« N’est pas à craindre la mort du corps, mais seulement celle de l’esprit. » Yukio Mishima
C’est un champs abandonné comme l’Europe bien nourri en compte tant, terre possiblement fertile délaissée au profit des grandes villes et des travaux du tertiaire. La mécanique prévaut désormais sur l’organique, le distanciel sur la proximité, l’euphorie gagne partout pour mieux masquer l’ennui de l’homme. Que ce soit dans les bars, les rues, les transports en communs, homo festivus ne peut s’empêcher de déployer l’expression tonitruante de son vide existentiel. La plupart du temps, il n’est qu’un aptère rampant dans le fumier des idées toutes faites, du travail subi et des distractions futiles.
Toxicomane ou alcoolique, les pires représentants de son espèce ajoutent à la tare du conformisme la honte de la dépravation. C’est donc ce genre d’homme qui, pour tromper l’ennui et fournir un prétexte à sa débauche narcotique et alcoolique, installa une sonorisation sur une terre désormais doublement inculte. Ces cerveaux s’avéraient en effet aussi infertiles que ces terres boueuses, ils n’étaient plus que des boyaux amorphes réagissant mollement aux stimuli les plus primaires. Les vaches désertèrent ces terres pour laisser place à de drôles de veaux, résidus acéphales d’un hédonisme ayant dégénéré. D’une hygiène souvent douteuse, les « fêtards » se pressent devant les enceintes telles des mouches attirées par l’écœurante odeur de bouse fraîche.
Cette masse informe toisa les policiers avec un mépris agressif, elle savait bien que l’invasion de ce terrain était interdite. Elle savait également que, au 21e siècle, une autorité trop maternelle n’osera jamais faire usage de la force pour faire respecter la loi. Les basses furent donc mises à plein volume, leur gloussement robotique sonnant comme une humiliation aux oreilles de cognes qui ne méritèrent jamais aussi peu ce surnom. Il s’agissait alors de tout sauf de musique, cette foule se montrant bien trop chargée pour apprécier la moindre mélodie. Ils étaient les enfants d’un peuple détruit par la marijuana, leurs gestes amorphes et leurs cris de bêtes furent l’expression de leur vide intérieur autant que la conséquence de leur empoisonnement volontaire.
La machine sonore leur offrait le dernier frémissement qu’ils purent ressentir, la machine offrait à leur servitude volontaire l’allure de la liberté, la machine prenait possession de l’homme. Il y eut pourtant et il existe encore une musique électronique gracieuse et riche, mais elle ne se trouvera jamais dans ces réunions de post modernistes perdus. Comme tout mouvement créatif, l’électro ne fut jamais aussi fascinant qu’à ses débuts, lorsque sa forme restait à définir et ses instruments avaient l’imprécision hasardeuse de prototypes expérimentaux.
Nous étions alors à un tournant, celui séparant l’Europe traditionnelle de l’Europe moderne. Les musiciens de Tangerine Dream furent d’abord de purs produits de la tradition musicale européenne, dont certains apprirent les grandes symphonies dans les conservatoires allemands. D’autant plus sensible à l’influence américaine qu’elle l’aidait à se relever de la pire honte de son histoire, la jeunesse allemande des sixties se passionna pour le rock et le blues. Edgar Froese se détendit ainsi en jouant le blues dans quelques clubs berlinois, mais sa soif d’expérimentation le porta vite loin des rythmes prévisibles chers à Robert Johnson. Se liant ensuite d’amitié avec Salvador Dali, il composa pour lui quelques pièces dont l’histoire ne devait se rappeler. Prédisant d’une certaine façon le culte du spectaculaire au détriment de la profondeur intellectuelle, le surréaliste moustachu joua entre autre sur un piano immergé dans l’eau.
Edgar Froese parvint également à faire une première incursion dans le milieu du cinéma, pour lequel il composa la bande son d’un film sur le christ. Ces grands projets ne permirent toutefois pas de gagner son pain, le rock étant devenu un tyran imposant sa simplicité aux musiciens les plus évolués. Cédant une dernière fois aux sirènes de l’époque, Edgar Froese accepta de reproduire à la guitare la simplicité poétique des Doors. Frustré de jouer les juke box pour une foule de jouvenceaux incultes, il rentra chez lui pour écouter le disque qui lui redonnait fois en l’avenir. « Sergent Pepper » fut bien plus qu’un simple album, il affirmait avec force que la culture pop pouvait s’approcher du grand art sans perdre son pouvoir de séduction.
Sur sa chaîne, la voix hypnotique de John Lennon semblait sortie d’un fabuleux trip sous acide : « Picture yourself in a boat on a river, with tangerine trees and marmalade skies »
« Tangerine trees », ces deux mots tournaient dans la tête du rêveur teuton dans une boucle obsessionnelle. Sous l’influence de cette musique onirique, ils se déformèrent pour donner naissance à un nom sonnant comme l’expression d’une providence bienfaitrice. Tangerine Dream, la formation que Edgar Froese voulait faire naître avait désormais un nom. Toujours soumis aux lois tyranniques de l’époque psychédélique, Tangerine Dream débuta sa carrière par des improvisations chaotiques vaguement inspirées par Cream et Jimi Hendrix. Confondant parfois avant-gardisme et cacophonie, le milieu underground se prit de passion pour ces teutons vouant leur vie à l’avant-garde musicale.
Poussé par cette notoriété naissante, le groupe fut vite repéré par un petit label, qui lui permit d’enregistrer un premier disque. Quelques jours avant les enregistrements, Edgar Froese rencontra Klaus Schulze, un batteur semblant incarner sa vision de la musique. Fort d’une maîtrise en composition expérimentale, le batteur admirait autant Wagner et Steve Reich que Pink Floyd. Remettant un peu d’ordre dans le chaos expérimental du groupe, sa frappe pleine de finesse lui permit d’intégrer le glorieux vaisseau du rock progressif. Les disques « Electronic meditation » et « Alpha centauri » ouvrirent ainsi les portes d’un univers parallèle pas encore tout à fait émancipé du cosmos psychédélique. A la croisée des décollages cosmiques de Pink Floyd et des grandes symphonies pop du rock anglais, ces disques laissaient entrevoir une inventivité débordant progressivement le cadre étriqué du rock’n’roll.
Du côté de la critique, le scandale
fit rage, tant furent nombreux les plumitifs vomissant ce chaos
sonore sans riffs ni mélodies. Souvent vue comme une célébration
de la vie, la musique semblait ainsi la quitter. « Zeit » est un sarcophage froid comme la mort, un psaume niant l’existence
du corps pour mieux envoûter l’esprit. Comme pour certains disques
de free jazz, avec lesquels il partage un rejet radical de toute
tradition musicale, « Zeit » est un monolithe dans lequel
il faut s’immerger avec une innocence de nouveau-né. Libéré des
barrières posées par notre éducation musicale, l’esprit de
l’auditeur peut alors décoller vers ce cosmos sombre et troublant.
La presse trouva ces expérimentations trop extrémistes, leurs
auteurs y virent encore trop de traces de conformisme. Il faut dire
que, dans les plaines goudronnées de la moderne Germanie, les
musiciens de Ash Ra Tempel
s’apprêtaient eux aussi à explorer de nouveaux cosmos.
De l’union de Tangerine Dream et Virgin naquirent une série de disques uniques, fruit du dilettantisme grandiose d’explorateurs portés par leur culture classique. Véritable symphonie robotique, des disques tels que « Phaedra », « Stratosfear » et « Force majeur » dessinent des tableaux sonores profonds et fascinants comme une toile de maître.
Véritable bulle spirituelle, « Rubycon » vous immerge quant à lui dans un monde d’une noirceur lumineuse, bain glacé dont on ressort vivifié. Reprenant la guitare le temps de quelques enregistrements, Edgar Froese profita de l’enregistrement de « Ricochet » pour dessiner la carte d’un univers que Pink Floyd ne put jamais explorer. La technologie utilisée pour produire ces univers s’avérant balbutiante, les hommes compensèrent ces manques par un effort décuplé. De cet effort naquit une beauté imprévisible, grâce née du hasard et de l’imperfection.
Les plus modernes eighties et la précision de leurs machines tuèrent ces limites fécondes, faisant ainsi de cette musique un simple objet commercial. Ce fut l’époque où le groupe signa des BO de séries et de films, avant de produire des disques aseptisés aux sifflements abrutissants. La dégénérescence de l’électro avait commencé et, même si certains artistes parvinrent encore à en tirer une certaine beauté, elle était désormais condamnée à devenir une drogue aussi dangereuse que les autres. J’entends par drogue toute stimulation primaire créant un afflux de dopamine en stimulant le cerveau reptilien de l’homme.
Réecouter les premiers albums de Tangerine Dream, c’est se rappeler que la musique électronique peut être bien plus que ça.







Au-delà de l'habituel ton sentencieux et au fond réactionnaire, voila qui nous change et d'une des Anglo-Saxons et de deux, de la sempiternelle 6 cordes (ça me rendrait triste de n'écouter qu'un style de musique). Mais je n'ai jamais été sensible à leur musique (les morceaux de 20-30 minutes, le côté symphonique... Itou pour Klaus Schulze), je préfère très largement Kraftwerk, plus rythmique, pop (oh le vilain mot...) et qui ont tout anticipé (musicalement et sociétalement) ou, dans le "krautrock", paradoxalement le côté guitare et organique (Can, Faust, Amon Düül II, Embryo...).
RépondreSupprimerP.S : c'est Ash Ra Tempel