DOCTEUR FOLAMOUR de Stanley Kubrick (1964) par Luc B.
FOLAMOUR est un film charnière dans
la filmo de Stanley Kubrick, il clôt la première période en noir
et blanc (mettons SPARTACUS de côté, dont il n’était pas
vraiment l’auteur), et en même temps entame la trilogie dite
futuriste, avec 2OO1 et ORANGE MÉCANIQUE.
Quelques soit le genre
abordé, il y a toujours eu chez Kubrick de la farce (le roman d'origine n'était absolument pas drôle) de la satire,
un regard acerbe et pessimiste sur la société humaine (LOLITA, EYES
WIDE SHUT, BARRY LYNDON, ORANGE), mais cette comédie noire va
particulièrement marquer car réalisée dans un contexte tendu, la
crise des missiles à Cuba en 62. La sortie a été différée en
urgence, initialement prévue... le jour de l’assassinat de
Kennedy. Ca tombait mal. Une réplique a été changée :
lorsque le pilote du bombardier découvre le contenu de sa trousse de
survie, il s’exclamait : « quel bon temps on va pouvoir
se prendre à Dallas ! ».
Le réalisateur fourre dans un
même sac militaires, politiques, idéologues, tous plus crétins et cintrés les
uns que les autres, d’une incompétence crasse, voire franchement
instables, risibles, comme le paranoïaque général Jack D. Ripper, complotiste
avant l’heure, par qui le malheur arrive.
Persuadé que les
communistes en ont après ses « fluides corporels » (sa
lubie), qu’ils empoisonnent l’eau au fluor - raison pour laquelle
ils ne boivent que de la vodka - Ripper ordonne à 40 bombardiers
nucléaires d’attaquer l’Union Soviétique. Branle le bas de
combat au Pentagone, où le président Muffley réunit son état
major, dont le général Turgidson, et
l’ambassadeur russe Sadesky, pour s’entretenir au téléphone avec
son homologue soviétique Kissov.
Le film
se situe dans trois lieux principaux, la base militaire où est
retranché Ripper, la carlingue d’un des bombardiers, la salle de
guerre.
Sterling Hayden, qui avait déjà tourné dans
L’ULTIME RAZZIA, très à gauche (il avait dénoncé quelques
camarades coco devant la commission McCarthy) compose un Ripper
mémorable, énorme cigare au bec, paranoïaque, obnubilé par la
subversion communiste. Un va-t-en guerre derrière le bureau duquel
est punaisée une affiche de l’armée « Peace is our
profession » ! On pense au soldat de FULL METAL JACKET qui
arbore un « Born to kill » sur son casque, et un pin’s
« Peace and love » au revers de l’uniforme.
Les scènes
avec Ripper et son aide de camp Mandrake (un des trois rôles joué
par Peter Sellers) sont fameuses. Kubrick l’isole dans son grand
bureau, aux proportions démultipliées par les focales courtes
(voyez comme Mandrake apparaît tout petit, ridicule, en entrant),
filmé en forte contre-plongée. Ripper se flatte d’avoir du succès
auprès de la gente féminine, mais se refuse aux femmes pour ne pas
être pompé de son « essence de vie » ! Et
accessoirement, il transporte une mitrailleuse dans son caddie de
golf.
L’état major ordonnera de prendre d’assaut le repère de
Ripper. Les scènes de combat frappent par leur esthétique aux
antipodes des scènes intérieures. Kubrick les filme caméra épaule,
cette fois en longue focale, à la manière d’un reportage de
guerre, image instable, panoramiques heurtés, avec du grain. Génial
moment, une fois le colonel Guano dans la place, lorsqu’il hésitera
à tirer sur un distributeur de boissons pour récupérer la monnaie
(« Vous devrez rendre des comptes à Coca Cola »).
Avant
cela il y a une scène fabuleuse, très longue, tournée en un seul
plan fixe. Une très jolie femme en bikini allongée sur un lit
décroche le téléphone qui sonne (réminiscence de LOLITA). Elle se présente comme la
secrétaire du général Turgidson ! Par un savant jeu de
miroirs, Kubrick montre la pièce sous tous les angles, on a à la
fois les premiers et arrières plans, sans montage. Turgidson dont on n'entend d'abord que la voix en off, apparaît finalement depuis la salle de bain en chemise ouverte et caleçon, contrarié
par ce coup de fil intempestif. C’est George C. Scott, fabuleux
acteur (comment voulez-vous ensuite qu’il soit crédible en général
Patton dans le film de Franklin J. Schaffner !) qui multiplie
mimiques et tics nerveux, mâchouillant des dizaines de
chewing-gum.
Kubrick filme souvent des visages qui grimacent, des
masques. L’écrivain paraplégique de ORANGE MÉCANIQUE, Nicholson
dans SHINING, le sergent instructeur de FULL METAL JACKET, et des
vrais masques, ceux des gangsters dans L’ULTIME RAZZIA, de la jeune
LOLITA à la fête de l’école, les masques vénitiens de EYES WIDE
SHUT…
Pour Kubrick, le monde est un théâtre de guignols, les
personnages de FOLAMOUR sont des pantins, le décor même de la salle
de guerre ressemble à une scène de théâtre, très stylisée,
éclairée par au dessus. Cette immense table ronde dessinée par Ken
Adams (qui travaillera sur beaucoup de James Bond) est comme une
table de poker, les joueurs assis autour misent, poussent leurs
arguments comme des jetons. Et à la fin, ils font « tapis »…
Des pantins, des marionnettes, sentiment renforcé par les patronymes
à double sens : Muffley = le mouillé (celui qui se fait au
froc?), Guano = la merde d’oiseaux, Jack D. Ripper = Jack
L’éventreur, Turgidson = le turgescent, le commandant Kong = le singe King
Kong, Kissov ou Kissoff = bon baiser de…
Les
intérieurs des superforteresses étaient tellement réalistes
que l’armée américaine - qui n'avait pas donné son aval - pensait que Kubrick avait volé les plans de fabrication et a diligenté une enquête pour savoir d'où venaient les fuites ! D'autant qu'en filmant des extérieurs vus d'avion, les opérateurs caméra ont involontairement filmé une réelle base militaire américaine ! Aux commandes du B-52,
le commandant Kong, absorbé par la lecture de Playboy, troquera ensuite son casque d'aviateur pour un chapeau Stetson à
l’heure du combat ! Peter Sellers a décliné ce quatrième
rôle faute de savoir prendre l’accent texan, Kubrick avait alors
pensé à embaucher John Wayne, qui curieusement refusa…
Kong est
interprété par Slim Pickens, acteur de second rôle dans
d’innombrables westerns dont la carrière décolla après FOLAMOUR,
on l’a revu souvent chez Sam Peckinpah. Il y a ce gag digne de
Y-A-T-IL UN PILOTE DANS L’AVION, où son opérateur lui parle avec
casques et micro, et sur le plan large on verra qu’ils sont à deux
mètres l’un de l’autre ! Inoubliable image de Kong
chevauchant la bombe atomique, aux cris de « Hi haaa »
flattant la groupe de l’engin avec son chapeau. Au détour d’un
plan dans la carlingue on voit aussi le jeune James Earl Jones. Quand l’avion survole
la Russie (en réalité le Groenland) Kubrick utilise une image
négative en transparence. L’océan devient sombre, mais les
montagnes paraissent blanches, comme des steppes enneigées. Un
procédé ingénieux qu’il reprendra, en couleur cette fois, à la
fin de 2OO1.
Les scènes dans la war room doivent beaucoup au décor
gigantesque, quand Kubrick le filme en plan général, les voix des
personnages résonnent d’un écho. En entrant on découvre un
immense buffet de nourriture, que longe la caméra en travelling.
L’ambassadeur Sadesky s’y empiffre, on pense un peu au DICTATEUR
de Chaplin, notamment lorsque lui et Turgidson en viendront aux
mains. D’où cette réplique culte : « Messieurs, arrêtez de
vous battre, vous êtes dans une salle de guerre ! ».
DOCTEUR FOLAMOUR devait se terminer sur une homérique bataille de
tartes à la crème, deux semaines de tournages, que Kubrick a
finalement coupé au montage, préférant la ligne satirique au
burlesque pur. La scène est conservée aux archives du British Film Institute, seuls quelques
initiés (dont pas moi...) l’ont vue en 1999, à la mort du cinéaste.
On admirera les
axes de prises de vue, la rectitude des cadres, très solennels, mais
aussi la manière dont Kubrick place sa caméra, toujours en contre
plongée, avec des amorces de personnages, pour filmer à l’autre
bout la réaction de Turgidson. Du Kubrick pur jus, puisque la forme
inspire respect et droiture, alors que le fond n’est que
bouffonnerie. Chez Stanley Kubrick il y a toujours cette double
couche, le vernis des apparences, et la perversion, la folie, tapie
en dessous (cf BARRY LYNDON). Les dernières séquences sont célèbres
par la double prestation de Peter Sellers, en président Muffley et
en docteur Folamour. Génial dialogue surréaliste entre Muffley et
Kissov (« Listen Dimitri... » le président russe conseille à son homologue de chercher le n° de téléphone de sa propre salle de guerre en appelant les renseignements !), et la tirade finale de
Folamour, ponctuée de saluts nazis dus à son bras mécanique qui
s’emballe !
Il y est question de la fin de l’Humanité, des
survivants qui devront vivre au moins 100 ans sous terre, de
repeuplement, de fertilité… « Nous aurons besoin de dix
femelles pour un mâle » : visez la tête réjouie de
Turgidson en apprenant la bonne nouvelle, qui demande :
« Abandonnerons nous les relations monogames ? ».
La manière dont arrive le personnage de Folamour est géniale. En fait, il est présent depuis le début, on le voit autour de la grande table, un figurant parmi les autres. Et puis d'un coup, 10 minutes avant la fin, il quitte le cercle et roule vers nous. Donc un personnage finalement secondaire, mais dont l'unique scène propulse le film dans la stratosphère.
Kubrick n'a évidement pas choisi Peter Sellers par hasard, dont il connaissait le tempérament comique, mais en modérant ses ardeurs, en lui donnant un cadre, l'acteur n'est pas laissé en roue libre. Kubrick encourageait l'improvisation, il y avait toujours trois caméras
pointées sur lui qui tournaient en continu. Beaucoup de prises
étaient irrécupérables à cause des fous rire en plateau. Regardez
bien lorsque Folamour se coince le bras dans la roue de son fauteuil,
l’acteur qui joue Sadesky a du mal à contenir son rire. On dit souvent que la meilleure dernière réplique du cinéma c'est « Nobody's perfect » dans CERTAINS L'AIMENT CHAUD. Celle prononcée par Folamour, qui tel
Lazare ressuscité, retrouve l’usage de ses jambes, et lance au
président : « My Furher, I can walk ! » n'est pas mal non plus.
Merveilleux happy end avec un magnifique ballet de champignons atomiques qui
s’élèvent au ciel sur fond de « We'll meet again »
de Vera Lynn. Encore une fois, on joue sur le décalage, l'horreur de l'apocalypse et la légèreté de la musique. Il y avait eu au début ce splendide générique très
graphique sur fond d’avions qui copulent, métaphore sexuelle
(pléthore dans le film) utilisée aussi dans 2OO1 dans
l’enchâssement des fusées.
DR STRANGELOVE OR HOW I LEARNED TO STOP
WORRYING AND LOVE THE BOMB, son titre exact (« Comment j'ai
appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe ») n’est
pas plus un film anti-militariste que LES SENTIERS DE LA GLOIRE ou
FULL METAL JACKET. Le propos de Kubrick n’est pas là. Il parle
d’absurdité, des gens irraisonnés, de baltringues incompétents à
qui on a confié nos vies. Généraux et ambassadeurs sont aussi
ridicules que l’assistant social d’ORANGE MÉCANIQUE, l'arriviste Redmond Barry, ou le
médecin de EYES WIDE SHUT. Comme le personnage de Ripper le
rappelle, citant Clemenceau, la guerre est une affaire trop sérieuse
pour être confiée aux militaires. Aux autres aussi.
Ben oui, bien évidemment. Pas revu depuis un bon moment. La première fois, c'était à la fin des années 60/début des années 70 à la télé (qui semble le mettre consciencieusement de côté). Le type qui chevauche la bombe avec son chapeau de cow-boy, c'est une image qui reste. Si je suis d'accord pour dire que Les Sentiers de la gloire et Full metal jacket ne sont pas des films antimilitaristes (contrairement à RAS, par exemple), Redmond Barry ne me semble pas être un personnage ridicule (à ce propos, le bouquin de Thackeray est un chef-d’œuvre).
C'est vrai que l'on ne le voit jamais même avec une flopée de chaînes... Un pb général avec Kubrick... Bordel. Redmond Barry est une allégorie de l’arriviste ; pathétique ? oui.
"Barry Lyndon", je n'aime pas les films historiques à costumes mais ça va, "Full Metal Jacket" je n'aime pas les films de guerre non plus mais j'ai aimé la première partie (l'entrainement des soldats avec le sergent instructeur irascible), "Orange Mécanique" faudrait que je le revois mais pas époustouflé dans mon souvenir, "Eyes wide shut" ça passe sans plus. "Shining" j'adore. Par contre, je me suis rarement autant em...dé devant un film qu'avec "2001"...
Réponse : non. Même "Fear and Desire" son premier, réalisé avec tellement peu de moyen que les mêmes acteurs jouaient plusieurs rôles, les américains ou les allemands en changeant d'uniformes (!), dont Kubrick, honteux du résultat, a voulu détruire les copies (il en restait...), recèle de bons moments, de bonnes idées, qu'on retrouvera ensuite dans plein de ses films.
Effectivement, un film rarement diffusé. Certainement le moins de tous les KLubrick. Jamais réussi à le voir... à l'exception d'une fois, où l'heure particulièrement tardive de diffusion avait eu raison de ma vigilance... 😴 A croire que le film dérange
Ben oui, bien évidemment. Pas revu depuis un bon moment. La première fois, c'était à la fin des années 60/début des années 70 à la télé (qui semble le mettre consciencieusement de côté). Le type qui chevauche la bombe avec son chapeau de cow-boy, c'est une image qui reste. Si je suis d'accord pour dire que Les Sentiers de la gloire et Full metal jacket ne sont pas des films antimilitaristes (contrairement à RAS, par exemple), Redmond Barry ne me semble pas être un personnage ridicule (à ce propos, le bouquin de Thackeray est un chef-d’œuvre).
RépondreSupprimerPathétique, je suis d'accord. Aujourd'hui, on l'
RépondreSupprimerP... de clavier à la c.... Aujourd'hui, on l'appellerait un transfuge de classe.
RépondreSupprimerC'est vrai que l'on ne le voit jamais même avec une flopée de chaînes... Un pb général avec Kubrick... Bordel.
RépondreSupprimerRedmond Barry est une allégorie de l’arriviste ; pathétique ? oui.
"Barry Lyndon", je n'aime pas les films historiques à costumes mais ça va, "Full Metal Jacket" je n'aime pas les films de guerre non plus mais j'ai aimé la première partie (l'entrainement des soldats avec le sergent instructeur irascible), "Orange Mécanique" faudrait que je le revois mais pas époustouflé dans mon souvenir, "Eyes wide shut" ça passe sans plus. "Shining" j'adore. Par contre, je me suis rarement autant em...dé devant un film qu'avec "2001"...
RépondreSupprimerPareil pour 2001. Malgré plusieurs essais, je ne suis jamais arrivé au bout.
SupprimerPas mon préféré de Kubrick, mais question, a t-il fait un seul mauvais film ?
RépondreSupprimerRéponse : non. Même "Fear and Desire" son premier, réalisé avec tellement peu de moyen que les mêmes acteurs jouaient plusieurs rôles, les américains ou les allemands en changeant d'uniformes (!), dont Kubrick, honteux du résultat, a voulu détruire les copies (il en restait...), recèle de bons moments, de bonnes idées, qu'on retrouvera ensuite dans plein de ses films.
SupprimerEffectivement, un film rarement diffusé. Certainement le moins de tous les KLubrick.
RépondreSupprimerJamais réussi à le voir... à l'exception d'une fois, où l'heure particulièrement tardive de diffusion avait eu raison de ma vigilance... 😴
A croire que le film dérange