CHARLES MINGUS (1922 - 1979) Le Baron du jazz, par Benjamin
Parler
de la musique dubaron Mingus, comme de Charles Mingus lui-même, c’est
faire l’éloge d’un sentiment si décrié : la colère.
Que
serait un homme n’ayant jamais ressenti la piqûre de cette guêpe
vicieuse ? De quel argile serait fait une humanité préservée
de ses emportements rageurs ? La colère est à l’esprit ce
que la douleur est au corps, une preuve de vie. Heureux les
colériques, le monde terrestre est à eux. Plus que simplement
destructrice, celle-ci peut se montrer transcendante, tant par la
souffrance du remord que grâce à l’énergie qu’elle met en
œuvre. La colère exprime la volonté de l’homme de forger son
destin, l’abandonner c’est abandonner la vie. Si, comme l’affirma
Nietzsche, la capacité qu’a un homme à être heureux est
proportionnelle à la douleur qu’il a supporté, alors sa capacité
à aimer doit être proportionnelle à sa capacité à haïr.
La
haine est avant tout une colère poussée à son paroxysme, cet
extrémisme n’étant pas mauvais par essence. Il existe des haines
justes et des ressentiments féconds, tout dépend de leur sujet, de
la manière de les exprimer et de les utiliser. Entretenue par la
masse acéphale des foules, celle-ci mène aux pires débordements.
Chez l’homme seul en revanche, elle fermente tel un puissant
carburant, pousse l’individu vers des ravins aussi effrayants que
transcendants. Qu’il tienne majoritairement de la fiction ou non,
« Moins
qu’un chien » (NDLR : autobiographie de Mingus parue en 1971)est d’abord un éloge de la colère la plus
vive. Touché au cœur par l’expression débridée de cette
prodigieuse force vitale , le mythe de l’essence pacifiste de la
musique y prend un coup fatal.
Dès l’enfance, le baron Mingus
comprit qu’il devrait se montrer impitoyable pour survivre. Seuls
les journalistes furent surpris lorsque Watts, sa ville natale,
devint une de celles où les émeutes raciales furent les plus
violentes. Doté d’une couleur de peau jugée noire par les blancs
et blanche par les noirs, Charles Mingus comprit également très tôt que la bêtise raciste n’avait pas de
race. Si la police de l’époque ségrégationniste matraquait
surtout les noirs, si les lois de la ségrégation leurs réservaient
les espaces les moins enviables, c’est surtout parce que le pouvoir
fut détenu par les blancs. Si les noirs avaient eut le dessus à
cette époque, ces mêmes lois auraient été appliquées dans le
sens inverse. Comme le montre Tom Wolfe dans « Le
bûcher des vanités », l’Amérique est avant tout un
conglomérat de peuples se haïssant de façon plus ou moins ouverte.
Dans ce contexte, la bonté niaise des sermons méthodistes auquel Charles Mingus assista avec son père parut délirante. Ces gens semblaient
trop sages, leur foi s’exprimait de façon trop molle. Puis sa
grand-mère le mena à l’église de Holiness, où il eut la
révélation commune à tant de musiciens noirs. Entre ces murs, les
fidèles célébraient leur foi grâce aux emportements d’un gospel
orgiaque. Ces gens ne se contentaient pas d’exprimer leur croyance
béate en un au-delà fantasmé, mais se servaient de cette foi pour
nourrir leur rage de vivre. A travers ces chants, chacun poussait un
cri de révolte « nous croyons au paradis mais sommes tout de
même bien décidés à profiter des plaisirs terrestres ».
Transcendance et élan Dionysiaque, telles furent les deux facettes
de ces prêches qui firent naître la grande musique
américaine.
L’initiation musicale du baron Mingus commença
pourtant par l’apprentissage du trombone dans un orchestre
classique. Au prise avec un chef d’orchestre pour qui la présence
de noirs dans un orchestre symphonique était une absurdité
blasphématoire, Charles Mingus décida vite d’abandonner la musique de
Mozart. Cette période eut néanmoins le mérite de lui apprendre
l’art subtil de l’harmonie musicale, ce génie qui fit longtemps
la grandeur du vieux continent. L’histoire de la musique se
résumant souvent à une série de rencontres entre un homme et un
instrument, le mythe Charles Mingus naquit lorsque celui-ci se mit à la
contrebasse. Ce colosse était fait pour cet instrument, sa taille
semblait calculée pour convenir à son physique d’ogre, les
puissantes vibrations de ses cordes prévenaient les impudents de la
puissance de sa colère.
Entré dans le bain bouillonnant du jazz, Charles Mingus participa à ses plus belles heures. Il y eut d’abord
son passage chez Louis Armstrong, le père des boppers, celui qui
ringardisa les big band grâce à la force de son génie soliste.
Sans l’abandonner, le grand Louis prolongeait les harmonies de son
orchestre, leur offrant ainsi un paroxysme inattendu. Le musicien
pouvait désormais se faire chef d’orchestre, les plus doués
prenaient le contrôle de leur formation grâce à des chorus qui
furent autant de petits coups d’état. Le plus grand de ces
généraux fut bien sûr Charlie Parker, l’oiseau que tout le bop
cherchait à suivre. Au fameux Milton, un club de la 56e rue
new yorkaise, Charles Mingus eut de nombreuses fois l’occasion de rythmer les envolées de ce
gracieux volatile.
Parker jouait avec une vivacité qui ne faisait
que souligner son irrésistible enthousiasme, sa tête se secouait
gaiement au rythme de son souffle virtuose. Jamais le jazz ne retrouva
un paon doté d’une si lumineuse couleur sonore, le bop en fut
conscient dès ses premières heures de gloire. Lors de ces soirées
au Milton, le pianiste Bud Powell fut si fasciné par son jeu, qu’il
forgea le sien en tentant de reproduire ses chorus au piano. Les deux
hommes se ressemblaient un peu, doux rêveurs dotés d’un
enthousiasme enfantin. Le premier s’empoisonna à l’héroïne, le
second devint à moitié fou après avoir injustement subi les coups
de matraque des farces de l’ordre. Comme la plupart des boppers,
Mingus préféra swinguer que défendre un pays qui le méprisait.
Qu’importe le vainqueur de la guerre, le mépris des noirs ne
pourrait dépasser le niveau de bêtise et de violence qu’il avait
atteint en Amérique.
Conscient de cette évidence, Charles Mingus ne parvint jamais, comme le
firent Powell et Parker, à laisser la beauté de ces soirées
musicales étouffer sa juste colère. Jamais il n’eut le sourire
niais de Louis Armstrong, jamais il ne hocha la tête avec la gaieté
béate d’un Charlie Parker. Il était le maître du temps, la
révolte avait donné à son visage la gravité digne de l’importance
de ses fonctions. Malgré la proximité de tous ces géants, Mingus
ne réalisa son plus grand rêve que lorsque le Duke le prit dans son
orchestre. Malgré toute l’admiration qu’il vouait au grand Duke
Ellington,
le contrebassiste ne faisait pas partie des hommes faits pour obéir.
Lors d’une répétition, le ton monta vite entre le bassiste et le
trompettiste de l’orchestre.
Les mots ne suffisant plus, le
tempétueux baron fit tomber les dents servant au trompettiste à
caler l’embouchure de son instrument. Si il avait frappé le
ventre, le bassiste aurait peut être gardé sa place dans
l’orchestre. Le milieu musical est souvent partisan d’un froid
pragmatisme, les affects et la morale n’y tiennent souvent qu’une
place secondaire. De part ce mouvement d’humeur, le baron congédié
annonçait involontairement le début fracassant de son règne.
Faisant du studio d’enregistrement un véritable cœur atomique, il
y défia ses musiciens de suivre les élans de sa fougue rageuse.
Soignant d’abord ses harmonies, le baron Mingus ne pouvait
ensuite s’empêcher de les déchirer lors de violentes joutes
musicales.
En lutte contre ses propres harmonies autant que contre
ses musiciens, le bassiste créait un chaos d’où sortit un jazz
aussi unique que prophétique. Le communisme rêvait de l’homme
nouveau, Charles Mingus en fit une réalité musicale. Comme pour graver le nom de ce premier
spécimen inédit dans le marbre, le premier né de ce chaos fécond
se nomma « Pithecantropus Erectus ».
Si la légende raconte que la libération free sortit de ce vortex
sulfureux, les barbares d’Ornette
Coleman n’atteignirent une telle intensité. Sentant que cette
force s’inscrivait dans l’air du temps, les cadres d’Atlantic
sauvèrent ce colosse de l’oubli.
Le bop était alors moribond, une
niche musicale pour mélomanes snobs. Elvis était passé par là,
les Beatles et les Stones reprirent le flambeau, la fureur électrique
du rock balaya tout sur place. Alors que cette malédiction poussait
Thélonious Monk au désespoir, Charles Mingus se refit une santé en rendant
hommage au père commun des jazzmen et des rockers, le blues.
Réussissant l’exploit d’égaler la puissance fédératrice du
rock’n’roll sans pactiser avec la fée électricité, « Blues
and Roots »
diffusa la rage mingusienne
jusque sur les terres de la douce pop anglaise. Triomphant quelques
années plus tard, une bonne part de l’école de Canterbury devait
autant sa splendeur aux Beatles qu’au colossal contrebassiste.
La
force vitale de cet ogre n’eut d’ailleurs rien à envier aux
exploits orgiaques des enfants du King. Comme en témoigna « Moins
qu’un chien », la rage de vivre de cet homme le poussa vers
des excès à faire rougir le marquis de Sade. La musique mingusienne
fut une autre expression de cet enthousiasme hargneux, auquel vint
bientôt se frotter la crème du jazz moderne. Rolland Kirk offrit au
baron la puissance d’un souffle capable de faire rugir plusieurs
cuivres simultanément, Eric Dolphy fit de l’orchestre mingusien la
première étape vers son chaos free. Pourtant, malgré son
inventivité et son passage dans le bain bouillonnant du jazz fusion,
le baron Mingus restait un des symboles d’un monde presque
disparu.
Pour le saluer une dernière fois, il participa à l’unique
album d’un trio centré autour de l’éblouissant jeu de piano de
Duke Ellington. Le disque « Money
Jungle » (avec Max Roach à la batterie),
aussi indispensable soit-il, ne fut qu’une douce parenthèse dans
une œuvre emplie d’une rage aussi énergique que réconfortante.
Car même la haine est l’expression, celui que l’idéaliste porte
à son monde rêvé. Si le baron ne pouvait abattre l’hydre du
racisme, il dressa face à elle la forteresse d’un swing qui
fascina les musiciens
noirs comme blancs. Après avoir diffusé ses dernières explosions
musicales, ce Vésuve humain rendit son dernier souffle en dessous du
volcan Cuernavaca. Le destin est parfois d’une ironie cruelle.
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