vendredi 18 octobre 2024

LA BÊTE HUMAINE de Jean Renoir (1938) par Luc B.



Dans LA CAGE AU FOLLE, scène fameuse, la seule à avoir été captée, Jean Poiret recommande à Serrault : « Imagine Gabin dans sa locomotive » pour se créer un profil viril. Serrault, en nuisette pailletée, monte sur un tabouret, lance un « tchou tchou », puis pousse un cri en clignant de l'oeil : « une escarbille !! »

[Renoir sur le tournage, derrière son cadreur =>]

LA BÊTE HUMAINE a été réalisée entre deux chefs d'œuvres, LA GRANDE ILLUSION et LA RÈGLE DU JEU. Cette adaptation de Zola n’atteint sans doute pas le niveau des deux autres, mais je l’aime beaucoup. Parce que les comédiens sont tous formidables, par la mise en scène millimétrée, mais aussi parce que ce film annonce le Film Noir américain. Pas un hasard si Fritz Lang en a réalisé un remake, avec cette superbe garce de Gloria Grahame, qui avouons le, remplaçait avantageusement Simone Simon.

Le film s’ouvre sur une série de plans ferroviaires, caméra embarquée sur une locomotive lancée à toute allure : la Lison. Que son conducteur Jacques Lantier bichonne comme une princesse. Images impressionnantes qui permettent surtout à Renoir d’inscrire son personnage dans son cadre, son métier. On jurerait que Jean Gabin savait conduire un train. Ce qui est d’ailleurs le cas, puisqu’il a appris pour le film ! La compagnie de train (ça ne s’appelait pas encore la SNCF) a mis à la disposition du réalisateur toutes les machines nécessaires, y compris des tronçons de rails pour le tournage. Ce qui frappe d’entrée, c’est la vision très réaliste du film, quand les mécanos frappent les bielles, huilent les rouages.

 
Une fois le décor posé, on découvre les personnages. Roubaud (excellent Fernand Ledoux), le sous-chef de gare, un type pataud, qui courbera le dos sous le poids de la tristesse et du remord tout le film, écartelé dans sa condition sociale, pas un prolo, mais pas non plus un bourgeois (« On sait que des gens comme nous, on ne tue pas pour le profit »). Au début il est très fier de sa jeune et jolie femme Séverine (Simone Simon, jolie minois, bonne actrice, mais un ton en dessus par rapport au casting masculin). Lorsque Roubaud rentre chez lui, son visage s’éclaire d’un grand sourire. Renoir le montre en plan de coupe. Car l’information est d’importance, ce sourire va s’effacer très vite... 

... Lorsque Roubaud comprend que sa femme est la maitresse de son parrain, le grand bourgeois Grandmorin. On va dire qu’il y a entre eux comme un échange de faveurs… Renoir ne filme rien de la rencontre, elle entre dans le bureau de son parrain, il referme la porte. Au spectateur d’imaginer ce qui se passe derrière.

Le mari, la femme, l’amant. Y'en a un de trop. Roubaud fomente le meurtre du vieux parrain, Séverine sera sa complice. Ca se passera évidemment dans un compartiment de train. Renoir introduit la scène avec une fumée noire de locomotive, funeste augure, et des inserts sur Roubaud qui manipule son couteau. Rien ne se dit, mais les images parlent. Jean Renoir qui d’ordinaire travaille avec de longs plans et d’amples mouvements de caméra, adopte ici un style plus découpé. Avec un jeu constant sur les regards croisés des personnages, qui disent la complicité, le désir, la tristesse, les remords, sans passer par les dialogues.

Quand on interroge Jacques Lantier, présent aussi dans le train « Avez-vous croisé quelqu’un ? » il y a ce plan sur Séverine, dont le regard dit toute la culpabilité, la peur d'être dénoncée. Et le regard de Lantier semble répondre : j’ai compris, je sais, j’ai vu, mais ne dirai rien. Son excuse pour les flics : « J’avais une escarbille dans l’oeil... » (cf Serrault !).

Plus tard, Séverine demandera à Lantier pourquoi il a menti pour elle : « - Vous me l’avez demandé – Mais je n’ai rien dit... - Si, vous me l’avez demandé, pas avec des mots, avec vos yeux – Vous me croyez coupable ? - Oui ». Sublime ! 

Lantier aussi a des envies de meurtres. Dans la saga de Zola, il est le fils de Gervaise, une lignée d’alcoolique. Entre deux voyages, il passe voir sa marraine qui lui demande comment il va : « Tu souffres encore de ce mal qui te rongeait le crane ? ». Lantier marmonne un « oh oui, c’est fini, c’est complètement passé » mais le regard de Gabin dit l’inverse. On y sent la souffrance, la rage contenue, prête à exploser. Il y a cette scène terrible où il recroise sa jeune cousine, Flore. Elle a grandi, devenue pulpeuse, il l’étreint, elle se débat (« pourquoi tous les hommes me regardent comme ça ? »), il pèse de tout son poids, la force, l’étrangle. Un train qui passe le réveille de son délire.

Je ne vais pas poursuivre l’intrigue, mais on se doute que Séverine et Lantier deviendront amants, et cette fois, l’homme de trop sera le mari, Roubaud. Travaillé par les remords, paranoïaque, et lâche lorsqu'il menace de dénoncer sa femme (certes complice et consentante).
 
Le travail sur le découpage des plans force le respect ! Il y a ce moment magnifique de Séverine et Lantier, de nuit, sous la pluie, jeu de cache-cache avec le sous-chef de gare. Les amants s’abritent dans une cabane. La caméra ne coupe pas, s’éloigne pudiquement, au ras du sol, recadre une gouttière, un tonneau se remplit d'eau. Fondu enchaîné. La pluie s’est arrêtée, la caméra revient vers la cabane. Apparaissent les pieds de Lantier. Mais où est Séverine ? On pense au pire, à ce qui est arrivée à Flore. Puis les chaussures de Séverine entrent dans le champ. Ouf... Renoir crée un suspens uniquement par son découpage de plans, que n’aurait pas renié Hitchcock.

Renoir utilise merveilleusement la profondeur de champ, sa spécialité, il laisse la prise tourner, ses acteurs bouger, il y a toujours une porte ouverte, une perspective vers un palier, un escalier, ou dans la séquence du bal, une figuration grouillante. Chez Renoir, on ne se déplace pas seulement de droite à gauche, mais plus souvent de l’avant à l’arrière, donc dans la profondeur.

Jean Gabin est comme toujours extraordinaire, un jeu très subtil, fait de petits riens, le regard inquiet, la tempête sous le crâne, mais la voix douce. Quand il interroge Séverine sur ce qu’elle a ressenti en assistant au meurtre de Grandmorin, insistant pour connaître les détails, excité presque, il fait très peur. Les scènes qu’il partage avec l’autre mécanicien, Pecqueux, sont fameuses. C’est Carette qui joue le rôle, j’adore ce type, quand ces deux-là sont dans le même plan, ça fait des étincelles (« les conserves ça brûle l’estomac, un conseil, maries-toi, maries-toi ! »). Un jeu naturel, très moderne pour l’époque, et là encore l'importance du regard, Pecqueux exprime son empathie pour Lantier par ses regards tendres, amicaux.

LA BÊTE HUMAINE est sans doute le film le plus sombre de Gabin, plus encore que LE JOUR SE LÈVE de Carné, autre drame criminel. Gabin et Renoir ont tourné quatre films ensemble, l’acteur a davantage travaillé avec Carné ou Duvivier. Ils ne s’entendaient pas trop. Le versant antisémite de Renoir au moment de la guerre avait fait dire à Gabin dans une interview mémorable : « Renoir dans le cinéma c’est un génie, dans la vie c’est une pute »

Renoir a changé l’époque du roman, qui est devenu un film contemporain, et il a sérieusement dégrossi l’intrigue. Le pessimisme, la montée des tensions, la noirceur, l’engrenage mortifère du héros, à l’image de sa Lison filant à toute vapeur, annonce, comme LA RÈGLE DU JEU l’année suivante, le conflit mondial qui se profile.

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Au générique on peut voir aussi Marguerite Renoir, l’épouse monteuse, Claude Renoir le neveu cadreur, Alain Renoir, le fils assistant !


noir et blanc - 1h40 - format 1:1.37 

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