En 1971, un mystérieux OVNI s'est immiscé dans les bacs des disquaires - ou plutôt un OMNI (1). Un disque quasi-inclassable, si ce n'est qu'on pouvait le ranger dans le compartiment "fourre-tout" nommé "Progressif". Rayon où l'on pouvait également dénicher des galettes depuis lors davantage classées dans une autre division "fourre-tout" appelée "heavy-rock". Car à cette époque, les frontières musicales semblaient bien plus floues, et personne ne s'en offensait. La musique était moins compartimentée. Mais aujourd'hui encore, c'est bien là qu'il trouverait sa place. Même si actuellement, il aurait toutes les peines du monde à trouver une major qui voudrait bien de lui.
En 1969, Philips ouvre sa filiale Vertigo Records. Une nouvelle maison qui va marquer le paysage musical européen des années 70 - en débordant même un peu sur la décennie suivante. En effet, Vertigo est la boîte qui a enregistré et diffusé Colosseum, Assagai, Frumpy, Atlantis, Gravy Train, Buffalo, Aphrodite's Child, Lucifer's Friends, Tiger B Smith, Nazareth, Kraftwerk, May Blitz, Patto, Black Sabbath, Gentle Giant, Sensational Alex Harvey Band, Baker Gurvitz Army, Graham Parker, Def Leppard, Magna Carta, Dire Straits, Uriah Heep (avant la création de Bronze) - entre autres. Un bon petit paquet de groupes d'un genre nouveau, pour ne pas dire atypique. Parmi ces aventuriers de la musique, qui ont pu profiter de l'ouverture d'esprit de Vertigo, l'auteur de l'OMNI en question, Jade Warrior.
Jade Warrior, c'est avant tout Anthony Christopher Duhig et John Frederik Field. Deux gars, deux manutentionnaires, qui se rencontrent au début des années 60 dans un grand entrepôt londonien, et se découvrent une passion commune pour le Jazz ainsi que pour les musiques traditionnelles ethniques. Avec pour préférence l'Asie et l'Afrique. Chose peu commune pour de jeunes Anglais de ces années-là. Rapidement, ils essayent - maladroitement - de donner vie à leur vision musicale. Duhig expérimente sur une guitare d'entrée de gamme et Field sur des congas. Avant de maîtriser un tant soit peu leurs instruments, ils se hasardent à créer quelque chose de cohérent sur un enregistreur quatre pistes.
Touchés par l'explosion du British-blues, ils en apprennent les rudiments et l'incorporent à leurs expérimentations musicales. Plus sérieusement, le binôme intègre une formation de rhythm'n'blues, The Tomcats, avec un certain Patrick Lyons au chant. Lyons laisse sa place à Tom Newman, qui sera plus tard connu en tant que producteur des premiers albums de Mike Olfield (et de quelques autres des années plus tard). Comme quelques rares autres groupes anglais de l'époque, la troupe s'expatrie un temps en Espagne où elle demeure quelques longs mois. Quatre Ep y sont réalisés et s'installent dans les charts de la péninsule ibérique (réédités bien plus tard sous un seul disque).
A leur retour au pays, en 1966, la formation subit une mutation en s'immergeant profondément dans le psychédélisme. Elle change de nom pour "July" et publie en 1968 un unique 33-tours éponyme qui, aujourd'hui encore , est considéré comme représentatif de son époque. (Les deux autres disques de 1987 et 1993 ne sont en fait que des rééditions, augmentées de divers bonus).
Cette formation ne fait pas non plus long feu. Duhig rejoint le groupe Unit 4+2 - probablement en remplacement de Russ Ballard parti rejoindre Argent - . Ce groupe de pop-rock part pour une tournée de clubs en Perse, avant de rentrer en Angleterre, plus démuni que jamais.
C'est à ce moment que prend forme Jade Warrior, avec les rescapés d'Unit 4+2. Soit Allan Price à la batterie (aucun rapport avec Alan Price des Animals), Glyn Havard à la basse et au chant, et Tony Duhig qui rappelle son vieux camarade Jon Field.
En dépit de sa singularité, le groupe parvient à intéresser Vertigo. En fait, suite au succès du célèbre groupe d'Afro-rock, Osibisa, ce label voulait également dans ses rangs un groupe s'en approchant. L'évidence s'imposait avec Assagai, groupe originaire d'Afrique-du-Sud, mélangeant aussi Rock, rythmes africains, funk et jazz. Mais pour le management, qui gérait également Jade Warrior, c'était les deux groupes ou rien. Toutefois, rien n'est certain puisque les trois groupes ont tous sorti leur premier disque en 1971 (courant 1er semestre pour ceux de Vertigo). Plus probable que ce soit l'ancien collègue de The Tomcats, Patrick Lyons, désormais producteur et chercheur de talents de Vertigo, qui soit le principal responsable.
La singularité de leur premier album réside en premier lieu dans l'absence de batteur. Poste pourtant pourvu sur scène par Allan Price. A sa place, Jon Field joue des congas et de diverses autres percussions inhabituelles alors dans toute forme de rock. Ensuite, bien loin de l'exubérance et du déchaînement d'énergie, Jade Warrior s'épanouit dans des atmosphères plus contemplatives, solennelles et intimistes, où domine une douce mélancolie. Espaces où la flûte (les flûtes) de Field rêvasse, s'étire, musarde, tisse des volutes d'encens ou d'opiacés. De sereines ambiances parfois brisées par une déflagration de guitares fuzz et de penchants heavy.
Bien que des rythmes africains ponctuent l'album, il semblerait que le regard du groupe soit plus généralement tourné vers l'Asie (en conformité avec la pochette), plus particulièrement vers le pays du Soleil Levant. A l'exception de "Masai Morning" - forcément -, qui conte succinctement le mythe de l'épreuve de la chasse au lion. Les Maassaï étant plus des éleveurs que des chasseurs, il est plus probable que la chasse au lion ait été une nécessité exceptionnelle pour protéger le bétail, voire le village. De "Psychatric Sergeant", qui renoue avec leurs premiers amours pour le Jazz, et de "Telephone Girl", sorte de heavy-blues proto-hard avec final sous psychotropes. Sinon même l'épineux "A Prenormal Day at Brighton", crépitant de fuzz et où virevolte une flûte déchaînée (avec quelques passages évoquant exceptionnellement Ian Anderson) évoquerait plutôt un coupe-gorge tenu par les Yakusa que Brighton.
Duhig, au moyen de sa guitare et d'une myriade d'effets peint des décors et des espaces bucoliques de pays lointains et printaniers. Un moyen économique pour quitter la grisaille londonienne. Avec une prédilection pour les jardins japonais et les sanctuaires invitant au recueillement. Des shakkei où règnent douceur et tranquillité, et d'autres porteurs d'antiques mystères orientaux. Pour ce faire, Duhig se repose sur une palette d'effets (particulièrement riche pour l'époque) pour créer des sons bâtisseurs d'images. Une certaine maîtrise dans l'exploration des effets, qui va parfois jusqu'à donner l'impression qu'il y a un orgue en renfort.
Malheureusement, l'album n'a pas trouvé son public. Le groupe lui-même admet que sa musique peut désappointer. Néanmoins, il se vend suffisamment pour que le groupe ait une seconde chance. Ainsi, la même année, avec le retour d'Allan Price et l'apport d'un second guitariste, le groupe sort "Released". Un disque plus étoffé et guerrier, se prêtant parfois au Hard-rock cru de l'époque. Mais c'est probablement avec le troisième, "Last Autumn's Dream" [👉 lien ], avec Jon Field, qui maintenant joue également de la guitare acoustique et du piano, que Jade Warrior offre son meilleur album.
Le groupe continue à enregistrer et à faire évoluer sa musique - avec désormais des emprunts à la musique classique. Il enregistre assez de matériel pour faire deux albums, mais Vertigo n'en veut plus et décide de ne pas renouveler le contrat (2). Ce qui entraîne la dissolution du groupe, qui se reforme assez rapidement, grâce à Steve Winwood, qui invite les pontes d'Island Records à écouter les trois premiers disques. Jade Warrior va continuer, tranquillement, sans jamais se soucier de ce qui ce vend ou des tendances du moment.
(1) OMNI : Objet Musicale Non Identifié
(2) Ces enregistrements de 1973 sortiront en 1998 sous deux disques distincts : "Eclipse" et "Fifth Element"
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Connais pas. Et je pense que je ne suis pas le seul dans ce cas. La musique fait quand même un peu perchée, mais il existait un public pour ça à l'époque. Il y avait des clubs en Perse? C'est-à-dire en Iran?
RépondreSupprimerOui, en Iran ; à l'époque du Aryamehr, le dernier Chah d'Iran. Toutefois, le pays étant très grand - plus de trois fois l'hexagone -, sa récente modernisation avait privilégié certains territoires au détriment d'autres. Ainsi des régions rurales éloignées de tous milieux urbains pouvaient être dépourvues d'eau courante et d'électricité.
SupprimerJ'ai peut-être écrit en souvenir d'une famille originaire de ce pays, qui se considérait - et se présentait - comme des Perses, et surtout pas des Iraniens. L'assimilation les fâchaient.
Sinon, oui, ça peut parfois paraître un peu perché, même si en comparaison de Syd Barrett, c'est plutôt une bande de petit joueurs 😄