vendredi 18 avril 2025

DOCTEUR FOLAMOUR de Stanley Kubrick (1964) par Luc B.


FOLAMOUR est un film charnière dans la filmo de Stanley Kubrick, il clôt la première période en noir et blanc (mettons SPARTACUS de côté, dont il n’était pas vraiment l’auteur), et en même temps entame la trilogie dite futuriste, avec 2OO1 et ORANGE MÉCANIQUE.

Quelques soit le genre abordé, il y a toujours eu chez Kubrick de la farce (le roman d'origine n'était absolument pas drôle) de la satire, un regard acerbe et pessimiste sur la société humaine (LOLITA, EYES WIDE SHUT, BARRY LYNDON, ORANGE), mais cette comédie noire va particulièrement marquer car réalisée dans un contexte tendu, la crise des missiles à Cuba en 62. La sortie a été différée en urgence, initialement prévue... le jour de l’assassinat de Kennedy. Ca tombait mal. Une réplique a été changée : lorsque le pilote du bombardier découvre le contenu de sa trousse de survie, il s’exclamait : « quel bon temps on va pouvoir se prendre à Dallas ! »

Le réalisateur fourre dans un même sac militaires, politiques, idéologues, tous plus crétins et cintrés les uns que les autres, d’une incompétence crasse, voire franchement instables, risibles, comme le paranoïaque général Jack D. Ripper, complotiste avant l’heure, par qui le malheur arrive.

Persuadé que les communistes en ont après ses « fluides corporels » (sa lubie), qu’ils empoisonnent l’eau au fluor - raison pour laquelle ils ne boivent que de la vodka - Ripper ordonne à 40 bombardiers nucléaires d’attaquer l’Union Soviétique. Branle le bas de combat au Pentagone, où le président Muffley réunit son état major, dont le général Turgidson, et l’ambassadeur russe Sadesky, pour s’entretenir au téléphone avec son homologue soviétique Kissov.

Le film se situe dans trois lieux principaux, la base militaire où est retranché Ripper, la carlingue d’un des bombardiers, la salle de guerre.

Sterling Hayden, qui avait déjà tourné dans L’ULTIME RAZZIA, très à gauche (il avait dénoncé quelques camarades coco devant la commission McCarthy) compose un Ripper mémorable, énorme cigare au bec, paranoïaque, obnubilé par la subversion communiste. Un va-t-en guerre derrière le bureau duquel est punaisée une affiche de l’armée « Peace is our profession » ! On pense au soldat de FULL METAL JACKET qui arbore un « Born to kill » sur son casque, et un pin’s « Peace and love » au revers de l’uniforme. 

Les scènes avec Ripper et son aide de camp Mandrake (un des trois rôles joué par Peter Sellers) sont fameuses. Kubrick l’isole dans son grand bureau, aux proportions démultipliées par les focales courtes (voyez comme Mandrake apparaît tout petit, ridicule, en entrant), filmé en forte contre-plongée. Ripper se flatte d’avoir du succès auprès de la gente féminine, mais se refuse aux femmes pour ne pas être pompé de son « essence de vie » ! Et accessoirement, il transporte une mitrailleuse dans son caddie de golf.

L’état major ordonnera de prendre d’assaut le repère de Ripper. Les scènes de combat frappent par leur esthétique aux antipodes des scènes intérieures. Kubrick les filme caméra épaule, cette fois en longue focale, à la manière d’un reportage de guerre, image instable, panoramiques heurtés, avec du grain. Génial moment, une fois le colonel Guano dans la place, lorsqu’il hésitera à tirer sur un distributeur de boissons pour récupérer la monnaie (« Vous devrez rendre des comptes à Coca Cola »).

Avant cela il y a une scène fabuleuse, très longue, tournée en un seul plan fixe. Une très jolie femme en bikini allongée sur un lit décroche le téléphone qui sonne (réminiscence de LOLITA). Elle se présente comme la secrétaire du général Turgidson ! Par un savant jeu de miroirs, Kubrick montre la pièce sous tous les angles, on a à la fois les premiers et arrières plans, sans montage. Turgidson dont on n'entend d'abord que la voix en off, apparaît finalement depuis la salle de bain en chemise ouverte et caleçon, contrarié par ce coup de fil intempestif. C’est George C. Scott, fabuleux acteur (comment voulez-vous ensuite qu’il soit crédible en général Patton dans le film de Franklin J. Schaffner !) qui multiplie mimiques et tics nerveux, mâchouillant des dizaines de chewing-gum.

Kubrick filme souvent des visages qui grimacent, des masques. L’écrivain paraplégique de ORANGE MÉCANIQUE, Nicholson dans SHINING, le sergent instructeur de FULL METAL JACKET, et des vrais masques, ceux des gangsters dans L’ULTIME RAZZIA, de la jeune LOLITA à la fête de l’école, les masques vénitiens de EYES WIDE SHUT… 

Pour Kubrick, le monde est un théâtre de guignols, les personnages de FOLAMOUR sont des pantins, le décor même de la salle de guerre ressemble à une scène de théâtre, très stylisée, éclairée par au dessus. Cette immense table ronde dessinée par Ken Adams (qui travaillera sur beaucoup de James Bond) est comme une table de poker, les joueurs assis autour misent, poussent leurs arguments comme des jetons. Et à la fin, ils font « tapis »…

Des pantins, des marionnettes, sentiment renforcé par les patronymes à double sens : Muffley = le mouillé (celui qui se fait au froc?), Guano = la merde d’oiseaux, Jack D. Ripper = Jack L’éventreur, Turgidson = le turgescent, le commandant Kong = le singe King Kong, Kissov ou Kissoff = bon baiser de…

Les intérieurs des superforteresses étaient tellement réalistes que l’armée américaine - qui n'avait pas donné son aval - pensait que Kubrick avait volé les plans de fabrication et a diligenté une enquête pour savoir d'où venaient les fuites ! D'autant qu'en filmant des extérieurs vus d'avion, les opérateurs caméra ont involontairement filmé une réelle base militaire américaine ! Aux commandes du B-52, le commandant Kong, absorbé par la lecture de Playboy, troquera ensuite son casque d'aviateur pour un chapeau Stetson à l’heure du combat ! Peter Sellers a décliné ce quatrième rôle faute de savoir prendre l’accent texan, Kubrick avait alors pensé à embaucher John Wayne, qui curieusement refusa… 

Kong est interprété par Slim Pickens, acteur de second rôle dans d’innombrables westerns dont la carrière décolla après FOLAMOUR, on l’a revu souvent chez Sam Peckinpah. Il y a ce gag digne de Y-A-T-IL UN PILOTE DANS L’AVION, où son opérateur lui parle avec casques et micro, et sur le plan large on verra qu’ils sont à deux mètres l’un de l’autre ! Inoubliable image de Kong chevauchant la bombe atomique, aux cris de « Hi haaa » flattant la groupe de l’engin avec son chapeau. Au détour d’un plan dans la carlingue on voit aussi le jeune James Earl Jones. Quand l’avion survole la Russie (en réalité le Groenland) Kubrick utilise une image négative en transparence. L’océan devient sombre, mais les montagnes paraissent blanches, comme des steppes enneigées. Un procédé ingénieux qu’il reprendra, en couleur cette fois, à la fin de 2OO1.

Les scènes dans la war room doivent beaucoup au décor gigantesque, quand Kubrick le filme en plan général, les voix des personnages résonnent d’un écho. En entrant on découvre un immense buffet de nourriture, que longe la caméra en travelling. L’ambassadeur Sadesky s’y empiffre, on pense un peu au DICTATEUR de Chaplin, notamment lorsque lui et Turgidson en viendront aux mains. D’où cette réplique culte : «  Messieurs, arrêtez de vous battre, vous êtes dans une salle de guerre ! ». DOCTEUR FOLAMOUR devait se terminer sur une homérique bataille de tartes à la crème, deux semaines de tournages, que Kubrick a finalement coupé au montage, préférant la ligne satirique au burlesque pur. La scène est conservée aux archives du British Film Institute, seuls quelques initiés (dont pas moi...) l’ont vue en 1999, à la mort du cinéaste.

On admirera les axes de prises de vue, la rectitude des cadres, très solennels, mais aussi la manière dont Kubrick place sa caméra, toujours en contre plongée, avec des amorces de personnages, pour filmer à l’autre bout la réaction de Turgidson. Du Kubrick pur jus, puisque la forme inspire respect et droiture, alors que le fond n’est que bouffonnerie. Chez Stanley Kubrick il y a toujours cette double couche, le vernis des apparences, et la perversion, la folie, tapie en dessous (cf BARRY LYNDON). Les dernières séquences sont célèbres par la double prestation de Peter Sellers, en président Muffley et en docteur Folamour. Génial dialogue surréaliste entre Muffley et Kissov (« Listen Dimitri... » le président russe conseille à son homologue de chercher le n° de téléphone de sa propre salle de guerre en appelant les renseignements !), et la tirade finale de Folamour, ponctuée de saluts nazis dus à son bras mécanique qui s’emballe !

Il y est question de la fin de l’Humanité, des survivants qui devront vivre au moins 100 ans sous terre, de repeuplement, de fertilité… « Nous aurons besoin de dix femelles pour un mâle » : visez la tête réjouie de Turgidson en apprenant la bonne nouvelle, qui demande : « Abandonnerons nous les relations monogames ? »

La manière dont arrive le personnage de Folamour est géniale. En fait, il est présent depuis le début, on le voit autour de la grande table, un figurant parmi les autres. Et puis d'un coup, 10 minutes avant la fin, il quitte le cercle et roule vers nous. Donc un personnage finalement secondaire, mais dont l'unique scène propulse le film dans la stratosphère. 

Kubrick n'a évidement pas choisi Peter Sellers par hasard, dont il connaissait le tempérament comique, mais en modérant ses ardeurs, en lui donnant un cadre, l'acteur n'est pas laissé en roue libre. Kubrick encourageait l'improvisation, il y avait toujours trois caméras pointées sur lui qui tournaient en continu. Beaucoup de prises étaient irrécupérables à cause des fous rire en plateau. Regardez bien lorsque Folamour se coince le bras dans la roue de son fauteuil, l’acteur qui joue Sadesky a du mal à contenir son rire. On dit souvent que la meilleure dernière réplique du cinéma c'est « Nobody's perfect » dans CERTAINS L'AIMENT CHAUD. Celle prononcée par Folamour, qui tel Lazare ressuscité, retrouve l’usage de ses jambes, et lance au président : « My Furher, I can walk ! » n'est pas mal non plus. 

Merveilleux happy end avec un magnifique ballet de champignons atomiques qui s’élèvent au ciel sur fond de «  We'll meet again » de Vera Lynn. Encore une fois, on joue sur le décalage, l'horreur de l'apocalypse et la légèreté de la musique. Il y avait eu au début ce splendide générique très graphique sur fond d’avions qui copulent, métaphore sexuelle (pléthore dans le film) utilisée aussi dans 2OO1 dans l’enchâssement des fusées.

DR STRANGELOVE OR HOW I LEARNED TO STOP WORRYING AND LOVE THE BOMB, son titre exact (« Comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe ») n’est pas plus un film anti-militariste que LES SENTIERS DE LA GLOIRE ou FULL METAL JACKET. Le propos de Kubrick n’est pas là. Il parle d’absurdité, des gens irraisonnés, de baltringues incompétents à qui on a confié nos vies. Généraux et ambassadeurs sont aussi ridicules que l’assistant social d’ORANGE MÉCANIQUE, l'arriviste Redmond Barry, ou le médecin de EYES WIDE SHUT. Comme le personnage de Ripper le rappelle, citant Clemenceau, la guerre est une affaire trop sérieuse pour être confiée aux militaires. Aux autres aussi.


noir et blanc - 1h35 - format 1:1.66 

9 commentaires:

  1. Shuffle Master.18/4/25 10:42

    Ben oui, bien évidemment. Pas revu depuis un bon moment. La première fois, c'était à la fin des années 60/début des années 70 à la télé (qui semble le mettre consciencieusement de côté). Le type qui chevauche la bombe avec son chapeau de cow-boy, c'est une image qui reste. Si je suis d'accord pour dire que Les Sentiers de la gloire et Full metal jacket ne sont pas des films antimilitaristes (contrairement à RAS, par exemple), Redmond Barry ne me semble pas être un personnage ridicule (à ce propos, le bouquin de Thackeray est un chef-d’œuvre).

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  2. Shuffle Master.18/4/25 12:53

    Pathétique, je suis d'accord. Aujourd'hui, on l'

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  3. Shuffle Master.18/4/25 12:54

    P... de clavier à la c.... Aujourd'hui, on l'appellerait un transfuge de classe.

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  4. C'est vrai que l'on ne le voit jamais même avec une flopée de chaînes... Un pb général avec Kubrick... Bordel.
    Redmond Barry est une allégorie de l’arriviste ; pathétique ? oui.

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  5. "Barry Lyndon", je n'aime pas les films historiques à costumes mais ça va, "Full Metal Jacket" je n'aime pas les films de guerre non plus mais j'ai aimé la première partie (l'entrainement des soldats avec le sergent instructeur irascible), "Orange Mécanique" faudrait que je le revois mais pas époustouflé dans mon souvenir, "Eyes wide shut" ça passe sans plus. "Shining" j'adore. Par contre, je me suis rarement autant em...dé devant un film qu'avec "2001"...

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    1. Shuffle Master21/4/25 19:41

      Pareil pour 2001. Malgré plusieurs essais, je ne suis jamais arrivé au bout.

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  6. Pas mon préféré de Kubrick, mais question, a t-il fait un seul mauvais film ?

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    1. Réponse : non. Même "Fear and Desire" son premier, réalisé avec tellement peu de moyen que les mêmes acteurs jouaient plusieurs rôles, les américains ou les allemands en changeant d'uniformes (!), dont Kubrick, honteux du résultat, a voulu détruire les copies (il en restait...), recèle de bons moments, de bonnes idées, qu'on retrouvera ensuite dans plein de ses films.

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  7. Effectivement, un film rarement diffusé. Certainement le moins de tous les KLubrick.
    Jamais réussi à le voir... à l'exception d'une fois, où l'heure particulièrement tardive de diffusion avait eu raison de ma vigilance... 😴
    A croire que le film dérange

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