jeudi 10 octobre 2024

POULENC – Concerto pour 2 pianos – Lucas et Arthur JUSSEN, S. DENÈVE (2017) - par Claude Toon


- Près de quatre ans Claude que tu ne nous as pas fait écouter de la musique de Francis Poulenc, le papa musical de Babar…

- Oui Sonia mais pas que du petit éléphanteau… Poulenc a moins marqué les mémoires que Ravel ou Debussy… Pourtant un compositeur très éclectique…  

- En effet à voir l'index… Poulenc était un pianiste virtuose ? Et aujourd'hui, deux pianos dans un concerto pour le prix d'un…

- Oui si l'on peut dire…

- Tu as choisi un enregistrement moderne plutôt que les live de Poulenc disponible en NB.

- Oui, celui de jeunes jumeaux dont les carrières complices sont à suivre…

Poulenc et son ami Bernac

Francis Poulenc était un personnage pittoresque du XXème siècle. Ravel et Debussy étaient des compositeurs de la génération précédente et des pionniers d'une musique nouvelle et moderniste qui mit fin au romantisme en France. Né en 1899, gay et profondément chrétien, Poulenc traduira dans sa musique ce qui à l'époque paraissait irrationnel : son goût pour la facétie et la spiritualité mystique.

Je vous renvoie à une chronique de 2015 pour y lire une biographie concise du compositeur. Il fera partie du groupe des six dans lequel la complicité entre artistes l'emporte sur l'innovation réelle dans le langage musical, il faut bien le dire 😊. Cet article présentait trois œuvres essentielles de Poulenc : le Concerto pour orgue, un autre concerto très hors du temps pour clavecin et un ballet pittoresque comme Poulenc les aimait tant : Les biches

Princesse de Polignac
Machine à coudre Singer XIXème siècle

 
 

Quand on fréquente Cocteau et sa cour dans les années 30, on se lie plus ou moins d'amitié avec le tout Paris bourgeois et artistique. Vous allez me trouver cruel, mais à mon sens les œuvres majeures du poète sont, le film La belle et la bête et son carnet d'adresses mondain 😊. Suis-je présomptueux ? Oui, mais j'admets  que la diversité des arts et des genres littéraires abordés par le poète en fait un représentant d'exception de la culture du début du XXème siècle.

Mentor du groupe des six créé vers 1916, Cocteau écrira plusieurs arguments de ballet pour les membres du groupe.: Louis Durey, Germaine Tailleferre, Darius Milhaud, Arthur Honegger, Francis Poulenc, Georges Auric.

Oublions ma langue fourchue. Si le cinéma de Cocteau au style emphatique m'ennuie, je me dois de rappeler son talent d'écriture mis au service des arguments de ces jolis ballets : Parade d'Erik Satie en 1917, Le Bœuf sur le toit de Darius Milhaud en 1920, Œdipus Rex d'Igor Stravinsky en 1927. La collaboration avec Poulenc pour écrire des partitions est fructueuse : Le Gendarme incompris, Les Biches (Clic), Les Mariés de la tour Eiffel en coopération avec quatre autres membres du groupe.

 

Évoquons l'une de ces mécènes qui n'appartiennent pas au monde des artistes officiels, mais sans qui, bien des œuvres ne verraient pas le jour et bien des créateurs seraient obligés d'abandonner leurs pinceaux, leurs partitions, leurs manuscrits, faute de soutien financier… Le train de vie est souvent pitoyable chez les jeunes artistes, surtout à Montparnasse. Pour ce billet je vous présente Madame la Princesse de Polignac née Winnaretta Singer en 1865 à New-York. 18ème enfant sur 26* de Isaac Merritt Singer, richissime industriel qui bâtît sa fortune en industrialisant la fabrication en série des machines à coudre Singer à partir de l'invention du français Barthélemy Thimonnier. Ajoutons la mise au point de machines à écrire… Isaac meurt en 1875.

Winnaretta, bien que 17ème héritière, a bénéficié par testament d'une fortune colossale. Isabelle, sa mère despotique, impose en 1887 le mariage de sa fille avec le Prince Louis de Scey Montbéliard. Le mariage est un échec, il est annulé pour non consommation par le Pape en 1892Winnaretta épouse un an plus tard un autre Prince : Edmond de Polignac, alors âgé de 59 ans, compositeur à ses heures, cultivé et… gay ! Gênant son genre ? Non ! Idéal car Winnaretta est lesbienne 😊. Précisons ma pensée : la bienséance aristocratique est sauve en apparence face à la "bonne Société", et le couple d'esthètes, tout en pratiquant la bagatelle de manière séparée, met sa fortune au service de l'art tout en tenant salon à Paris. À noter que la jeune femme joue du piano et de l'orgue… Leur hôtel particulier de la rue Henri-Martin tient lieu de conservatoire, de salle de concert, de galerie d'exposition… 

 

Venise : Palais Contarini-Polignac

Ce Haut lieu parisien de la culture et de l'art a son pendant à Venise, le Palais Contarini Dal Zaffo acquis en 1901. Devenu Palais Contarini-Polignac, on y croisera Gabriel Fauré, Igor Stravinsky… une liste infinie ! La princesse, archétype de la mécène, viendra en aide grâce à son patrimoine immobilier et ses largesses financières à nombre de jeunes compositeurs dont beaucoup ont été déjà cités ci-dessus, le groupe des six en tête. Sa méthode, entre autres : passer commandes d'œuvres nouvelles (21 entre 1916 et 1940). Elle encourage aussi des artistes futurs virtuoses légendaires à ne pas se décourager, tels Clara Haskil ou Arthur Rubinstein. Plus tard, elle créera diverses institutions philanthropiques dont la Fondation Singer-Polignac de mécénat culturel toujours active… Une femme d'exception, vous en conviendrez…

Côté commandes d'œuvres originales, Francis Poulenc est sollicité deux fois : en 1932 pour le concerto pour deux pianos et en 1938 pour le concerto pour orgue et timbales.

(*) (Bach avec seulement 20 marmots est un petit joueur 😊)

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Petite histoire du concerto. 1932 : la Princesse de Polignac commande à Poulenc un concerto pour deux pianos en tant que nouveauté originale à créer lors du festival de la Fenice. Dans ce domaine, le catalogue est maigrichon : BWV 1062 de Bach, K 365 (N°10) de Mozart, Opus 40 de Mendelssohn, et enfin l'opus 88a de Max Bruch de 1912… c'est tout, si on se limite aux compositeurs qui ont traversé l'histoire.

 

Jacques Févier / Poulenc (montage)
 

Le choix d'un couple pianistique n'est pas un hasard. Poulenc est un ami d'enfance de Jacques Février, illustre pianiste français de l'époque (1900-1979), la Princesse ne pouvait pas ignorer cette amitié et le fait que Poulenc était aussi un virtuose du Clavier…

La date butoir (très administratif ce mot) étant fixée au 5 septembre, Poulenc s'attaque d'arrache-pied à sa composition avec l'aide de sa sœur. Le 21 août la partition est achevée… Comme on va l'entendre, le compositeur qui sort de sa période jeunesse-apprentissage du métier s'est surpassé dans l'originalité fantasque, s'inspirant du concerto en sol de Ravel créé en janvier 1932 par son amie et virtuose Marguerite Long. Il ajoute une pincée de citations de Mozart au style si tendre et de Rachmaninov, le romantique tragique… Écoute-t-on un méli-mélo de parodies ? Justement non ! Comme on l'entendra, le facétieux Poulenc use de traits d'union entre quelques styles historiques et le sien propre. Il établit un pont entre classicisme et musique moderne mais avec liberté, sans l'intellectualisme déroutant de la seconde École de Vienne par exemple. À la forme et à un solfège savants et rigoureux, même si ingénieux, il préfère la vitalité et la séduction, s'émancipant de règles strictes applicables à un concerto au bénéfice d'une notable drôlerie 😊… Par exemple, il omet de prévoir les traditionnelles cadences soit alternées soit en duo… (Pour mémoire, les cadences sont des passages placés en fin des mouvements extrêmes pour permettre aux solistes de valoriser leur virtuosité, l'orchestre se taisant 😊.)

 

Les frères Jussen
 

Comme prévue, la première a lieu le 5 septembre. Jacques Février face à Francis Poulenc sont accompagnés par un ensemble chambriste issu de l'orchestre de la Scala de Milan (rien que ça) dirigé par le maestro belge Désiré Defauh (ex-directeur du symphonique de Chicago entre 1943 et 1947). Le festival dédié à la musique contemporaine a lieu du 3 au 15 septembre. Nos compères croiseront ce soir-là : Manuel de Falla venu créer Les tréteaux de Maitre Pierre de 1923, Jacques Ibert pour une suite pour petit orchestre et Albert Roussel, Divertissement de 1906. Sacré programme !

Avant de parler des interprètes du disque, voici l'orchestration du concerto, une formation d'apparence classique mais richement complétée de percussions. Nota : les pianos sont placés au centre tête-bêche, on enlève les couvercles. Sinon : une flûte + piccolo, 2 hautbois + cor anglais, 2 clarinettes, 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes, 2 trombones + 1 tuba, grosse caisse, castagnettes, triangle, tambour militaire, cymbale suspendue et les cordes.

Le casting ! Ce concerto bénéficie d'une riche discographie dans laquelle les franches réussites ne sont pas légion. Si Poulenc chouchoute son public avec une œuvre pétillante, il ne facilite pas la tâche des deux pianistes ni de l'orchestre. La vélocité et la synchronicité exigées sont redoutables d'autant que le discours pianistique et instrumental doit être rigoureusement staccato (notation "très sec et sans pédale") mais… sans dureté. Lors d'une compétition en aveugle diffusée sur France Musique entre six versions récentes, on est déçu d'admettre "objectivement" que l'équipe espérée idéale, celle réunissant les sœurs Labèque et Seiji Ozawa dirigeant son orchestre de Boston se fourvoie dans un tempo précipité (l'allegro) et des nuances rugueuses, pas top hélas .

 

Stéphane Denève

La surprise viendra de deux frères quasi inconnus à l'époque de l'émission, même du "jury" ! Leur CD était paru dans la semaine précédant l'émission, donc pas de favoritisme. Oui Sonia, leur ressemblance est trompeuse, mais aucune gémellité lie ces jeunes artistes. Lucas Jussen, l'aîné a 31 ans; son frère cadet Arthur Jussen 28 ans. L'enregistrement date de 2017, mais leur premier concert avec cette œuvre au programme remonte à 2010 !!! Des gamins 😊. Lors de leur études ils ont été épaulés par Maria-João Pires et Lang Lang. Frères et complices dans la vie, ils explorent tout le répertoire du jeu à quatre mains (immense) et des concertos pour deux pianos. En contrat avec DG, ils ont déjà gravé 10 albums, dont un consacré à des sonates de Beethoven, en alternance, bien sûr.

Né en 1971, Stéphane Denève fait partie des chefs français qui ont bourlingué comme assistant des chefs d'opéras les plus confirmés. Je reviendrai sur sa carrière dans un billet spécifique. Il dirige ici le fabuleux Concertgebouw d'Amsterdam, pour la deuxième fois dans Poulenc (Éric le Sage et Frank Braley dans la première captation). Il a déjà occupé depuis 2005 des postes de maestro avec d'excellents orchestres, celui de Saint-Louis depuis 2019.

 

Poulenc et son chien Mickey

1 -  Allegro ma non troppo : Vous guidez (si nécessaire) dans l'écoute de l'allegro se révèle d'une facilité déconcertante, même sans parcourir la partition ! À l'opposé des contrepoints complexes d'un Bruckner ou d'un Mahler, Poulenc enchaîne des séquences bien différenciées, nombreuses certes, mais toutes de facture follement contrastée, tant sur le plan mélodique et orchestral que par leurs rythmes et leurs célérités.  Vlam ! Boum ! cette onomatopée définit l'intro : un tutti orchestral collectif et vaillant sff suivi d'un coup de tambour. Le piano I puis le piano II s'élancent dans une chevauchée véloce tels deux étalons impétueux. La première section, animée, est rythmée par des coups de tambour à la manière d'un brigadier de théâtre. [0:31] les deux pianos achèvent leur jeu en duo pour s'opposer dans un duel cocasse entre "pongistes du clavier" si je puis me permettre cette métaphore : 😊… [0:45] Une réexposition rejoue très librement (pour ne pas dire avec loufoquerie) les éléments introductifs. L'orchestration devient cartoonesque (ma spécialité) en invitant un à un la grosse caisse, les castagnettes, le tuba, la trompette, les vents, etc.… Si je détaille plus à renfort de figures de style la kyrielle de motifs musicaux cocasses successifs, Sonia va hurler et le lecteur passera son chemin…

Le premier mouvement obéit à un schéma tripartite : A-B-C(A). [2:11] Sans transition nous entrons dans le développement B, paisible et onirique. Poulenc indique comme tempo "le double plus lent" (?) 𝅘𝅥=88 (et non 𝅘𝅥=144 du départ). Un charmant dialogue des deux pianos oppose pour l'un plutôt un discours mélodieux, pour l'autre une rythmique, ou inversement. La poésie surgira de la régularité et de la précision du jeu de chaque pianiste, le risque de lassitude n'étant pas exclu. On appréciera le délicieux passage de trémolos avec la clarinette comme complice. [4:23] Intermède virile à titre de reprise. [05:16] Le mouvement semble s'achever ainsi ! Non. Après un étrange silence (un point d'orgue noté "très long"), débute une dernière partie (C avec les mention "très calme" et "mystérieux et clair"* tout à la fois"). C se nourrit de la thématique qui précède et de multiples variations, qui font songer aux tableaux d'une exposition dans l'orchestration de Ravel et qui concluent ce mouvement d'une imagination hors du commun.

(*) Poulenc ne laisse rien au hasard dans sa partition riche en indications : "très liée", "doux et largement arpégé" "plaintif"…

 

2 – Larghetto :  Non, non, la playlist n'a pas de défaut, ni de plage parasite ! Non, nous n'écoutons pas le début de la romance du 20ème concerto K466 de Mozart… enfin, pas vraiment… Même les mélomanes les plus chevronnés pourraient dresser une oreille déconcertée 😊. Poulenc était un fan inconditionnel de Wolfgang et, après le tourbillonnant allegro, il rend hommage à cette sereine et nostalgique romance de 1785 (un rondo évoquant les vaudevilles des opéras) en la parodiant (au sens musicologique). Dans l'un de ses très rares concertos élégiaques composés dans le sombre ré mineur,  Mozart se plaisait à illuminer le mouvement lent de l'émouvant si ♭ majeur.

Le piano I énonce d'emblée un thème très similaire à celui écrit par l'illustre autrichien. Le piano II le rejoint à la 6ème mesure là où Mozart invitait l'orchestre. Les deux pianos enlacent leurs mélodies. L'orchestre apporte un premier écho guilleret. Plus tardivement, après une reprise à [0:47], une majorité de cordes développe une seconde idée poétique et affectueuse. Comme dans l'allegro, Poulenc enchaîne des séquences variées sans logique sonate académique. Se passionnant à l'époque pour des grands maitres romantiques comme Rachmaninov, il improvise des pages imaginaires du compositeur russe. Il veille à les faire jouer sans accentuer l'emphase proche du tragique caractérisant l'âme slave du 3ème concerto de Rachmaninov.

 

3 - Allegro molto : Ne soyons pas surpris que Poulenc termine ce concerto enjoué par un rondo ; pour rappel une alternance entre un refrain et des couplets de forme libre, des variations la plupart du temps. Le compositeur rendait hommage aux grands anciens dans les deux premiers mouvements, là, il s'éclate ! Pardonnez-moi cette trivialité, mais pour ne pas vous imposer une lecture plus prenante que les cinq minutes du morceau lui-même, le chef (au sens culinaire) incorpore : du Jazz (merci à Maurice Ravel d'avoir importé le genre après une tournée aux USA qui débouche sur une amitié avec Gershwin), des mélodies afro-américaines dérivées de celles des Music-Hall (Joséphine Baker triomphait au Casino de Paris), de la musique balinaise (d'où la présence d'une percussion généreuse qui évoque les Gamelans indonésiens), etc.

Stop ! Régalez-vous de ce final volontairement un peu foutraque, limite vulgaire (heu… plutôt effronté), pétillant et hilarant… 

 

Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée.

Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…


INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. 

 


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