jeudi 29 septembre 2022

BEETHOVEN – Quatuor N°8 ("Rasumovsky N°2 opus 59) – Quatuor PRAŽÁK (2000) – par Claude Toon


- Avant de débarquer dans ton bureau Claude, j'ai potassé les trois quatuors dits Rasumovsky ; les musiciens râlaient lors de la création, les trouvant injouables ? T'en penses quoi ?
- Beethoven avec son ton ronchon (enfin je suppose, je n'y étais pas…) rétorqua qu'il écrivait pour le futur par pour leurs cordes… Difficile et novateur, ben oui, donc les interprètes doivent se surpasser… En 1806 Beethoven ne compose plus pour égayer les soirées mondaines…
- Mouais, sinon sans modernisme on avance pas, les hommes des cavernes seraient encore dans leurs cavernes et nous avec…
- Tiens tu la connais celle-là Sonia, je l'adore surtout quand je constate le progressisme mollasson de trop de mes contemporains…
- Le quatuor Pražák a été choisi à bon escient je pense…
- Oui, il y a des dizaines de belles versions, ce quatuor jamais invité dans le blog démontre un grand investissement… Je ne pense pas qu'il y ait le disque idéal comme on le verra dans la discographie complémentaire…


Prince Carl Lichnowsky 

La musique de Beethoven - notamment dans les symphonies et les quatuors, ses deux "dadas" - est d'une telle richesse qu'elle offre une possibilité de renouvellement sans fin aux interprètes dans leurs conceptions. Encore faut-il que ceux-ci y assument une certaine cohérence. Je visite toujours des sites ou des revues ayant risqué le difficile exercice des écoutes en aveugle et des classements plus ou moins subjectifs. France musique avait placé ce disque du Quatuor Pražák en seconde position dans une sélection de six versions datant de moins de quarante ans. Quant à la revue Diapason, il la mentionnait comme excellente, mais conservait trois autres disques dans leur palmarès final, ayant pris le parti comme toujours de commenter toutes les gravures depuis la nuit des temps. Et comme c'est moi qui écrit le papier et qui aime un Beethoven bien vivant, j'impose ce choix de l'écoute du quatuor tchèque. Na ! 😊.

1806 : une année charnière dans la vie de Ludwig van. Un an auparavant, la création de la 3ème symphonie "héroïque" a marqué le tournant définitif de l'âge classique vers le romantisme. Épique et dramatique, la symphonie s'étend sur trois quart d'heure et même si l'orchestre reste celui de Haydn et de ses deux premières symphonies, le pathétisme de la marche funèbre change à tout jamais l'histoire de la musique, l'introduction de l'expression des sentiments et réflexions bonhommes ou tragiques dans les œuvres. Une transition déjà perceptible dans les derniers concertos pour piano de Mozart et les premiers de Beethoven (concertos 1 à 3).

Malgré l'échec de son unique opéra Fidelio, Beethoven a enfin réussi à s'imposer comme artiste libre de tout mécène. Son principal soutien, le prince Carl Lichnowsky l'avait menacé de le jeter en prison s'il refusait de jouer du piano pour un public d'officiers napoléoniens… Lichnowsky apprendra que l'on n'impose rien dans le domaine artistique à l'ombrageux Beethoven, qui juge que Napoléon a trahi l'idéal révolutionnaire en se sacrant lui-même empereur. Ils se séparent irréconciliables, fin du mécénat et sans doute d'une amitié, Lichnowsky se passionnait pour la musique et suivait les cours de Czerny.

Beethoven ose tout et écrit "Prince, ce que vous êtes, vous l’êtes par le hasard de la naissance. Ce que je suis, je le suis par moi. Des princes, il y en a eu et il y en aura encore des milliers. Il n’y a qu’un Beethoven." Aller trouver un job auprès de l'aristocratie autrichienne après ça vous ! 😊


Andreas Razumovsky (1752-1836)
XXXXXX

Même privé de rente, le compositeur arrive à survivre. Les tourments (le mot est faible) de la surdité apparue en 1802 s'aggravant, le pianiste virtuose ne peut guère donner de nouveaux concerts qui firent sa réputation. Néanmoins les tendances suicidaires exprimées dans le célèbre testament de Heiligenstadt écrit lors des prémices du pire handicap pour un compositeur, et jamais envoyé (sans doute destiné à son frère) appartiennent au passé. Beethoven ne peut plus fasciner son public avec son piano forte, instrument dont la qualité et la technique ne cessent de progresser… peu importe, il composera avec acharnement pour les autres, l'homme déjà plus que talentueux deviendra génial. 1806 sera l'année la plus féconde de sa carrière, citons :  concerto pour piano n° 4, trois quatuors à cordes no 7, no 8 et no 9 dédiés au comte Andreï Razoumovski, la 4ème Symphonie et le concerto pour violon. Bigre !!!

Sur trois années, Beethoven ne cesse de composer en toute liberté avec la fougue et l'intensité émotionnelle qui sera sa signature artistique. Le point d'orgue de cette période a lieu lors du concert donné par Beethoven le 22 décembre 1808. Y sont créés : la 5ème symphonie, la 6ème symphonie "pastorale", le 4ème concerto pour piano, la fantaisie chorale pour piano et orchestre et deux hymnes de la Messe en ut majeur… La date la plus marquante du tournant définitif vers le romantisme (Wagner, Liszt, Berlioz et d'autres) qui se prolongera au XXème siècle par le postromantisme (Mahler, Richard Strauss…).

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En 1792, Beethoven n'était pas le seul à emménager à Vienne. Le prince russe Andreï Razoumovski était nommé ambassadeur du tsar de Russie auprès des Habsbourg. Il a quarante ans, et Beethoven vingt-deux. Diplomate, mais aussi cultivé et éclairé, violoniste amateur de talent et mécène généreux, il commande un trio de quatuors à Ludwig Van (amusant le terme : un trio de quatuors). Il devient le protecteur du quatuor de Ignaz Schuppanzigh, violoniste virtuose et chef d'orchestre. Sans doute le premier quatuor professionnel de l'histoire, seul capable de relever le défi des difficultés techniques inouïes imaginées par Beethoven.


Ignaz Schuppanzigh

À ce sujet Schuppanzigh s'opposera parfois à Beethoven qui, toujours aussi modeste, lui répondra :" Pensez-vous que je pense à votre misérable violon lorsque la muse s'empare de moi ?". Schuppanzigh s'en amusera – peut-être vexé et levant les yeux au ciel - car il restera un allié (plutôt) qu'un ami, créant presque tous les quatuors du maître viennois qui était a priori un homme désagréable. La surdité n'excuse pas tout. Beethoven écrira un court mais féroce pamphlet pour railler l'obésité morbide qui emportera le violoniste à 53 ans ! Schuppanzigh créera aussi le quatuor "Rosamunde" de Schubert et tiendra la place de violon solo lors des premières de la 9ème symphonie et de la Missa Solemnis… Son violon Guarnerius a appartenu à Christian Ferras, pour la petite histoire. Et oui, Hillary Hahn a eu des ancêtres qui ont ouvert la voie des virtuoses de l'archet et des quatuors… 


Beethoven n'est pas un novice dans la composition de quatuors. Dès son arrivée à Vienne, il se perfectionne auprès de Mozart et de Haydn qui ont commencé à donner à cet ensemble de quatre cordes un répertoire éloigné des divertissements. Entre 1798 et 1801, il en compose une série de six réunis et publiés en 1802 dans un opus unique, le N°18. L'ensemble prolonge par son style et la durée des mouvements le climat serein, parfois ludique du patrimoine laissé par ses illustres mentors. Certains, comme le N° 6 (adagio ma non troppo et le final), préfigurent le climat mélancolique voire anxiogène vs tempétueux qui caractérisera le romantisme.

Cette commande de Razoumovski, n'imposant aucune limite technique et expressive va permettre à Beethoven de transgresser complètement la technique et l'inspiration héritées de l'époque classique. Les trois quatuors s'approprient une dimension symphonique. La tessiture des instruments atteint la largeur optimale, soit plus de quatre octaves, quant au violoncelle, il devient soliste et non un héritier du continuo. Le langage acquiert mélancolie et violence… Les trois quatuors justifient chacun une chronique, commençons par le 8ème en mi mineur, 2ème de l'opus 59.

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Le quatuor Pražák en 2000

En 1974, étudiants au Conservatoire de Prague, Václav Remeš, Vlastimil Holek, Josef Klusoň et Josef Pražák créent leur propre formation. À la fin de leur cursus, en 1978, le quatuor Pražák, du nom du violoncelliste qui doit mener la jeune équipe est né. Le groupe se perfectionne auprès de Antonín Kohout, violoncelliste du quatuor Smetana, avec Walter Levin, leader du quatuor LaSalle. Ils ont par la suite travaillé avec le quatuor Vlach. Les récompenses dans les concours sont déjà au rendez-vous. Comme souvent, le quatuor connaîtra des changements de personnalités, notamment Josef Pražák qui doit céder sa place très tôt à Michal Kaňka pour raison de santé. Il y aura d'autres remplacements et à ma connaissance, il est toujours en activité, Pavel Jonáš Krejčí est le violoncelliste depuis 2021. Presque un demi-siècle…

Leur répertoire est le plus étendu imaginable, de Mozart et Haydn, les fondateurs du genre, jusqu'à Pascal Dusapin dont les Pražák ont créé le Quatuor à cordes  4 en 1997. Le disque du jour date de 2000 et présente les trois quatuors de l'opus 59 avec, pour une fois, un livret en français très passionnant et qui, je dois l'avouer, m'aide dans ma rédaction. Une intégrale Beethoven a été gravée en 2005. (En 2000 les membres actifs sont : Václav Remeš, Vlastimil Holek, Josef Klusoň - altiste inchangé depuis 1974 ! donc septuagénaire, comme moi 😊 -, Michal Kaňka.

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Beethoven en 1806

Libre de toute contrainte en matière stylistique de la part de son commanditaire et bouillonnant de faire exploser l'académisme, Beethoven ne se donne aucune limite au niveau technique de jeu que les musiciens devront dépasser et pour l'intensité des émotions exprimées par l'emportement mélodique. Pour beaucoup, la provocation va trop loin. Tant lors des répétitions qu'après la création, Beethoven se heurte à une bronca !!

Les critiques se déchaînent : "une mauvaise farce d'un toqué… une musique de cinglé" ou encore "ils ne sont pas compréhensibles". Il faut bien admettre que Ludwig van a chaussé les bottes de sept lieux pour bondir vers des difficultés solfégiques inouïes entre l'opus 18 et l'opus 59, soit en à peine cinq ans. Il en est conscient. Ainsi, il répondra au violoniste et compositeur Felice Radicati, défenseur du quatuor à l'talienne en opposition au style viennois, scandalisé par de telles audaces d'écriture : "Ce n'est pas pour vous ! C'est pour les temps à venir !".

C'est dire si j'appréhende mon commentaire. Rien que survoler la partition fait peur en comparaison de celle du somptueux quatuor "les dissonances" de Mozart (Clic).


1 - Allegro en mi mineur {playlist 1} : Ah Beethoven et ses intros qui vous prennent à bras le corps : pam pam pam paaaam !!! Début foudroyant et immortel de la 5ème symphonie en cours de composition en 1806. Beethoven récidive pour son quatuor N°8 ! Deux accords f violents jaillissent des quatre protagonistes puis deux arpèges pp fredonnés par le violon solo, montant en croches, descendants en double croches. Plus surprenant, les quatre éléments sont séparés par des silences puis des pauses. Difficile de discerner les intentions émotionnelles, les syncopes agissant comme des énigmes, celles d'un dédale musical où l'esprit hésite… Premier thème énigmatique qui s'affirmera dans un développement tempétueux et mélancolique, mi mineur oblige. Le second thème énoncé à l'alto ne change guère le climat passionné. 

Le quatuor Muller fidèle à Beethoven au XIXème

J'hésite à parler de forme sonate rigoureuse. De violentes scansions s'opposent à des échanges plus sensuels. Beethoven invente réellement un nouveau monde, un climat musical mystérieux et épique qui ne peut nier l'héritage de l'héroïsme de la 3ème symphonie. Complexité et puissance se conjuguent de manière provocante. [4:19] Beethoven nous entraîne dans un passage central molto adagio brumeux et chagrin. Le génie de l'homme réside sur cette capacité d'explorer les plus vaillants et variés développements à partir d'une thématique marquante mais simple et abordable. 

[8:18] La coda se présente telle une marche sans espoir se concluant par une longue mélodie à la tessiture si large qu'elle commence aux violons, se prolongeant à l'alto et finissant par la gravité du violoncelle. On pensera à un épuisement…

Les récriminations des instrumentistes confrontés à un tel drastique enchaînement de croches trouvent ici une justification fondée à l'époque. L'inscription des quatuors Razoumovski au répertoire incontournable ne s'imposera que dans les années 1920 grâce au quatuor Capet.


Nuit étoilée de Wenzel Hablik

2 - Molto adagio con molto sentimento en mi majeur {playlist 2} : Czerny parlait de "musique des sphères". Cet adagio tire les larmes ; désolé pour une telle banalité, mais je cherche des mots innovants qui ne viennent pas. Nous parlerons d'une complainte combinant en introduction deux thèmes : un premier thème langoureux à l'unisson, donc d'une richesse de timbres rares, un second thème plus animé est joué par le violon solo (les croches et doubles croches ont remplacé les blanches). On pense à la spiritualité d'un choral. [2:44] premier développement avec le violoncelle en vedette et une rythmique plus affirmée. [4:00] reprise avec de tendres trilles au violon. Toute cette partie n'est que pulsation mettant en jeu un espace sonore immense et métaphysique. Une intemporalité entrecoupée de quelques tuttis rageurs. "Musique des sphères", c'est vraiment le mot. Plus de 13 minutes, à l'immensité cosmique s'ajoute l'éternité sans l'ennui.

 

3 - Allegretto en mi mineur {playlist 3} : L'adagio reflétait un esprit de religiosité, il est toujours délicat de parler de prière chez l'agnostique Beethoven. Le contraste est donc pour le moins saisissant avec le chaotique allegretto qui échappe aux règles du scherzo. Se succèdent des traits déchirants, des syncopes, un microscopique trio qui n'apporte aucune nouveauté thématique dans cette furie orgiaque. C'est d'ailleurs ce mouvement d'allant cartoonesque qui choquera le plus, ne serait-ce que par sa coda précipitée jusqu'à la folie. Il existe des thèmes russes en hommage à Razoumovski dans cette frénésie que l'on peut entendre dans Boris Godounov de Moussorgski.

 

4 – Finale : Presto en mi mineur {playlist 4} : L'allegretto aurait-il donné des ailes au finale tout aussi frénétique, aux accents populaires et festifs ? C'est possible, et je vous laisse juger… 


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Les animateurs de France Musique m'ont amusé. J'ai écouté l'émission en replay, donc à chacun des extraits écoutés, je savais quel ensemble concourait et aller attirer des remarques acides des critiques : tempos, articulations, timbres, prises de son et patati et patata, rien n'allait. À croire que le réalisateur avait retenu un florilège des gravures ratées datant de moins de quarante ans 😊. Pourtant que du beau monde, Les Berg, Emerson, etc., ils ont fini par en rigoler eux-mêmes quand les noms étaient révélés… Cela montre à quel point Beethoven avait placé la barre à une hauteur vertigineuses. (Émission)

Une œuvre comme le quatuor N°8 trouvera-t-il un jour sa version idéale ? Sans doute pas, mais le palmarès était pertinent. Après cette version pleine de feu du quatuor Pražák (prononcer prajak) classé 2-3ème, il sera passionnant d'écouter (deezer, médiathèque, etc. voir un achat pour les fortunés qui ont des étagères à rallonge) :

-      Le testament de l'année 1950 du Quator Végh (proche de la perfection, Intense média), un adagio d'un mysticisme inégalé et le rare allegretto vraiment joué allegretto !

-      Celui du quatuor Talich en 1980 (Calliope)

-      La virevoltante interprétation du quatuor Hagen, la plus récente, captée en 2011 (Myrios classics)





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