jeudi 4 décembre 2025

DISQUE LEGENDAIRE (3) – Karl RICHTER interprète la Passion selon St Matthieu de BACH (1958) – par Claude Toon


- Mais Claude, tu as déjà écrit une chronique sur cette passion… Une version baroque parmi les plus authentiques, exclusivement masculine…

- Oui Sonia, mais il existe diverses versions de cette œuvre majeure de l'histoire musicale de l'humanité, carrément ! Celle d'aujourd'hui est le trait d'union entre les interprétations à l'ancienne, mi-romantique mi-opératique et les belles versions intimistes de nos amis baroqueux… C'est la première gravure en stéréo et quelle stéréo…

- Karl Richter, un nouveau dans le blog… enfin je crois…

- En effet, organiste, chef de chœur et d'orchestre… cet homme disparu trop jeune était un spécialiste de Bach et de la musique sacrée…

- Je vois… tu as entendu ce maestro en concert…

- Oui dans la messe en si de Bach et… au Palais des congrès et ses 3700 places d'une seule volée… Un défi acoustique un peu fou et un beau souvenir…


Partie 1 : à propos de ma passion pour la Passion selon Saint Matthieu de Bach 

Karl Richter

Souvenir, souvenir : j'ai entendu trois fois la Messe en si de Bach en concert. Comme précisé avec Sonia, une première fois vers 1975 ; l'orchestre de Paris en moyenne formation équilibrée (40 musiciens, des solistes virtuoses) et des chanteurs d'opéras habitués aux oratorios comme Peter Schreier ou Tom Krause parvenaient grâce au talent de Karl Richter à passionner une salle où, au dernier rang, il ne risquait pas l'assourdissement… Là, j'étais bien placé… La probité du chef, sans queue de pie, juste un costume classique m'avait frappé. Rien de spectaculaire lors du concert devait nous éloigner de Bach. En 1980 à Saint-Severin dans le quartier latin, Michel Corboz officiait, mais le son, ben… pas vraiment top car, avec une copine, nous étions mal placés, derrière un pilier 😊. Enfin, en 2001 (avec Maggy Toon) dans l'auditorium de 300 places de la Villette, soit la taille idéale ; l'Orchestre de Paris de nouveau en effectif réduit (instruments modernes), est placé sous la direction de Franz Brüggen déjà affaibli par la maladie, lui aussi expert de l'œuvre dont il a signé l'une des plus belles versions au disque sur instruments d'époque, une gravure commentée dans le Deblocnot (Chronique)

J'ai entendu la Passion selon Saint-Jean mais jamais celle selon Saint Matthieu, plus rarement proposée en concert de par ses dimensions monumentales.

Avec 8 versions dans ma discothèque (≈ 22 CD), cette Passion arrive en seconde position dans la catégorie "l'œuvre de ma vie" après le Chant de la Terre de Mahler (12 CD). Oui, oui, comme dit Sonia, c'est une passion (j'écris sa boutade, sinon elle va bouder). Tous ces disques ont leurs qualités :

-   Vienna Symphony Orchestra & Chorus - Hermann Scherchen (1953)

-   Philharmonia Choir & Orchestra - Otto Klemperer (1962)

-   Concertgebouw d'Amsterdam - Eugen Jochum (1965)

-   Gewandhaus de Leipzig - Rudolf Mauersberger (1971)

-   La petite Bande - Gustav Leonardt (1989)

-   Collegium Vocale - Philippe Herreweghe (1998)

-   Das Neue Orchester - Christoph Spering (2002) (Édition Mendelssohn)

-   Gabrieli Players - Paul McCreesh (2003)

Alors pourquoi encenser un disque que je ne possède pas physiquement ? Celui que Karl Richter enregistra en 1958 pour Archiv (filiale de DG pour la musique ancienne) ; disque écouté dans d'excellentes conditions à partir du site Deezer via un raccordement du PC à une chaîne HIFI audiophile. (on ne peut ni tout acheter ni pousser les murs 😊). Cette gravure possède une dimension unique doublée d'une qualité sonore exceptionnelle (il s'agit de la première version publiée en stéréo). Quelles spécificités la rend unique ? Je listerai : l'humilité, le respect absolu de la partition et la sincérité souveraine dans sa spiritualité. Au-delà de l'interprétation épurée haut de gamme, Karl Richter dirige plutôt un office en hommage au Christ qu'un concert en studio. Voilà Bach rendu à sa quintessence.

Pendant sa carrière Karl Richter interpréta la Passion selon Saint Matthieu tous les vendredis saints. 


Manuscrit de la passion

Partie 2 : La passion selon Saint-Matthieu en 1727 et… son oubli…

Une chronique de 2014 centrée sur le disque de Gustav Leonhardt recréant la Passion telle que les auditeurs ont pu l'entendre en 1727 détaille la genèse de la Passion et analyse la composition. (Chronique) Je ne reviens que sur l'essentiel et l'originalité de l'œuvre mythique.

De 1723 à sa mort en 1750, la famille Bach vit à Leipzig. Thomaskantor (chantre) et Director Musices des paroisses luthériennes de  Saint-Thomas et Saint-Nicolas. Son travail consiste principalement en l'écriture d'œuvres sacrées, les 300 cantates (100 ont disparu). Il bénéficie d'excellents chanteurs. Les deux Passions connues : Saint-Jean en 1724 et Saint Matthieu en 1727 ne répondent pas à des commandes.

À l'évidence, Bach regarde vers le passé de la chrétienté, peut-être celui des mystères donnés tels des tragédies antiques. Il veut proposer un oratorio d'envergure "à la gloire de Dieu" pendant la semaine sainte ; l'œuvre étant destinée à un exécution le vendredi saint. Le terme mise en scène n'a rien de choquant : deux chœurs opposés, une maîtrise de garçons, un orchestre et plus surprenant : six solistes voire sept. Il ne veut pas de confusion entre le récit in extenso de l'Evangile et les commentaires profanes (arias et ou chœurs) qui animent l'œuvre. Un soprano tient le rôle du récitant et un baryton avec sa tessiture de prophète celui du Christ. Les chœurs simulent la foule "BARABAS" ! pour ceux qui assistent à l'office le jour des rameaux. Quatre solistes SATB chantent des hymnes à caractère théologiques.

D'une durée de 2h45 à près de quatre heure (Klemperer), l'accueil fut très mitigé de la part d'un public protestant rigoriste n'appréciant guère l'aspect théâtral de l'ouvrage sacré. Pas des rigolos les luthériens… Le recourt à des formes anciennes comme le plain-chant dans certains chorals n'aida pas à des reprises fréquentes…

Bach apporta des retouches en 1729, 1736, 1742, toujours avec un accueil glacial ! Les partitions furent rangées avec un risque de disparition totale en 1750… Pas si totale heureusement.

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Partie 3 : La Passion selon Saint Matthieu de Bach, de Mendelssohn à nos jours…

Bach et Mendelssohn
 

En 1750, à la fin du baroque tardif, le public commence à se désintéresser de la forme oratorio. Un âge d'or où ont été produits ceux de Bach (5 + des partitions perdues ou d'origines incertaines), Haendel (22 sur 30 identifiés dont l'inusable Messie), et hélas un seul de Vivaldi (Judith triomphante) sur une trentaine perdue 😧.  Ah, j'oublie Scarlatti avec 38 partitions dont 21 éditées, peu jouées et peu gravées car disons… peu inventives voire soporifiques, des curiosités, sans plus.

Si la traditionnaliste Angleterre conservera jusqu'au XXème siècle un goût certain pour le genre (le dimanche, ça occupe), le reste de l'Europe boude ces œuvres monumentales jugées désuètes. Joseph Haydn redonnera un petit élan avec une thématique mi-sacrée (la Création) mi-bucolique (Les saisons), deux chefs d'œuvres en cette fin des Lumières.

Comment Mendelssohn a connu la Passion selon Saint-Matthieu ? Je présente souvent des petits maîtres dans le blog qui méritent mieux qu'un oubli condescendant. Ces compositeurs ont un rôle clé et discret sur la transmission du grand patrimoine des génies du premier rang. L'histoire a son charme…

Johann Friedrich Fasch et Bach étaient amis. Le fils de Fasch, Carl Friedrich Christian (1736-1800) et Carl Philipp Emanuel Bach seront collègues à la cour de Frédéric II.

Carl Friedrich Christian Fasch, esprit alerte passionné de logique et de numérologie, étudie les mathématiques, les casse-têtes. Ainsi il analyse avec gourmandise les architectures contrapuntiques très complexes de l'époque baroque, celles de l'art de la Fugue de Jean-Sébastien Bach particulièrement savantes. Sa carrière musicale stagne, ses centres d'intérêt musicaux étant passéistes. 


Carl Friedrich Christian Fasch
 

Il écrit un canon à 25 voix ! (un défi digne des folies du XVIIème siècle) qui attire l’attention d’un certain… Johann Philipp Kirnberger (1721-1783) qui fut élève de Bach et reste connu pour la découverte des tempéraments inégaux ("Non Sonia pas de détails"). Kirnberger lui fait découvrir l'univers infini de la musique de Bach.

Fasch approfondit la polyphonie oubliée du Cantor. En 1783, il compose une messe à 16 voix et tente en vain de la faire exécuter. En vain car plus aucun chœur professionnel ne maîtrise ce style de chant écrit en contrepoint. Opiniâtre, il convainc un groupe d'amateurs de se pencher sur la question… Le petit groupe, en marge des tendances de l’époque, travaille assidument les grands maîtres du passé : Haendel, Allegri, Marcello, et surtout, Jean-Sébastien Bach. En 1791, le chœur atteint une vingtaine de chanteurs et Fasch lui donne le nom très sérieux : l’Académie de chant de Berlin. (Singakademie de Berlin).


Carl Friedrich Zelter

À la mort de Fasch, en 1800, un dénommé Carl Friedrich Zelter prend la tête de l’Académie et en maintient l’orientation principale : la redécouverte et l’interprétation d’œuvres polyphoniques de l'époque baroque. Carl Friedrich Zelter gère la bibliothèque des manuscrits de Bach, compose peu, mais apprend le piano à un petit musicien prometteur, Felix Mendelssohn.

Comme dans tous les contes, intervient une fée. Bella Salomon (1749-1824) célèbre le 15ème anniversaire de son petit-fils Felix Mendelssohn en février 1824, Bella a appris le piano avec Kirnberger. Au fait, le cadeau ? Le manuscrit de la Passion selon saint Matthieu établi par un copiste ! Merci mamie.😀

Mendelssohn émerveillé par l'imposante partition décide de la ressusciter mais connaît les réserves du public en ce début du romantisme, son manque de patience face à 3H de musique. Il maintient les deux chœurs et élargit l'orchestre comme il est d'usage. il ne conserve que 53 N° sur 79 en supprimant dix arias, sept chœurs, et presque tous les chorals qui ne sont plus à la mode… etc. L'esprit religieux de l'oratorio est scrupuleusement conservé, il est plus musical.

Á la Singakademie de Berlin, en ce jeudi saint, le 14 avril 1829, à la Thomaskirche de Leipzig, cent-un ans après la création par BachMendelssohn dirige à guichet fermé son adaptation. Il réunit 150 chanteurs et 70 instrumentistes. Le succès est immense et le concert rejoué plusieurs fois dont le vendredi Saint. Participant à la résurrection de Bach, Mendelssohn assurait sa propre célébrité à vingt ans… Une révision verra le jour en 1841. J'en propose en complément l'interprétation de Christoph Spering.

Au milieu du XXème siècle, on interprète la version complète ou presque. Hermann Scherchen et Karl Richter seront les premiers à enregistrer au disque cette édition originelle. L'un en mono et le deuxième en… stéréo.

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Partie 4 : Karl Richter et Bach


Karl Richter joue Bach au Japon
 

Karl Richter voit le jour en 1926 en Saxe, quatrième enfant d'une fratrie de cinq. Son père est pasteur et on peut en déduire que la foi chrétienne est assidue dans la famille. Le père décède en 1935 mais a eu le temps de partager son esprit spiritualiste et son admiration pour Bach avec son fils a priori doué pour la musique. À Dresde, le jeune Karl fréquentera la Kreuzschule et bénéficiera des cours de Günther Ramin (1898-1956, 12ème Cantor après Bach), Rudolf Mauesberger (1889-1971 et chef du Dresdner Kreuzchor), Karl Straube (1873-1950, organiste et 11ème Cantor après Bach). Sa formation de chef de chœur et d'orchestre, d'organiste et de claveciniste est assurée à très haut niveau.

Rudolf Mauesberger enregistrera une version très honorable de la Passion selon Saint-Matthieu en 1970. Il a dû prendre sa carte au parti nazi pour "protéger son chœur". En effet, seul maître à bord, il continue de faire chanter Mendelssohn et refusera toute programmation de chants d'idéologie nazie, prétextant que le Dresdner Kreuzchor a une vocation religieuse, point ! Son frère Erhard deviendra le 14ème Cantor (1903-1982).

De 1944 à 1945, Karl Richter est enrôlé dans la Volksturm, miliciens inexpérimentés épaulant la Wehrmacht pendant la débâcle, garçons et vieillards âgés de 16 à 60 ans.

Dès 1946, à l'âge de vingt ans, Karl Richter dirige le chœur de la Christkirche de Leipzig et, un an après, en 1949, il est nommé organiste titulaire de Saint-Thomas de Leipzig. En 1951, il quitte la RDA et son régime de plomb, une simple valise à la main. Après un passage à Zurich, il obtient un poste de chantre à Munich. Il épousera Gladys Müller (1931–2019) à Zurich en 1952. Le couple aura deux enfants : Tobias en 1953 et Simone en 1961. La famille Richter ne fera jamais la une des tabloïds !


Orgue de Richter pour les tournées...
 

Revenons à Munich en 1954, Karl Richter qui dirigeait déjà le Cercle Heinrich Schütz crée son propre chœur, le Chœur Bach, qui suit la fondation du Münchener Bach-Orchester en 1953. (Informations sur ces dates divergentes 😊 pas grave). La qualité des tournées et des premiers enregistrements érige les ensembles et leur chef comme une référence de l'interprétation d'ouvrages de l'époque baroque, classique voire romantique. Un seul exemple : le chœur pouvait chanter l'intégrale de la Messe en si de Bach (2H) sans les partitions sous les yeux !

Karl Richter a assuré sa postérité surtout avec l'interprétation des oratorios et cantates de Bach et de Haendel. N'oublions pas que Nikolaus Harnoncourt né en 1929 a créé de son côté le Concentus Musicus Wien en 1953 et a commencé à révolutionner la tradition de l'exécution de la musique baroque : instruments anciens, distribution masculine, recourt à des contreténors, etc. On a souvent écouté le travail merveilleux de redécouverte de cet artiste. D'autres ensembles ont suivi et de nos jours on ne joue que rarement la musique de 1600 à 1800 voire plus tardive comme dans les années 40-70.

Bien entendu, les deux styles interprétatifs ont perduré pendant ces décennies et permis aux critiques de susciter des polémiques. Les antis retour à l'authenticité pour les uns (Antoine Goléa) et le conservatisme des encensoirs pour les autres. Pourtant, à mon humble avis, le fond doit toujours l'emporter sur la forme. Les sonorités soyeuses du Münchener Bach-Orchester envoûtent tout autant que celles plus acidulées et pétulantes du Concentus Musicus Wien.



Voyager 1
 
Ta Ta... TaTaTa... 
 

Plus précisément, j'avoue que si le mysticisme assumé de Richter me bouleverse, mais que je m'ennuie à l'écoute de ses Suites de Bach enregistrées vers 1962. Suites (ou Ouvertures) et concertos brandebourgeois sont des œuvres de divertissements, et le jeu pétillant de Café Zimemann (au hasard) sonne comme à l'opposé à la gravité austère de Richter. Une simple préférence… Polémique bien stupide quand on a la possibilité d'entendre deux genres aussi aboutis… Le même conflit se déchaînera au sujet de sa façon de jouer le répertoire d'orgue…

Petites anecdotes : J.F. Kennedy et Glenn Gould faisaient partie de son Fans club. L'enregistrement de la Passion selon Saint-Matthieu écouté ce jour s’est vendu à 50 000 exemplaires en sept ans (un record en classique et pour une œuvre nécessitant 4 LP 33T). Richter a incontestablement permis à des générations de découvrir la musique de Bach. Plus insolite : son interprétation du Concerto brandebourgeois n° 2 figure en bonne place sur la sélection musicale du Disque d'or Voyager. Disque qui a quitté notre système solaire à bord des sondes Voyager 1 (1977) et Voyager 2, le message de l'humanité. (YouTube).

Karl Richter meurt encore jeune d'une crise cardiaque en 1981, à l'âge de 54 ans. Un concert en sa mémoire est dirigé le 3 mai 1981 par son ami Leonard Bernstein dirigeant le Chœur Bach de Munich et l'Orchestre Bach dans la Herkulessaal  de Munich. Son épouse, Gladys le rejoindra en 2019 à l'âge de 88 ans. Au programme du concert proposé par Lenny :

- le choral "Wenn ich einmal soll scheiden" de la Passion selon saint Matthieu (BWV 244) ;

- le concerto Brandebourgeois n° 3 en sol majeur (BWV 1048) ;

- la Cantate "Wachet auf, ruft uns die Stimme" (BWV 140). 

Mgr Ratzinger, archevêque de Munich en 1981, fut bouleversé par cette cantate... Elle resta sa favorite même devenu pape Benoit XVI !

Et après l’entracte :

- le Magnificat en ré majeur (BWV 243).

En 2020, le label Deutsche Grammophon - Arkiv a réédité tous les enregistrements de Karl Richter, un coffret somptueux de 100 CD + Blu-ray Audio ; l'intégrale officielle, l'artiste ayant été toujours fidèle à la firme de Hambourg. D'autres raretés ont été rassemblées dans un coffret de 31 CD du label Profil Hänsler. Un leg inestimable sur la manière d'interpréter la musique baroque et classique entre la tradition et les recherches sur l'authenticité historique.

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Partie 5 : La discographie au temps de la monophonie

Dietrich Fischer-Dieskau  et Karl Richter
 

Waouh quel enthousiasme des critiques à propos du disque du jour :

"Une révélation… un accomplissement monumental" – The Gramophone - Andrew Rose

"Ne tournons pas autour du pot, c'est une réussite absolue. Cette version de Richter, avec Fischer Dieskau, Haefliger et Herta Topper est largement au-dessus du panier, un vrai miracle, après ça on ne peut plus rien écouter d'autre !" - Amazon

Remarques outrancières ? Oui et non car cette passion est une extension imposante de la cantate baroque. Avant la stéréo, rares sont les disques qui tiennent compte de la nécessité de pouvoir discerner chaque ensemble choral ou instrumental à sa place. Deux exemples de curiosités antiques, pour rester gentil (tous les goûts sont tolérables). On s'extasie encore des rééditions de l'interprétation de Mengelberg de 1939 !! L'entrée des mâles du chœur écrase l'orchestre, les gosses semblent 500 ou plus, le chef ne suit pas la partition : ruptures de tempo, rubato hédoniste, ton lugubre… L'interprétation de Gunther Ramin de 1941 à Leipzig reste plus attachante grâce à une prise de son moins confuse et à des chanteurs très impliqués…

Perso je n'aime vraiment pas le disque de Mengelberg. Antiquité rééditée en CD par Philips proposant pourtant la conception majestueuse de Jochum. Bizarre ?


 

En 1954, Furtwängler, à Vienne, exténué (il lui reste six mois à vivre), se trompe d'époque en intégrant du rubato dans le chœur initial qui hurle… Par contre, on appréciera dans ce testament quelques beautés de l'orchestre et la présence de six chanteurs d'exception, dont pour la première fois Dietrich Fischer-Dieskau bouleversant d'autorité dans le rôle du Christ. À ses côtés : Élisabeth Grümmer, Marga Höffgen, Anton Dermota (évangéliste et airs), Otto Edelmann. Les amateurs d'art Lyrique apprécieront ce casting et le style opératique révolu.

Et le pire consiste dans des suppressions d'arias et des coupures dans certains récitatifs, une quinzaine de caviardages dans les deux productions réduites ainsi de près d'une heure, une trahison… Écoutez et validez ou pas mon propos, la musicologie étant tout sauf une science exacte :


Que déduire de mes réserves ? La Passion selon saint Matthieu par la disposition spécifique de l'effectif prévue par Bach et les dialogues entre les différents chœurs ne se trouvait pas magnifiée dans leurs effets concertants à l'époque de la monophonie et encore moins quand la pesanteur sonore des 78 tours était la norme.

 

- Claude, pourtant tu apprécies grandement la version d'Hermann Scherchen de 1953, en mono elle aussi …

- Scherchen, chef et musicologue expert de Bach (chronique art de la fugue), recherchait l'expression de la foi intense de Bach perdue depuis des lustres dans les lourdeurs sulpiciennes héritées du romantisme. Avec Scherchen, dans le Chœur introductif s'entendent distinctement les voix féminines et masculines, celles des anges et… les instruments. Les nuances du flux musical sont d'une netteté rare pour l'époque, quelle vie dans cette mise en place ! Le label Westminster faisait des miracles… Une Passion vivante, d'une grande musicalité, la spiritualité et le drame évangélique sont au rendez-vous et préfigurent les options des baroqueux… La seule réalisation d'exception en mono à mon sens… Peut-être même un disque de légende… Ah j'oubliais, Scherchen garde les 79 numéros, il respecte l'intégralité de l'œuvre… Dans Bach, on ne fait pas son marché ! Des fans de cette Passion pourront trouver les tempos un peu extatiques… pas faux… Mais mysticisme et contemplation ne sont-ils pas les clés de voute de la Passion ?

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Partie 6 : Karl Richter et sa version stéréo de 1958

La construction et les plus beaux passages de l'œuvre ont été commentés dans la chronique de 2014 consacrée à l'interprétation de Gustav Leonhardt. Il s'agit d'une vision historiquement informée comme on dit de nos jours. Sans doute la plus aboutie dans cette démarche si l'on considère que même les deux solistes soprano et alto sont, soit des jeunes garçons, soit un contreténor, en l'occurrence René Jacobs. L'avant dernier passage (N°67) précédant le chœur conclusif, un quatuor vocal avec le jeune David Cordier (soprano du King's collège), est un moment mémorable de la discographie.

Je n'analyse que la direction de Karl Richter dans l'introduction qui, en une dizaine de minutes, met en place le climat ésotérique (architecture utilisant la numérologie), complexe et mystique qui sous-tend toute la Passion. Bach édifie mesure après mesure une prière mélancolique (en forme d'Agnus Dei) où les deux chœurs auxquels s'ajoute tardivement un choral d'enfants, expriment la détresse du peuple chrétien confronté au martyre du Messie. Gustav Leonhardt nous apportait en 1990 un disque légendaire dans le style Baroque.

Karl Richter était conscient en 1958 que ces vagues chorales qui se superposent dans une triple polyphonie restaient difficiles à éclaircir à l'époque de la monophonie, voire impossible techniquement (Exception avec Scherchen). Il dispose ses forces du Münchener Bach-Chor en deux sections largement espacées à droite et à gauche. Le Münchener Chorknaben est placé au centre. Félicitation au Chef de chœur Fritz Rothschuh.

L'orchestre associe un souffle oppressant  du continuo à une mélodie élégiaque aux cordes et aux bois (Bach ne recourt à aucun cuivre). Les contrebasses scandent obstinément un double motif crescendo - decrescendo : noire croche mesure à 12/8. Karl Richter dirige cet ostinato sans aucun rubato. Le temps s'immobilise. Les cordes et les flûtes s'associent dans une suite d'arpèges mélancoliques. [0:26] l'enchaînement d'un second groupe de cordes ne brusque aucunement la nuance de ce passage instrumental. Fabuleux. [1:49] Entrée du premier chœur. [2:55] les deux chœurs se répondent sans hausser inutilement le ton. [3:19] Voici les garçons qui eux chantent à l'unisson (résurgence du plain-chant) et… à la perfection (l'élocution est idéale même pour des jeunes germanophones). Il est rare que des gamins maintiennent des points d'orgue longs avec une telle stabilité.

On pourrait s'attarder sur nombre de détails comme la procession [6:13] où, après la reprise des mesures instrumentales initiales, orchestre et chanteurs adoptent une marche à la rythmique plus cadencée … là encore sans rupture de nuance. Une introduction de Karl Richter l'orfèvre d'une unité sans faille.

Richter ne se limite pas pour les airs à quatre chanteurs et chanteuses, mais cinq, tous spécialistes du chant oratorio à l'époque. Une originalité destinée à adapter les timbres et tessitures aux personnages. Un rare enregistrement connu à recourir à un tel dispositif vocal :

Evangéliste et air : Ernst Haefliger – ténor (1919-2007) – Interprète de l'évangéliste pendant 40 ans ! (Jochum et Gunther Ramin dès 1941 entre autre)

Jésus : Kieth Engen – basse (1925-2004) -

Marie-Madeleine et femme de Pilate : Antonie Fahberg - soprano (1928-2016)

Air pour soprano : Irmgard Seefried (1919-1988) -

Air pour basse : Dietrich Fischer-Dieskau (1925-2012)

Air pour alto : Hertha Töpper (1924-2020)

Judas, Pierre, Pilate : Max Proebstl - basse (1913-1979)

Dietrich Fischer-Dieskau a chanté  un nombre incalculable de fois au disque, souvent dans le rôle du Christ.

Sept moments de grâce (expression un peu pompeuse j'avoue, mais je n'ai pas mieux…)

N°19 air soprano "Ich will dir mein Herz schenken" (continuo hautbois, contrebasse, orgue)

N°42 air de basse "Gebt mir meinen Jesum wieder" (avec violon solo et orchestre)

N°47 air d'alto "Erbarme dich" (avec solo de violon)

N°58 air de soprano "Aus liebe" (avec solo de flûte traversière, pizzicati, orgue angélique)

N°69 & 70 Récitatif et aria de contralto "Ach Golgatha" et "Sehet, Jesus hat die Hand" (groupe de vents)

N°78 Récitatif : "Nun ist der Herr zur Ruh gebracht" quatuor vocal et chœur avec la voix chaude de Dietrich Fischer-Dieskau.

Vidéos : Playlist de la version de 1958 et interprétation par Christoph Spering de l'adaptation de Felix Mendelssohn.

Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée.

Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…


INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. 


Partie 7 : Karl Richter et Bach font leur cinéma en 1971 😇

Des lecteurs doivent se souvenir des expériences musicales et visuelles de H.G. Clouzot et Herbert von Karajan d'interprétation en studio et sans public de grandes œuvres du répertoire, la 5ème de Beethoven, La Nouveau monde de Dvorak et surtout, en couleur, un Requiem de Verdi d'anthologie à la Scala de Milan en 1967 qui mit fin à leur collaboration avant que les deux génies égocentrés tendance dure ne s'étripent 😊. Cinq films au total… (Chronique Verdi)

En 1971, La Passion selon Saint-Matthieu est filmée pour DG avec des techniques identiques : salle immense, plafond en forme de crucifix (heuu, perso je ne l'aurais pas mis) et un montage alternant plans larges ou, inversement, resserrés pour les arias et récitatifs. C'est une nouvelle distribution des grands jours : Peter Schreier, Ernst Gerold Schramm, Helen Donath, Julia Hamari, Horst Laubenthal, Walter Berry - Münchner Bach-Chor, Münchner ChorknabenMünchner Bach-Orchester, Karl Richter est au clavecin ; n'en jetez plus dirons les connaisseurs 😊. La réalisation ne pâtit pas trop des interruptions nécessitées par les réorganisations incessantes des lieux : chœurs séparés ou rassemblés en demi-cercle, etc. Richter en osmose avec cette partition qu'il connaît si bien contrôle la situation. La réalisation scénique est vivante. L'image fin année 60 restaurée en 2025 est très nette voire splendide.

On ne sera pas surpris des empoignades entre critiques : dinosaure pour la revue Gramophone qui n'aime que les baroqueux, splendeur pour IMDb et des commentateurs anglo-saxons sur Amazon (achat avant restauration). Personnellement, cette réédition me semble de bon aloi. La réussite tient plus aux talents des chanteurs et à l'expérience du chef. Les concerts filmés n'apportent que rarement un plus à l'intérêt musical : je ne parle pas des opéras pour lesquels, la situation est inverse. Ici la mise en scène restitue une époque et souligne à merveille l'intemporalité de l'ouvrage, comme tous ceux ce Bach. Le quatuor vocal [03:08:05], avec Helen Donath et Julia Hamari (Mme Fischer-Dieskau) rayonnantes, me donne des frissons…

À vous de voir… 



Liste des passages dans la playlist de l'édition Arkiv de 1958 :

PARTIE 1

L'onction à Béthanie (Chapitre 26, 1-13)

1. Chœur : Venez, mes filles, aidez-moi à pleurer

2. Évangéliste : Quand Jésus eut terminé ce discours

3. Choral : Très cher Jésus, qu'as-tu fait de mal ?

4. Évangéliste : Alors les grands prêtres se réunirent

5. Chœur : Quand ils n'étaient pas à la fête

6. Évangéliste : Quand Jésus était à Béthanie

7. Chœur : Quel est le but de cette souillure ? {En rythme avec A6}

8. Évangéliste : Quand Jésus s'en est rendu compte

9. Récitatif : Cher Sauveur, toi

10. Aria : Repentance et contrition

Cène (Chapitre 26, 14-35)

11. Évangéliste : Alors le Douzième s'en alla

12. Aria : Ne saigne que toi, ô cher Cœur !

13. Évangéliste : Mais le premier jour des pains sucrés

14. Chœur : Où iras-tu, pour que nous te préparions quelque chose ?

15. Évangéliste : Il dit : Va, Seigneur, est-ce moi ?

16. Choral : C'est moi, je dois me repentir

17. Évangéliste : Il répondit et parla 4:23

18. Récitatif : Bien que mon cœur soit rempli de larmes

19. Aria : Je te donnerai mon cœur

20. Évangéliste : Et lorsqu'ils eurent chanté l'hymne de louange

21. Choral : Reconnais-moi, mon gardien

22. Évangéliste : Mais Pierre répondit

23. Choral : Je resterai ici avec vous

Sur le mont des Oliviers (Chapitre 26, versets 36-50)

24. Évangéliste : Alors Jésus vint avec eux dans une cour

25. Récitatif : Ô douleur ! Ici tremble le cœur tourmenté !

26. Aria : Je veillerai auprès de mon Jésus

27. Évangéliste : Et il s'éloigna un peu

28. Récitatif : Le Sauveur se prosterne devant mon Père

29. Aria : Je me soumettrai avec joie

30. Évangéliste : Et il vint vers ses disciples

31. Choral : Que la volonté de mon Dieu soit faite

32. Évangéliste : Et il vint et les trouva endormis

Sur le mont des Oliviers - Faux témoignage (Chapitre 26, 51-63)

33. Aria A Doi Cori : Ainsi mon Jésus est maintenant emprisonné / Sont l'éclair, Sont le tonnerre

34. Évangéliste : Et voici, l'un d'eux

35. Choral : Ô Homme, déplore ton grand péché

 

PARTIE 2

36. Aria : Hélas ! Mon Jésus est parti !

37. Évangéliste : Mais ils s'étaient emparés de Jésus

38. Choral : Le monde m'a jugé avec tromperie

39. Évangéliste : Et malgré de nombreux faux témoins

40. Récitatif : Mon Jésus reste silencieux face aux mensonges

41. Aria : Patience quand les langues mensongères me blessent

Interrogatoire devant Caïphe et Pilate (Chapitre 26, 63-27, 14)

42. Évangéliste : Et le grand prêtre répondit : « Il est coupable de mort ! »

43. Évangéliste : Alors ils lui crachèrent au visage / Prophétise-nous

44. Choral : Qui t'a frappé ainsi ? 1:00

45. Évangéliste : Mais Pierre était assis dehors / Vraiment, tu es aussi l'un d'eux

46. Évangéliste : Alors il se mit à se maudire

47. Aria : Aie pitié, mon Dieu

48. Choral : Bien que je me sois détourné de toi 1:10

49. Évangéliste : Mais le matin, tous les grands prêtres étaient réunis / Qu'est-ce que cela nous fait ?

50. Évangéliste : Et il jeta les pièces d'argent dans le temple

51. Aria : Rendez-moi mon Jésus

52. Évangéliste : Mais ils tinrent conseil

53. Choral : Remettez-lui votre conduite

Délivrance et flagellation (Chapitre 27, versets 15-30)

54. Évangéliste : Mais pendant la fête, le gouverneur Barabam / Pilate vous dit / Qu'il soit crucifié

55. Choral : Que ce châtiment est merveilleux

56. Évangéliste : Le gouverneur dit…

57. Récitatif : Il a été bon envers nous tous

58. Aria : Par amour, mon Sauveur mourra

59. Évangéliste : Ils Ils crièrent encore plus fort / Mais quand Pilate vit / Alors il leur donna le butin de Barabbas

60. Récitatif : Aie pitié, Dieu

61. Aria : Que les larmes coulent de mes joues

62. Récitatif : Alors les soldats prirent / Évangéliste : Et crachèrent sur eux

63. Choral : Ô Tête sacrée, maintenant blessée

Crucifixion (Chapitre 27, versets 31-54)

64. Évangéliste : Et quand ils se moquèrent de lui

65. Récitatif : Oui ! Bien sûr, la chair et le sang seront en nous

66. Aria : Viens, douce croix

67. Évangéliste : Et lorsqu'ils arrivèrent à cet endroit, / De même, les grands prêtres aussi

68. Évangéliste : De même, les meurtriers l'injurièrent

69. Récitatif : Ah, Golgotha

70. Aria : Voici, Jésus a la main

71. Évangéliste : Et à partir de la sixième heure, / Et bientôt l'un d'eux courut / Mais Jésus cria de nouveau fort

72. Choral : Quand je dois partir

73. Évangéliste : Et voici, le voile du temple se déchira en deux

Mise au tombeau (Chapitre 27, 55-66)

74. Évangéliste : Et il y avait là beaucoup de femmes

75. Récitatif : Le soir, quand il faisait frais

76. Aria : Purifie toi, mon cœur

77. Évangéliste : Et Joseph prit le corps / Pilate leur parla

78. Récitatif : Maintenant le Seigneur repose en paix

79. Chœur : Nous nous asseyons en larmes 


© Rédigé sans recourt à l'I.A.! Une chronique 100% Bio 😀
Sources : Wikipédia, articles divers sur compositeurs et musiciens, sites Web. Partitions IMLSP. Traducteur Chrome.

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