« Il
n’y a rien de plus laid qu’un vieillard qui commence à vivre »
Seneque
Nous
ne commençons pas tous à vivre au même âge, certains n’y
parviennent d’ailleurs jamais. Mais que veut réellement dire
vivre ? Ce mot a-t-il un sens autre que physique ? Certains
diront que la vie se trouve dans la lutte, d’autres dans l’amour,
d’autres encore dans les extases physiques ou intellectuelles. « La
plupart des hommes ne vivent pas, ils se contentent d’exister »Oscar Wilde. Ce qui les empêche de vivre, selon les hédonistes les
plus éhontés, c’est la morale, cette matrone sévère réprimant
les élans de nos passions les plus triviales. Mais la morale est
aussi une grande dame, elle unit les hommes et donne un sens à leur
vie. Parfois, lorsque l’éducation la transmet et que la culture la
sublime, elle pose les bases d’une civilisation destinée à
traverser les siècles.
La
morale ne se résume pas au corset étouffant des vieux dogmes, le
rock lui-même charrie ses propres principes, le blues et la folk
également. Célébration de pulsions bestiales ou spirituelles,
mépris de toute forme d’autorité ou vénération d’une force
mystérieuse, culte de la violence ou quête de la paix spirituelle,
le rock répondit aux dogmes institutionnalisés par la
multiplication des préceptes. Il y aurait donc autant de manières
de vivre que d’hommes vivants, mais surtout la vie véritable
serait plus intellectuelle que physique. Une bête ne vit donc pas
autant qu’un homme, elle remplit le rôle confié par la nature et
la nécessité dictée par le torrent impétueux de ses instincts
primaires.
La
vie de l’homme consiste en un savant équilibre entre les
nécessités du corps et de l’esprit, de l’animal et du cérébral,
du trivial et du raffinement. Si l’homme descend du singe, ceux qui
ne prennent pas garde à l’état de leur cervelle descendent d’une
branche. « Éduquer les enfant par le sport est le plus sûr
moyen de fabriquer une génération d’imbéciles »Léon
Bloy.
Comme
Huysmans à la même époque, le pèlerin de l’absolu comprit vite
que la révolution industrielle annonçait l’avènement d’une
nouvelle forme de barbarie. Cette barbarie, après avoir vomi sur
toute forme de spiritualité au nom de la liberté, défèque
désormais sur toute expression d’intelligence au nom du modernisme
et d’un sentimentalisme niais. « Un bon roman est un roman où
tous les personnages ont raison » disait il y a peu l’écrivain
à succès Joël Dickers. A moins de penser que Sade fut un mauvais
romancier, il faudrait donc conclure que sa Justine et les prêtres
pervers qui la torturèrent eurent raison. La morale, le marquis
l’avait en horreur, pour lui la vie n’était qu’une question de
force et de désir individuel. En réalité, la vie d’un homme est
la communion des enseignements légués par ses aïeux et de
caractéristiques qui lui sont propres, le legs civilisationnel
nourrissant ses aspirations personnelles, l’éducation montrant le
chemin de l’émancipation.
Au
début de celle du grand Keith Richards,
il y eut un homme, son grand père, qui lui montra discrètement la
voie. Posée sur un meuble trop haut pour ses petits bras d’enfant,
sa guitare exerça vite sur lui une fascination irrésistible. A
l’âge où les garçons attendent impatiemment de grandir pour
devenir pompier, Keith rêvait d’accélérer sa croissance pour
s’emparer de cette relique sacrée. Le jour vint enfin où ses
mains purent saisir la mystérieuse relique, dont il apprit bien vite
les rudiments. Fervent défenseur de la guitare acoustique, Keith
affirma plus tard que tout guitariste devait faire ses premiers pas
sur cet austère bout de bois. Jouer sur une guitare acoustique
plutôt qu’une électrique revient, pour un écrivain, à préférer
l’écriture à la main que le froid tapotement du clavier, c’est
une façon de supprimer tout artifice entre la pensée et la
création. La guitare acoustique vous apprend aussi la beauté du
silence, vous incite à ne pas surcharger votre toile sonore d’un
trop plein de notes.
« Il
faudrait offrir une guitare à tous les enfants, il y aurait
moins de suicide »dira
plus tard le maître du riff. La vie humaine est comme tout grand
édifice, il lui faut un pilier solide pour tenir debout, une passion
qui vous maintienne alerte face aux vents mauvais d’un destin
tragique. L’enfant devint un adolescent turbulent et indocile, mais
doué de certaines prédispositions pour les arts plastiques.
L’Angleterre venait alors de débloquer des bourses pour le petit
peuple, permettant ainsi à des centaines de fils d’ouvriers
d’entrer à l’université. Pour beaucoup, un tel système permit
surtout de retarder la terrible échéance de l’entrée dans la vie
active.
Le
rock’n’roll était alors à son apogée et, déferlant des Etats
Unis, les tubes de Little Richard et autres Chuck Berry envahirent
l’Angleterre. S’étant déjà procuré quelques 45 tours de
blues, dont il passait des heures à reproduire les riffs, Keith
Richards eut la belle surprise de croiser Mick Jagger portant ses 33
tours de Chuck Berry sous le bras. Les jeunes hommes se connaissaient
depuis l’école primaire, à partir de ce moment leurs chemins ne
se séparèrent plus. Après avoir rencontré Brian Jones, dont ils
intégrèrent le groupe, Keith et Mick partagèrent leur temps entre
le dur apprentissage du blues, les gourgandines de passage et les
premiers concerts dans les pubs. Là, alors qu’il posait les bases
de son swing nonchalant, Keith fut impressionné par la façon dont
Mick occupait l’espace. Tel le fils non reconnu de Muddy Waters et
James Brown, le chanteur se trémoussait avec la grâce provocante
des danseurs funk, chantait avec la gravité fascinante des vieux
bluesmen. De plus en plus sûr de lui, le duo Jagger/ Richards prit
définitivement le contrôle lorsque vint l’heure d’écrire les
premiers tubes stoniens. Freud affirmait que, pour que l’homme
naisse réellement, il lui fallait tuer le père. Le père des Stones
fut Brian Jones, mais son incapacité à composer le condamnait à
voir cette formation lui échapper.
Il
compensa par ses talents de multi instrumentistes, des albums tels
que « Beetween the buttons » et « Paint it black »
devant beaucoup à ses dons de musicien. Puis les Stones revinrent au
blues, le coup d’état des glimmer twins réduisant leur ex-leader
au rang de mercenaire. Perdant jusqu’à son précieux talent de
guitariste rythmique, perdu dans ses addictions et ses angoisses,
Brian Jones laissa la guitare de Keith marquer à jamais l’histoire
du rock. A partir de ce moment, son jeu sera le véritable gardien du
swing stonien, son essence et son fabuleux carburant.
Si « Let
it bleed » est le meilleur disque des Stones, c’est avant
tout parce que la classe nonchalante du riffeur
y mène la danse d’une main de maître. Par la suite, son mépris
des solos le poussa à laisser Mick Taylor prolonger le mojo de ses
plus grands riffs. « Can you hear me knockin », « Start
me up », « Happy », « Honky tonk women »,
tous ces classiques doivent tant à sa prodigieuse lenteur. C’est
bien cette façon de laisser les notes résonner voluptueusement qui
le poussa vers le reggae, musique à laquelle il parvint
miraculeusement à donner un peu de classe et de grandeur.
Mick
Taylor était alors parti, Ron Wood aidant Keith à ressusciter cette
symbiose rythmique qu’il considérait comme le véritable son des
Stones. Ce son, il en défendit l’intégrité contre les caprices
du temps, la folie des grandeurs de Mick Jagger, la fatigue d’un
groupe condamné à célébrer son glorieux passé. Il y eut les
désastres « Dirty work » et « Babylon », les
sursauts « Some girls », « Tatoo you » et
« Voodoo lounge », ces concerts si critiqués où le
groupe met encore le monde à genoux. Et toujours, souriant au fond
de la scène ou s’avançant pour chanter le bien nommé « Happy »,
Keith joue avec la tranquille assurance des hommes qui ont bien vécu.
Vivre,
pour cet homme, c’est jouer de la guitare jusqu’à son dernier
souffle. A l’heure où tant annoncent de manière péremptoire la
mort du rock, il ne parait pas absurde d’affirmer que cette musique
périra avec le guitariste des Rolling Stones.
Car, si Keith Richards ne vécut que pour le rock’n’roll, il
incarna trop bien sa grandeur et ses excès pour que celui-ci lui
survive.
Ouf, c'est bon, la critique du "modernisme" est casée... :-) C'est sûr que c'est pas sur ce site qu'on viendra si on n'est pas resté bloqué début / milieu des 70... :-)
Ouf, c'est bon, la critique du "modernisme" est casée... :-)
RépondreSupprimerC'est sûr que c'est pas sur ce site qu'on viendra si on n'est pas resté bloqué début / milieu des 70... :-)