'autres, est à relire dans le bouquin de Benjamin, en vente ici :  Le Roman du Rock

Extraits du festival Newport 65' avec un titre folk, l'autre rock (un inédit, seuls quelques initiés connaissent) et plus tard avec The Band.

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