jeudi 10 novembre 2022

Manuel de FALLA – Le Tricorne (1919) – Josep PONS (1996) - par Claude Toon


- Dis donc Claude, je n'ai trouvé aucun CD de de Falla dans la discothèque !! Comment penses-tu écrire ton papier, uniquement avec You Tube ?

- Ah oui c'est bizarre Sonia… Cherche dans les vinyles, il doit y avoir un album enregistré à New York par Pierre Boulez vers 1976, un bon cru dans mes souvenirs, pas certain qu'il soit réédité… On va déjà écouter ce disque…

…………………………… Un peu plus tard

- Pas de réédition en CD Claude, j'ai fouillé tous les sites, ça donne quoi tes investigations dans la presse et ton écoute comparative d'extraits ? 

- Je retiens une version espagnole, celle de Josep Pons de 1996. Waouh, ça pète le feu dans cette œuvre à l'orchestration pléthorique à rendre jaloux Stravinsky et son Sacre de la même époque… Pas étonnant, ils étaient potes… Ah ! J'ai déniché sur des sites exotiques une réédition du Boulez en SACD et une autre en CD peu disponible

- Du coup de Falla fait son entrée dans le blog, le second espagnol après Rodrigo…

- Oui, et musicalement, la partition et la farce à l'origine du ballet sont de chouettes délires… On va s'essayer au fandango, Nema doit savoir danser ça… sans compter les castagnettes…


Manuel de Falla en terrasse à Paris 

Stéréophonie soignée ou usines à gaz quadriphoniques ?

Avant d'aborder la vie et l'œuvre (Dieu, que la formule est scolaire 😊) de Manuel de Falla, revenons sur les péripéties de l'enregistrement d'origine LP de Pierre Boulez du Tricorne avec la Philharmonie de New York, une captation de 1976 pour CBS. Je m'en veux de demander à Sonia de chercher une réédition indisponible chez des labels ou disquaires du web ayant pignon sur rue (pour Amazon, ce n'est plus la rue, c'est la planète). Sony Classical qui a racheté le fond CBS a bien réédité un temps ce disque complété par le concerto pour clavecin. Une série de rééditions comportant les cycles Ravel, Debussy, Stravinsky… certains les trouveront moins aseptisées que les gravures pour DG de l'époque numérique. Peu intégriste, j'apprécie les deux. Les prises de son et les pressages de l'époque vinyle sont exceptionnels. Il existe pour au moins 25 € une numérisation SACD par un label mystérieux, Dutton Epoc.

Depuis plus de cinquante ans, les expériences de quadriphonie ou autres techniques multicanales tentent de se concurrencer à travers une floppée de formats. Pour le cinéma, pourquoi pas ? Ça jette ! En "classique", le catalogue SACD a fait un flop. À facture égale pour acquérir une chaîne Hifi, la stéréophonie donne plus de satisfaction en termes de réalisme de l'espace sonore. Le service Hifi de Diapason avait fait l'expérience avec deux budgets identiques de 30 000 € (quand même, c'est une somme 😬) ; pour le SACD : un ampli d'enfer 5 canaux (Rotel je crois) et cinq enceintes B&W Nautilus 804. On ne met plus un pied dans le salon… Bof, d'après les ingénieurs du son, la séduction musicale de la solution stéréo prenait le pas largement.

Je peux affirmer que Le Tricorne LP CBS (état neuf) présente un espace sonore d'une largeur et d'une profondeur idéales, sans compter la précision des positionnements instrumentaux. En résumé, rien ne justifie l'acquisition de ce qui ne sera qu'un bricolage de "séries de Fourrier" peu favorable à la restitution naturelle des couleurs chamarrées de l'œuvre à l'orchestration pléthorique, et le mot est faible… Mais comme j'ajoute toujours : "chacun voit midi à sa porte"… Fin de cet aparté audiophile.

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Affiche de Picasso

Je regrettais lors d'une chronique récente consacrée à des airs de Purcell que nos amis anglais n'aient pas connu de compositeurs top-géniaux comme l'Autriche-Allemagne, l'Italie et la France (Bach-Beethoven, Verdi, Vivaldi, Debussy, Messiaen, etc.). Le prometteur Purcell était mort à 36 ans.

Et de l'autre côté des Pyrénées, la situation est assez similaire. Comme en Angleterre, plusieurs compositeurs à la frontière du XIXème et du XXème siècle ont apporté une culture musicale classique de bel intérêt nourrie de leur tradition dansante et colorée. L'Angleterre bénéficia pendant le baroque tardif de la longue carrière de Haendel. Il en est de même en Espagne avec Scarlatti qui y exercera ses talents pendants 37 ans, jusqu'à sa mort à Madrid en 1757. Il y aura plusieurs petits maîtres bien entendu, les plus célèbres étant Padre Soler (et son célèbre fandango pour clavecin entre autres, un catalogue à redécouvrir) ou encore Fernando Sor qui donnera ses lettres de noblesse à l'instrument national ibérique : la guitare !

Manuel María de los Dolores Clemente Ramón del Sagrado Corazón de Jesús Falla y Matheu 😊, mieux connu sous le nom de Manuel de Falla est né le 23 novembre 1876 à Cadix. Il rejoint ainsi un groupe marquant de musiciens comprenant Albeniz, Granados, Tárrega et plus tardivement Rodrigo (très populaire grâce à ses concertos dont celui pour guitare "Aranjuez"). Il étudie la musique dès l'âge de sept ans et sort diplômé du conservatoire de Madrid en 1904. Il se lie d'amitié avec le poète et dramaturge Federico García Lorca assassiné en 1936 par les franquistes et qui lui inspirera ses premières mélodies. De 1907 à 1914, il séjourne en France, Paul Dukas l'apprécie et l'aide à se perfectionner ; il fréquente Debussy, Ravel… C'est l'époque où les ballets russes révolutionnent le ballet. Il rencontre Stravinski et Diaghilev lors d'une tournée de ceux-ci en Espagne. La genèse de Le tricorne et L'amour sorcier date surement de cette époque.

Manuel de Falla est un bon pianiste mais moins virtuose que Albeniz, Granados ou Ricardo Viñes qui jouera ses premières compositions en concert avec plus d'assurance. Ricardo Viñes interpréta aussi les ouvrages d'une difficulté inouïe de Ravel (Gaspard de la nuit). 


Rideau de Picasso pour le Tricorne

En ce début du XXème siècle, Manuel de Falla voyage beaucoup pour partager la vie musicale en dehors de la péninsule ibérique. À partir de Paris, avant la déflagration mondiale, de 1911 à 1912, on le rencontre à Milan, Bruxelles, Londres… À Nice en 1913 puis Paris en 1914, on donne enfin son opéra La vie brève composé à la fin de ses études vers 1907 avant son départ pour la France. Paul Millet traduit le livret de l'Andalou en Français et Claude Debussy participe à l'adaptation. Cet opéra en un acte n'est plus très souvent proposé sur scène mais les mélomanes apprécient des extraits symphoniques.

Le catalogue de Manuel de Falla est assez mince tout comme sa physionomie. De frêle constitution et l'Espagne étant neutre pendant le conflit mondial, sa carrière n'en souffre pas, il n'est pas mobilisé.

Presque binational, Manuel de Falla composera essentiellement à Madrid puis à Grenade ses ouvrages les plus connus, les ballets L'amour Sorcier (1915), Le Tricorne (1917), un concerto pour piano de forme libre, Nuits dans les jardins d'Espagne (1921) et plus tard le Concerto pour clavecin et cinq instruments (1923-1926) dédié à Wanda Landowska. Dès lors sa production est quasi inexistante, l'opéra en catalan l'Atlantida, malgré vingt ans de travail ne sera jamais achevé.

En 1931, lors de la proclamation de la Seconde République espagnole, de Falla apprécie les possibles améliorations sociales de ce régime mais, profondément catholique, il s'insurge sur l'éventuelle séparation de l'Eglise et de l'État et surtout face aux pillages épouvantables, tombes profanées et tueries dans les lieux de culte et les couvents. Il s'en émeut auprès du président de la République, Niceto Alcalá Zamora, et de son ami Fernando de los Ríos, ministre de la Justice. C'est le début d'une crise mystique à tendance dépressive qui le conduit à interdire de jouer ses propres œuvres jugées par lui-même immorales ! En 1939, la guerre civile prend fin, de Falla logique avec sa pensée évangélique considère Franco comme un soudard. On l'exile en Argentine en prétextant la création d'un poste "bidon" : la direction de l'Institución Cultural Española de Buenos Aires. Il s'y adapte mais meurt loin de sa terre natale en 1946.

Il nous a légué environ 70 ouvrages : ballets, œuvres religieuses, pièces pour piano, musique de chambre.

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Josep Pons

Josep Pons dont nous écoutons l'excellente gravure du tricorne de 1996 est une figure incontournable de la direction d'orchestre espagnole. Un disque réalisé avec l'orchestre de Grenade qu'il dirige de 1994 à 2004.

Natif de Barcelone (en 1957) où il étudie son art, il reste hélas encore trop peu connu par rapport à ses confrères occidentaux très présents dans la presse spécialisée. On l'entend plus sur les médias comme Radio Classique. J'ai découvert avec enthousiasme ce maestro grâce à un CD de 2006 consacré à la musique de Nino Rota, avec un programme ne se limitant pas à la musique de film comme la Strada (le film de ma vie) ou Le guépard mais aussi à son concerto pour piano

Josep Pons a été directeur de l'orchestre national d'Espagne de 2003 à 2014. Il a créé un orchestre chambriste destiné à valoriser la musique du XXème siècle, entre autres. Les compositeurs phares interprétés par l'orchestre étant : de Falla, Frederic Mompou, Albéniz, Roberto Gerhard, Igor Stravinsky, Astor Piazzolla, et bien d'autres bien vivants à découvrir. Sa discographie consacrée à la musique symphonique espagnole, principalement pour le label Harmonia Mundi, s'impose comme une référence !

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Décor de Picasso pour le Tricorne

Le tricorne est le point d'orgue des bonnes relations que de Falla avait tissées avec les artistes les plus actifs travaillant pour les ballets russes dirigés par Serge Diaghilev au début du XXème siècle en France. Quelques exemples pour mémoire : Debussy (Prélude à l'après midi d'un faune, Jeux), Ravel (Daphnis et Chloé) et bien entendu Stravinski (L'oiseau de feu, Petrouchka, Le Sacre du printemps). N'oublions pas les décorateurs comme Picasso

Stravinski incite vigoureusement de Falla à apporter sa pierre à ce répertoire en composant un ballet mêlant folklore musical et danses populaires espagnoles. Pour les amis musiciens cités, l'Espagne est à la mode (Iberia de Debussy, L'Heure espagnole de Ravel).

Diaghilev et le chorégraphe Leonid Massine ont fait appel au danseur Félix Fernández García. Massine, Pablo Picasso et de Falla ont travaillé séparément sur le livret, la musique et la chorégraphie en 1916-1919. La création doit avoir lieu en 1919 à Londres. Hélas, de Falla doit rentrer à Grenade au chevet de sa mère mourante ! Ernest Ansermet assure la première, il sera au service de Diaghilev entre 1915 et 1923 pour toutes les créations. Il deviendra un ardent défenseur de l'œuvre.


La luxuriance de l'orchestration témoigne de l'influence des compositeurs modernistes fréquentés à Paris :

3 flûtes + piccolos I et II, 2 hautbois + 2 cors anglais, 2 clarinettes en la et si bémol, 2 bassons, 4 cors en fa, 3 trompettes en ut, 3 trombones, tuba. Percussions : timbales, castagnettes, triangle, cymbales, gong, xylophone, glockenspiel, cloche, tambour et grosse caisse. Piano, célesta, harpe, cordes. Mezzo-soprano soliste + voix mixtes et applaudissements pour l'ambiance festive…


Décor de Picasso pour le Tricorne

Farce, pastiche, opéra bouffe et vaudeville ridiculisant la petite bourgeoisie à la sauce Beaumarchais ; l'argument du Tricorne synthétise ce que Diaghilev cherchait à révolutionner, voire à enterrer : le ballet classique, même de grande qualité, mais inspiré trop fréquemment de contes, des drames de beaux princes et de belles princesses, des poupées et jouets magiques, des mélodrames qui firent les riches heures des scènes du XIXème siècle.

De Falla s'inspire d'une pièce assez mouvementée, mais facile à résumer car le compositeur organise son œuvre en 2 parties et 11 tableaux, soit 7 séquences associées à divers types de danse traditionnelle espagnole et 4 intermèdes symphoniques. Lors du spectacle chorégraphique, détailler toute l'affaire peut se justifier, l'écoute de la musique seule, pétulante, endiablée et suggestive, s'appuiera sur quelques repères essentiels : les protagonistes et le synopsis.

De Falla met en musique une pantomime de Gregorio Martínez Sierra El corregidor y la molinera (Le magistrat et la femme du meunier), adaptée du roman éponyme de Pedro Antonio de Alarcón de 1874.

En scène, trois personnages clés : un meunier et son épouse formant un couple très lié, fidèle et néanmoins farceur et un Corrégidor, le premier magistrat des villes sans gouverneur en Espagne, ici un homme fat, lubrique et corrompu… un brave type 😊. Des personnages annexes : villageois et soldats…


Costumes imaginés par Picasso

En quelques mots : le meunier et sa meunière coulent des jours paisibles. Ils tentent d'apprendre à lire l'heure à leur merle domestique (partie de flûtes délirante de drôlerie). Le Corrégidor vient à passer avec son épouse et ses gardes et revient sur ses pas pour séduire la meunière. Le couple n'en a cure et décide de ridiculiser le magistrat qui voulait faire le coquet pour éblouir la meunière, il danse fort mal et chute.

Humilié, il complote contre le Meunier pour le faire emprisonner. S'enchaînent des péripéties, des changements de vêtements symbole de changements de statut social, une évasion et des méprises… Après une rixe bon enfant, le Corrégidor est bringuebalé façon trampoline dans une couverture par les amis du jeune couple…

Tableau 1

1.   Introduction

2.   La tarde (L'après-midi)

3.   Danza de la molinera (Danse de la femme du meunier) (Fandango) — El corregidor & La molinera

4.   Las uvas (Les Raisins)

Tableau 2

5.   La noche (La nuit) : Danza de los vecinos (Danse des voisins) (Seguidillas)

6.   Allegretto

7.   Farruca (Danse du meunier)

8.   Las coplas del cuco (Les couplets du coucou) (Nocturno)

9.   Danza del corregidor (Danse du magistrat) (Minué)

10. Allegro

11. Danse finale (Jota)

À la lecture de ce découpage, on s'aperçoit que De Falla recourt à la musique folklorique andalouse traditionnelle qui accompagne les danses. Il se rapproche ainsi de la passion pour le "folk" de Dvořák ou de Bartók. Une mezzo-soprano (ici la chanteuse espagnole basque Itxaro Mentxaka au timbre léger bien en accord avec le rôle d'une jeune meunière) entonne deux chansons de type flamenco au caractère mélancolique. De Falla cite le thème du destin de la 5ème symphonie de Beethoven ! Est-ce un trait d'ironie ? Je vous laisse chercher dans quel passage 😊…


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La discographie du Tricorne est riche mais peu de publications semblent disponibles. La 3ème mouture d'Ansermet, le créateur du ballet, gravée pour DECCA en 1961, reste attachante et bénéficie de la voix de Teresa Berganza jeunette. À 78 ans, le grand chef n'a peut-être plus la fougue pour faire danser cette pantalonnade, ça manque de folie (DECCA – 5/6).

N'étant pas un spécialiste de cette œuvre, mais en toute logique, dénicher un exemplaire LP impeccable de l'interprétation de Pierre Boulez à New York serait cool pour les audiophiles ! (CBS – 6/6). Ah tiens Sonia, j'ai mis la main sur des exemplaires CD Sony Classical abordables, il fallait chercher à Dukas… logique avec le net. La péri, encore un ballet écrit pour Serge Diaghilev par le mentor de De Falla. C'est assez cohérent comme programme…


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