jeudi 20 février 2025

CHARLES MINGUS (1922 - 1979) Le Baron du jazz, par Benjamin


Parler de la musique du baron Mingus, comme de Charles Mingus lui-même, c’est faire l’éloge d’un sentiment si décrié : la colère

Que serait un homme n’ayant jamais ressenti la piqûre de cette guêpe vicieuse ? De quel argile serait fait une humanité préservée de ses emportements rageurs ? La colère est à l’esprit ce que la douleur est au corps, une preuve de vie. Heureux les colériques, le monde terrestre est à eux. Plus que simplement destructrice, celle-ci peut se montrer transcendante, tant par la souffrance du remord que grâce à l’énergie qu’elle met en œuvre. La colère exprime la volonté de l’homme de forger son destin, l’abandonner c’est abandonner la vie. Si, comme l’affirma Nietzsche, la capacité qu’a un homme à être heureux est proportionnelle à la douleur qu’il a supporté, alors sa capacité à aimer doit être proportionnelle à sa capacité à haïr. 

La haine est avant tout une colère poussée à son paroxysme, cet extrémisme n’étant pas mauvais par essence. Il existe des haines justes et des ressentiments féconds, tout dépend de leur sujet, de la manière de les exprimer et de les utiliser. Entretenue par la masse acéphale des foules, celle-ci mène aux pires débordements. Chez l’homme seul en revanche, elle fermente tel un puissant carburant, pousse l’individu vers des ravins aussi effrayants que transcendants. Qu’il tienne majoritairement de la fiction ou non, « Moins qu’un chien » (NDLR : autobiographie de Mingus parue en 1971) est d’abord un éloge de la colère la plus vive. Touché au cœur par l’expression débridée de cette prodigieuse force vitale , le mythe de l’essence pacifiste de la musique y prend un coup fatal.

Dès l’enfance, le baron Mingus comprit qu’il devrait se montrer impitoyable pour survivre. Seuls les journalistes furent surpris lorsque Watts, sa ville natale, devint une de celles où les émeutes raciales furent les plus violentes. Doté d’une couleur de peau jugée noire par les blancs et blanche par les noirs, Charles Mingus comprit également très tôt que la bêtise raciste n’avait pas de race. Si la police de l’époque ségrégationniste matraquait surtout les noirs, si les lois de la ségrégation leurs réservaient les espaces les moins enviables, c’est surtout parce que le pouvoir fut détenu par les blancs. Si les noirs avaient eut le dessus à cette époque, ces mêmes lois auraient été appliquées dans le sens inverse. Comme le montre Tom Wolfe dans « Le bûcher des vanités », l’Amérique est avant tout un conglomérat de peuples se haïssant de façon plus ou moins ouverte. 

Dans ce contexte, la bonté niaise des sermons méthodistes auquel Charles Mingus assista avec son père parut délirante. Ces gens semblaient trop sages, leur foi s’exprimait de façon trop molle. Puis sa grand-mère le mena à l’église de Holiness, où il eut la révélation commune à tant de musiciens noirs. Entre ces murs, les fidèles célébraient leur foi grâce aux emportements d’un gospel orgiaque. Ces gens ne se contentaient pas d’exprimer leur croyance béate en un au-delà fantasmé, mais se servaient de cette foi pour nourrir leur rage de vivre. A travers ces chants, chacun poussait un cri de révolte « nous croyons au paradis mais sommes tout de même bien décidés à profiter des plaisirs terrestres ». Transcendance et élan Dionysiaque, telles furent les deux facettes de ces prêches qui firent naître la grande musique américaine.

L’initiation musicale du baron Mingus commença pourtant par l’apprentissage du trombone dans un orchestre classique. Au prise avec un chef d’orchestre pour qui la présence de noirs dans un orchestre symphonique était une absurdité blasphématoire, Charles Mingus décida vite d’abandonner la musique de Mozart. Cette période eut néanmoins le mérite de lui apprendre l’art subtil de l’harmonie musicale, ce génie qui fit longtemps la grandeur du vieux continent. L’histoire de la musique se résumant souvent à une série de rencontres entre un homme et un instrument, le mythe Charles Mingus naquit lorsque celui-ci se mit à la contrebasse. Ce colosse était fait pour cet instrument, sa taille semblait calculée pour convenir à son physique d’ogre, les puissantes vibrations de ses cordes prévenaient les impudents de la puissance de sa colère. 

Entré dans le bain bouillonnant du jazz, Charles Mingus participa à ses plus belles heures. Il y eut d’abord son passage chez Louis Armstrong, le père des boppers, celui qui ringardisa les big band grâce à la force de son génie soliste. Sans l’abandonner, le grand Louis prolongeait les harmonies de son orchestre, leur offrant ainsi un paroxysme inattendu. Le musicien pouvait désormais se faire chef d’orchestre, les plus doués prenaient le contrôle de leur formation grâce à des chorus qui furent autant de petits coups d’état. Le plus grand de ces généraux fut bien sûr Charlie Parker, l’oiseau que tout le bop cherchait à suivre. Au fameux Milton, un club de la 56e rue new yorkaise, Charles Mingus eut de nombreuses fois l’occasion de rythmer les envolées de ce gracieux volatile. 

Parker jouait avec une vivacité qui ne faisait que souligner son irrésistible enthousiasme, sa tête se secouait gaiement au rythme de son souffle virtuose. Jamais le jazz ne retrouva un paon doté d’une si lumineuse couleur sonore, le bop en fut conscient dès ses premières heures de gloire. Lors de ces soirées au Milton, le pianiste Bud Powell fut si fasciné par son jeu, qu’il forgea le sien en tentant de reproduire ses chorus au piano. Les deux hommes se ressemblaient un peu, doux rêveurs dotés d’un enthousiasme enfantin. Le premier s’empoisonna à l’héroïne, le second devint à moitié fou après avoir injustement subi les coups de matraque des farces de l’ordre. Comme la plupart des boppers, Mingus préféra swinguer que défendre un pays qui le méprisait. Qu’importe le vainqueur de la guerre, le mépris des noirs ne pourrait dépasser le niveau de bêtise et de violence qu’il avait atteint en Amérique. 

Conscient de cette évidence, Charles Mingus ne parvint jamais, comme le firent Powell et Parker, à laisser la beauté de ces soirées musicales étouffer sa juste colère. Jamais il n’eut le sourire niais de Louis Armstrong, jamais il ne hocha la tête avec la gaieté béate d’un Charlie Parker. Il était le maître du temps, la révolte avait donné à son visage la gravité digne de l’importance de ses fonctions. Malgré la proximité de tous ces géants, Mingus ne réalisa son plus grand rêve que lorsque le Duke le prit dans son orchestre. Malgré toute l’admiration qu’il vouait au grand Duke Ellington, le contrebassiste ne faisait pas partie des hommes faits pour obéir. Lors d’une répétition, le ton monta vite entre le bassiste et le trompettiste de l’orchestre.

Les mots ne suffisant plus, le tempétueux baron fit tomber les dents servant au trompettiste à caler l’embouchure de son instrument. Si il avait frappé le ventre, le bassiste aurait peut être gardé sa place dans l’orchestre. Le milieu musical est souvent partisan d’un froid pragmatisme, les affects et la morale n’y tiennent souvent qu’une place secondaire. De part ce mouvement d’humeur, le baron congédié annonçait involontairement le début fracassant de son règne. Faisant du studio d’enregistrement un véritable cœur atomique, il y défia ses musiciens de suivre les élans de sa fougue rageuse. Soignant d’abord ses harmonies, le baron Mingus ne pouvait ensuite s’empêcher de les déchirer lors de violentes joutes musicales. 

En lutte contre ses propres harmonies autant que contre ses musiciens, le bassiste créait un chaos d’où sortit un jazz aussi unique que prophétique. Le communisme rêvait de l’homme nouveau, Charles Mingus en fit une réalité musicale. Comme pour graver le nom de ce premier spécimen inédit dans le marbre, le premier né de ce chaos fécond se nomma « Pithecantropus Erectus ». Si la légende raconte que la libération free sortit de ce vortex sulfureux, les barbares d’Ornette Coleman n’atteignirent une telle intensité. Sentant que cette force s’inscrivait dans l’air du temps, les cadres d’Atlantic sauvèrent ce colosse de l’oubli.

Le bop était alors moribond, une niche musicale pour mélomanes snobs. Elvis était passé par là, les Beatles et les Stones reprirent le flambeau, la fureur électrique du rock balaya tout sur place. Alors que cette malédiction poussait Thélonious Monk au désespoir, Charles Mingus se refit une santé en rendant hommage au père commun des jazzmen et des rockers, le blues. Réussissant l’exploit d’égaler la puissance fédératrice du rock’n’roll sans pactiser avec la fée électricité, « Blues and Roots » diffusa la rage mingusienne jusque sur les terres de la douce pop anglaise. Triomphant quelques années plus tard, une bonne part de l’école de Canterbury devait autant sa splendeur aux Beatles qu’au colossal contrebassiste. 

La force vitale de cet ogre n’eut d’ailleurs rien à envier aux exploits orgiaques des enfants du King. Comme en témoigna « Moins qu’un chien », la rage de vivre de cet homme le poussa vers des excès à faire rougir le marquis de Sade. La musique mingusienne fut une autre expression de cet enthousiasme hargneux, auquel vint bientôt se frotter la crème du jazz moderne. Rolland Kirk offrit au baron la puissance d’un souffle capable de faire rugir plusieurs cuivres simultanément, Eric Dolphy fit de l’orchestre mingusien la première étape vers son chaos free. Pourtant, malgré son inventivité et son passage dans le bain bouillonnant du jazz fusion, le baron Mingus restait un des symboles d’un monde presque disparu.

Pour le saluer une dernière fois, il participa à l’unique album d’un trio centré autour de l’éblouissant jeu de piano de Duke Ellington. Le disque « Money Jungle » (avec Max Roach à la batterie), aussi indispensable soit-il, ne fut qu’une douce parenthèse dans une œuvre emplie d’une rage aussi énergique que réconfortante. Car même la haine est l’expression, celui que l’idéaliste porte à son monde rêvé. Si le baron ne pouvait abattre l’hydre du racisme, il dressa face à elle la forteresse d’un swing qui fascina les musiciens noirs comme blancs. Après avoir diffusé ses dernières explosions musicales, ce Vésuve humain rendit son dernier souffle en dessous du volcan Cuernavaca. Le destin est parfois d’une ironie cruelle. 

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