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Pêche clandestine des truites...
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Festival de Cannes 1999 : petit coup de pied dans le bling-bling de la grande messe. David Cronenberg, le maître canadien du cinéma bizarre voire cauchemardesque, préside un jury d'exception qui comprend entre autres : Dominique Blanc, Jeff Goldblum, Barbara Hendricks, Holly Hunter, George Miller, André Téchiné… Pas des amateurs ni des stars habituées aux unes de Gala ou VSD… Sophie Marceau bredouille un speech sans queue ni tête (Bourrée, shootée ? 😟). Elle doit révéler la palme d'or… Kristin Scott Thomas la vire de la scène sous les huées. Cronenberg proclamera lui-même le palmarès.
Est attendue la consécration pour Pedro Almodovar et son film Tout sur ma mère. Surprise, Cronenberg annonce "Rosetta des frères Dardenne"... une récompense suprême attribuée à l'unanimité face à un public divisé. La jeune actrice belge Émilie Dequenne, qui assure le rôle-titre, partage le prix d'interprétation féminine avec une autre actrice belge, une quasi débutante elle aussi : Séverine Caneele. L'année précédente, en 1998, deux jeunes actrices avaient reçu le prix dans des circonstances similaires, Élodie Bouchez et Natacha Régnier (belge également), récompensées pour leur duo poignant dans La vie rêvée des Anges, autre drame mettant en scène les oubliées de l'échelle sociale… Une période faste pour le cinéma belge…
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Rosetta portant sa croix... |
Cronenberg a la réputation d'un provocateur, mais l'unanimité du jury dans ce choix aurait dû apaiser la polémique sordide venue de moult critiques. Il n'en sera rien. Un flot d'invectives abjects sortira de la bouche ou de la plume d'une certaine presse qui, tel un rémora, vit de la fréquentation courtisane des stars confirmées de la toile… Pas toujours, heureusement… Les fâcheux prophétisent "Personne n'ira voir ce film" ou "autant récompenser Babe le cochon". 25 ans après, Rosetta, mi-fiction mi-documentaire, et nombre des films des frères Dardenne sont devenus cultes auprès de cinéphiles, ceux qui dans mon genre, savent regarder un film avec des yeux quand même exigeants sur la forme, et avec le cœur pour le fond.
Cronenberg et son jury ont joué la carte de l'innovation et de l'humanisme. Ils ont favorisé ce jour-là une nouvelle génération d'un néoréalisme en cette fin de siècle qui semble puer l'abondance, où le cinéma produit des clones modernisés (remakes) des films des générations précédentes, des films d'action, des polars, des drames aux ressorts artificiels où les acteurs n'interprètent pas toujours un personnage romanesque mais leurs propres rôles dans un Hollywood mondialisé, gotha dans lequel les rapports humains et professionnels se cantonnent à un océan conflictuel de divorces, de paillettes, de procès, de fric… et maintenant, un quart de siècle plus tard d'affaires de sexe troubles étalées sur la TV en concurrence avec les programmes projetés dans des salles à moitié vide… Je noircit le tableau. Il y a encore des auteurs authentiques.
Le 7ème art me paraît échapper inexorablement au qualificatif "art" (Fast and Furious 143, Marvel Comics XVI.c, etc.). Discrètement, des auteur.e.s et des acteurs.rices nous offrent des perles émouvantes ou drôles, parfois un mixte des deux. J'évite toute liste à la Prévert, juste dans le contexte de la filmographie d'Émilie Dequenne : Rosetta et Une femme de chambre vu récemment par Sonia en sont deux exemples…
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Riquet et Rosetta
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Rosetta tout comme La vie rêvée des Anges tourné avec un budget modeste dresse un portait sans concession d'une société génératrice d'égarées dont le plongeon dans une existence misérable du chômage chronique aboutit à une descente en enfer…
Dans ma "chroniquologie" consacrée au cinéma réaliste et social, les frères Dardenne succèdent à De Sica, Rossellini, Flaherty, Mackendrick. Bruno, Edmund, Mandy étaient des enfants de l'Europe dévastée ou du handicap. Rosetta est une jeune adulte dont la misère a volé l'enfance.
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Coiffée d'une charlotte sanitaire, une jeune ouvrière en blouse blanche cavale dans un dédale de couloirs puis dévale un escalier… Est-elle poursuivie ? Elle traverse comme une furie un atelier de bouffe industrielle pour injurier un p'tit chef qui vient de mettre fin à la période d'essai de la jeune fille sans raison évidente… S'en suit sans transition une échauffourée avec le vigile, et même deux flics…
Premier plan séquence à la manière Dardenne : caméra portée (bravo au cameraman) et brinquebalante, cage d'escalier étroite et étouffante, allégorie du labyrinthe existentiel, la frénésie et la violence. Voilà Rosetta de nouveau sans boulot, la haine au ventre qui se manifestera régulièrement par des crises de crampes abdominales.
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Trois pas de danses, tenter l'évasion...
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Dans une banlieue lépreuse, les cinéastes filment une forme de Survival urbain. À Jemeppe-sur-Meuse (le film fut tourner en hiver pour accentuer l'éclairage blafard des lieux), Rosetta a une obsession : bénéficier d'une vie "normale", à savoir : avoir un emploi, un vrai (un CDI et un métier).
Le scénario adopte une narration dense et linéaire. Les Dardenne enchainent nerveusement des plans séquences pour chaque épisode de cette quête sans fin. Opiniâtre, Rosetta jogge plus qu'elle ne marche. Elle loge avec sa mère dans une caravane louée dans un camping crasseux. Une mère entre deux âges et alcoolique, qui se procure son poison en monnayant auprès du gérant les charmes qu'elle a perdus depuis longtemps. Rosetta tente d'arracher sa mère à l'addiction, les altercations sont nombreuses et violentes… Rosetta n'a que quatre vêtements : une jupe grisâtre, un collant brunâtre, un blouson rouge et noir et un pantalon de dépannage… De dépannage, car dans son mode de survie, Rosetta braconne des truites sur les bords de la Meuse et risque un jour de se noyer en étant happée par la vasière suite à une empoignade avec sa mère…
Le rôle d'Émilie Dequenne se révéla très physique. S'extraire en hiver du limon du fleuve prend plusieurs minutes, épreuve tournée toujours en un seul plan séquence, caméra quasi immobile mais non posée. Il n'y a pas de B.O. pour ce film… Pour les Dardenne, l'action se déroule accompagnée des bruits de la ville. Une caméra ne quitte jamais Rosetta. Les cadrages sont si serrés que l'on devine une volonté de ne pas détourner le regard du spectateur des émotions affichées sur le visage de l'héroïne… Nema trouve la technique un peu appuyée… Elle sera utilisée de façon moins radicale dans La fille inconnue.
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Prière : "un emploi, une vie normale, un emploi..." |
Commence la chasse aux petits boulots à défaut d'un job régulier. De refus en refus, Rosetta acceptera une pige dans une baraque à gaufres tenu par Riquet, un jeune gars plutôt sympa (Fabrizio Rongione). Il propose une piaule minable pour dépanner Rosetta, "sans rien en échange"… principe de solidarité entre infortunés. Il lui offre un repas modeste et l'entraîne dans quelques pas de danse malhabiles.
Rosetta nous dévoile sa facette noire, celle due à la misère devenant insupportable. Lors d'un incident de pêche illégale avec Riquet, le gars tombe à son tour dans le bourbier de la Meuse… Rosetta hésite un instant à le sauver. Un noyé, c'est un job qui se libère ! Elle le repêche quand même mais dénonce au patron (Olivier Gourmet) un petit trafic de Riquet dans la vente des gaufres… Elle y gagne le job, mais la culpabilité, autre dimension dans la thématique des récits des Dardenne (Le Dr Davin dans La fille inconnue). Rosetta survivra-t-elle à ce déchirement… cette trahison envers son seul ami ? On ne spoile pas...
L'écriture peut rappeler l'austérité d'un Bresson. Rien n'est simulé, pas de cascadeurs pour les scènes dans la Meuse ou de doublure quand Rosetta porte jusqu'à l'épuisement une lourde bonbonne de gaz sur une centaine de mètres. Elle est filmée de face, plan inverse de celui du début. Affirmer que ce film n'entre pas dans la tradition du réalisme serait absurde. Il peut pour certains suggérer une forme de misérabilisme, il n'en est rien. On voudrait prendre Rosetta dans les bras et maudire une société à l'égoïsme sans pitié.
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Jean-Pierre Bacri et Émilie Dequenne |
R.I.P. Émilie DEQUENNE (1981-2025)
Je n'aime pas écrire les RIP. Surtout en regard des seulement 43 ans d'une encore jeune actrice qui ne m'a jamais déçu. Et puis l'impression de recopier un CV pioché sur Wikipédia ne me motive pas. Je pense que louer l'investissement hors du commun de l'actrice (100 % des plans) dans Rosetta résume bien la personnalité d'engagée d'Émilie Dequenne. Je ne délaye pas un panégyrique complémentaire.
La presse est très imaginative. Ce matin en sirotant mon café tout en faisant la tournée des popotes des nouvelles, six à sept journaux revenaient sur sa carrière, ou… plutôt non, sur le cancer rare des surrénales dont elle a été victime. C'est rare cette saloperie, donc médiatique… Quant à sa carrière...
Rosetta était son premier film. Elle a 17 ans lors du tournage. Remporter le prix d'interprétation si jeune est sans doute unique dans l'histoire de ce festival. Gilles Jacob, le gardien du temple cannois sera furieux de ce palmarès… Émilie ne joue pas la comédie, elle est Rosetta et le sera toujours, le rôle mythique d'une passionnée du métier de comédienne.
Grand cœur dans la vie semble-t-il, militante pour les libertés et l'humanisme (elle s'impliquera, déjà malade, dans la contestation de la loi retraite). En 2002, elle devenait "marchande de bonheur" dans Une femme de ménage…de Claude Berri. Ah la jolie bouille de la petite femme au sortir de l'enfance.
Encore à la rue après une rupture avec un con, Laura s'incruste chez Jacques (J.P. Bacri) chez qui elle est femme de ménage occasionnel. Fraîche, d'esprit très libre, elle impose du Rap et du Rock pourris à fond la caisse chez son hôte, un mélomane, mais tout se négocie en fermant les portes 😊. Une improbable idylle se nouera entre le taciturne, divorcé mais philanthrope Jacques et Laura. Ça pourrait être bancale, mondain et surjoué, Claude Berri et son duo trouvent un ton savoureusement naturel en filmant cette liaison improbable. Aucune vulgarité, la comédie dramatique ouvre de nouvelles portes affectives délicatement et avec drôlerie. Dernier plan : réunis sur une plage, Jacques n'est pas insensible aux charmes d'une femme quadra optimiste nommée Hélène, elle-même maman du jeune Julien avec lequel Laura entame une relation…
De la guerrière Rosetta à la femme de ménage Laura ("un cœur simple", aurait écrut Flaubert), Émilie Dequenne maîtrisait avec spontanéité tant le drame absolu que la comédie "subtile"… ; "subtile" : un genre rare de nos jours…
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