vendredi 1 juillet 2022

ELVIS de Baz Luhrmann (2022) par Luc B.


Avec l'australien Baz Luhrmann aux manettes (le film a été tourné là bas, où Tom Hanks avait chopé le covid !) il ne fallait pas s’attendre à un drame intimiste filmé en N&B et 16 mm. Dès les premières secondes le spectateur est propulsé dans un grand manège frénétique, montage heurté, travellings supersoniques, effets visuels, transitions audacieuses (l'iris de l'oeil devient une roulette de casino !) imagerie baroque, flashy et clinquante, même le logo Warner Bros est serti de strass. Une profusion d’images qui donne le vertige, comme voir sa vie résumée en deux secondes avant le trépas, et justement, commentées par un vieillard au seuil de la mort, qui traîne sa perfusion dans les couloirs d’un casino hanté… Le colonel Tom Parker.

Tom Parker, le manager d'Elvis Presley, est donc le narrateur du film (bonne idée, fallait oser mettre le méchant en exergue) qui nous prend à témoin : « Ai-je créé ou détruit Elvis ? ». Pourquoi ce démarrage en trombe genre foire du trône ? Car Tom Parker était un producteur de spectacle, un forain. Le contrat moral entre les deux hommes est d’ailleurs situé entre un palais des glaces aux miroirs trompeurs et au sommet d'une grande roue, entre femme à barbe et cracheurs de feu. 

Tom Parker aime le mot « entourloupe ». Au sens prestidigitation, mais aussi escroquerie. 25% au départ, puis 50% des bénéfices allaient dans sa poche, il lui a racheté plus tard les droits sur son catalogue. 

Le single « That’s alright mama » qu'un gamin de sa troupe est fier de lui faire écouter ne l'impressionne pas : « De la musique noire, ça ne marchera jamais, le public n'achète pas  ça » ; « Bah oui mais le mec est un blanc...». Et se maquille les yeux, porte des fringues rose, et pourtant affole les filles. Voilà le genre d’entourloupe que Parker affectionne, qui flaire le coup, anticipe le scandale dans une Amérique ségrégationniste et puritaine. 

Ce genre de projet est rarement exhaustif. Le premier montage faisait 4 heures. Véto des studios. Le réalisateur tranche dans le gras, d’où certains raccourcis et cette narration survoltée. Beaucoup de choses sont dites (rapport à la religion, à sa mère, aux arts martiaux, aux armes, à la musique) mais trop vite suggérées faute de temps pour développer. Évidemment le film est à la gloire de... mais reste aussi lucide sur ce héros novateur devenu un pantin has-been 10 plus tard. La scène sur les collines d'Hollywood le montrera. 

Sur l’enfance de Presley, (quid de la chorale pentecôtiste et des années à jouer et chanter dans les bars ?) il n'y aura qu'une scène où le gamin reluque une femme noire se trémousser dans un jukejoint, puis assiste à un prêche survolté sous une tente. Dans les deux cas la même ferveur, la même transe. Le gamin est touché par la grâce (la scène est outrée), il a trouvé sa voie (et sa voix) ou plutôt, le Seigneur l’a trouvée pour lui. Sa mère lui dira, quand la télé le censurera : « C’est à dieu que tu dois ce don, ça ne peut pas être immoral ». Bien qu’un peu simpliste, ce moment montre deux choses, la place de la religion chez les Presley, et le rappel que le rhythm’n’blues nait de la combinaison entre le blues mécréant et le gospel religieux (voir le film RAY), à quoi Elvis Presley rajoutera la country blanche pour créer le Rock’n’roll.

Le film met en avant cette connexion entre Presley et la musique Noire, tout simplement parce que les parents Presley habitaient le quartier Noir de Tupelo, aux loyers plus abordables. Plus tard à Memphis, Elvis traînera sur Beale Street, croisera Arthur Crudup (joué par le guitariste Gary Clark Jr) et surtout BB King dont il envie la garde-robe et le bus de tournée à son nom. C'est BB qui l'emmène voir le turbulent Little Richard. On croise aussi Big Mama Thornton, Mahalia Jackson, Sister Rosetta Tharpe. Lors d’une conférence de presse, il pointe du doigt Fats Domino en rectifiant : « C’est lui le roi du Rock ».  

Par contre, et c’est une impasse malheureuse, le rôle de Sam Philips du label Sun Records est à peine évoqué. Car c'est en juillet 53 que Presley enregistre son premier acétate pour l'anniversaire de sa mère et entre dans l'écurie Sun, au même titre que Johnny Cash, Carl Perkins, Jerry Lee Lewis ou Roy Orbison. Pas un mot du Millions Dollars Quartet ! (à moins que cela soit dû à un problème d'ayants-droits, ce qui dans ce genre film ne serait pas étonnant). De Sam Philips on ne verra qu'une silhouette lorsque RCA rachète le contrat de Presley. Dommage de ne pas restituer cette fameuse séance du 5 juillet 1954, où Presley après une nuit infructueuse empoigne sa guitare pour reprendre le blues « That’s alright mama ».

Le film se focalise sur la période 1955-59, les tournées avec le chanteur country Hank Snow, l’ascension de Presley qui passe d'attraction à vedette du show. Puis les passages télé qui scandalisent les bonnes familles. On assiste aux préparatifs du show télé de Steve AllenPresley est contraint de chanter « Hound Dog » en smoking, avec un chien comme partenaire. C’est le nouvel Elvis ripoliné par Tom Parker. Presley encaisse, mais se vengera lors d’un concert de charité (à Jacksonville ?) où il se déchaînera comme un diable sur « Trouble » et son refrain lancé à la face du monde « Well I'm evil, so don’t you mess around with me ». La police met fin aux hostilités. 

Les prestations scéniques sont fabuleusement reconstituées, les chansons ne sont pas tronquées, le film déborde réellement de musique. Les titres sont pour moitié interprétés par l’acteur Austin Butler (et je dis : respect) ou issues des bandes originales, dont le son est boosté - voyez MOULIN ROUGE (2001) - mais l’esprit conservé, c'est ce qui compte. Baz Luhrmann égraine son film de musiques plus contemporaines, y compris du rap. Très bonne idée, en split-screen, de juxtaposer l’évolution du « That’s alright mama » de Crudup / Elvis 55 / Elvis 1970.

La sanction est immédiate : deux ans de service militaire en Allemagne. Tom Parker rassurera les investisseurs « A son retour, il sera redevenu un bon p'tit américain ». Le retour en 1960 et la période cinéma est vite évacuée, Baz Luhrmann opte pour un style très clipesque, drôle, comme des bulles de Comics. Il est étonnant qu’on ne fasse jamais mention des enregistrements des disques (le «Elvis is back!» en 60 est un très bon cru), la manière dont il s’appropriait les standards ou les compositions du duo Jerry Leiber et Mike Stoller. Aucune scène en studio. Les fabuleux enregistrements de Stax ? Connait pas.

La seconde période concerne l’émission de Noël 1968, le Comeback Spécial à l’origine sponsorisée par les machines à coudre Singer, le colonel Parker ayant négocié que son poulain interpréterait des chants de Noël en pull bonhomme de neige ! Presley est musicalement au fond du trou, et rencontre clandestinement le producteur Steve Binder, célèbre pour avoir créé le TAMI Show en 1965, réunissant notamment James Brown et les Rolling Stones. Jolie scène sous les lettres délabrées HOLLYWOOD d'où on voit l'observatoire de Los Angeles où a été tourné LA FUREUR DE VIVRE avec James Dean, son idole. Moment presque nostalgique où Presley regrette la frénésie de ses débuts et envie la jeunesse des Beatles, Stones, Led Zep qui déferlent d'Angleterre.  

Binder et Presley vont chambouler tout le gentil programme de Noël pour le résultat que l’on sait, un formidable retour aux sources avec ses musiciens d’origine, le guitariste Scotty Moore et le batteur DJ Fontana (le contrebassiste Bill Black était décédé). La reconstitution est incroyable. Un petit choc chronologique (!) fait intervenir l’assassinat de Robert Kennedy en plein tournage du show, expliquant la composition en une nuit de « If I can dream » orné de chorale gospel et danseurs hippies au grand dam des pontes de Singer. « Tu n’es pas là pour parler politique ou religion » lui assène Parker. « Ce que je n’ai pas le droit de dire, je peux le chanter » rétorque Presley.

Le troisième focus est la période à Las Vegas. Remis en selle, Presley souhaite partir en tournée avec sa nouvelle équipe de managers. Mais l’entourloupeur Tom Parker manigance en coulisse. Il ne veut pas lâcher sa poule aux œufs d’or. Une tournée mondiale ? Pourquoi pas, mais il faut la financer. Parker propose six semaines à l’hôtel International de Vegas, tous frais payés. Mais il scelle en réalité un pacte avec les propriétaires de l’hôtel. La scène est très réussie, avec un Presley heureux sur scène, en dans l'ombre de la salle, Parker griffonnant sur une nappe les termes financiers : « Cela fait donc 1 million de dollars par an. Pour lui. Maintenant parlons de ce que moi, je vais gagner ! ».

Tom Parker va y gagner l’absolution. Joueur invétéré, criblé de dettes, interdit de casino, il aura désormais crédit illimité à condition que son chanteur se produise en exclusivité à l’International. Elvis Presley y restera 7 ans. La tournée est sans cesse reportée, l’argument sécuritaire prévaut vu la récente actualité : Martin Luther King, Bobby Kennedy, le drame d’Altamont, Charles Manson. Mais il y a une autre raison.

Le colonel Tom Parker n’est pas plus colonel qu’il ne s’appelle Parker, il n’est même pas américain. Il n’a ni passeport ni aucune existence légale aux USA. Il lui est impossible de passer une frontière. Cette rumeur qui lui revient aux oreilles, Presley va la cracher rageusement devant le public médusé de l’International. Le colonel est viré. Je ne sais pas si l’anecdote est réelle. C’est l’époque où Presley se bourre de barbiturique, au bout du rouleau. Scène terrible dans les coulisses avant le concert, Presley s’écroule, on appelle le bon docteur Nick, le roi des pilules de toutes les couleurs et des piquouses qui font du bien. Mais c’est Vernon Presley (le père) contractuellement directeur général de Presley Entreprise qui autorise l’acharnement médical.

Sur la fin, le film perd de ses couleurs, l’image est plus sombre, une scène de grande solitude sur un tarmac. Presley vire parano, collectionne les flingues, se sépare de sa femme, évite la banqueroute en reprenant contact avec le colonel et renouant avec les concerts lucratifs. Jusqu’à l’épuisement, à 42 ans. Quel gâchis...

Bon alors, il s’en sort comment Austin Butler, comédien-enfant qui a débuté chez Disney Channel ? Si la ressemblance physique n’est pas saisissante (mais on s’en fout un peu) le mimétisme est parfois étonnant. Un regard, un sourire, une démarche, mais surtout la voix. La performance est bluffante. Mais comme Baz Luhrmann réalise à la mitraillette, pas un plan de plus de 10 secondes, comment se rendre compte du réel talent de comédien ? Je pense que Butler ne rend pas assez l'aspect sombre/voyou/canaille qui selon moi caractérise le personnage. Tom Hanks lui, toujours impeccable, campe avec délectation un colonel Parker malicieux, goguenard, crapule, double menton en silicone et cheveux rares.  

Centrer le film sur les relations Parker/Presley est un bon angle, comme faire du colonel le narrateur, et finalement presque le héros du film. Il aurait fallu rééquilibrer le montage, la période Vegas (parfois redondante) prend un peu trop de place au détriment des années Sun Records. Et profiter de ces 2h40 pour affiner les caractères, creuser la psychologie. Mais si Luhrmann était Eric Rohmer, ça se saurait.   

Baz Luhrmann est fidèle à son style visuel (bien que plus sobre ici, si si !) son film est à l’image du personnage qu’il décrit, démesuré, chatoyant, dégoulinant de testostérone autant que d’épaisse crème chantilly.

*************

En 1979, John Carpenter avait réalisé pour la télé « Le Roman d'Elvis » avec Kurt Russell dans le rôle titre. J'en avais vu une version raccourcie pour l'Europe, dans mon souvenir, pas mal du tout. Il est tout de même étonnant qu'aucun autre réalisateur se soit penché sur ce phénomène.

couleur  -  2h39  -  scope 1:2.39

 

7 commentaires:

  1. Pur plaisir de lire cette chronique, mais je suis encore plus sceptique quant à mon envie d'aller voir le film.
    D'ici à ce que je me décide, il devrait avoir quitté l'affiche, comme souvent ))))

    RépondreSupprimer
  2. A quand un biopic sur Chuck Berry ? Le seul et unique roi du rock !

    RépondreSupprimer
  3. Juste pour info, il y a eu une mini série "Elvis: une étoile est née" avec Jonathan Rhys Meyer (tout à fait convaincant dans le rôle). C'était en 2005 je crois...

    RépondreSupprimer
  4. Tout à fait, il y a cette série, mais que je n'ai pas vu, le choix de Jonathan Rhys Meyer était d'ailleurs très pertinent. Chuck Berry est évidemment l'inventeur du riff ultime rock'n'roll, il a créé un nombre incalculable de classiques. J'ai tendance à le classer (car en France on aime les cases !) davantage dans le blues. Et l'aura du personnage sur son époque n'est pas le même... Le point commun de tous les groupes des années 60's c'est la révélation, le choc, d'avoir vu Presley à la télé, ça a été le déclencheur d'une ribambelle de vocations !

    RépondreSupprimer
  5. Comme j'ai pas vu l'Aldrich dont tu causes dernièrement, un mot sur celui-ci qui passe sur canal ces jours-ci ...

    J'ai trouvé le début extraordinaire et vers la fin j'ai trouvé le temps bien long ...
    Bon, le Baz il est un peu fâché avec l'Histoire, ou du moins il sait pas discerner l'essentiel du futile ... La période Sun est zappée, le retour d'Allemagne, toutes ses BO de films aussi, la période Memphis à la fin des 60's aussi, ... ça fait beaucoup ... Bon, après, c'est un film, pas un documentaire historique. Et il a du y avoir de sacrées discussions d'avocats (ceux de Priscilla, la période Sun, les disques avec les types de Stax, ...). Ce qui doit expliquer qu'au lieu du Million Dollar quartet, on a la jam avec BB King, Petit Richard, et Rosetta Tharpe, dont les circonstances et l'authenticité me semblent pas avérées ... dans le même ordre d'idées, on comprend qu'il y ait pas la rencontre avec les Beatles à graceland (en 64? je sais plus) ou le King aurait initié les petits british au cannabis, la virée nocturne complètement défoncé à la Maison-Blanche pour se faire adouber shériff anti-drogue fédéral par Nixon lui-même, son prof de karaté-garde du corps-pourvoyeur de pilules de toutes les couleurs- (et amant de Priscilla) ... y'en aurait eu des scènes déjantées à tourner ....

    Au final, c'est trop long (la préparation du NBC Special, l'International Hotel, Vegas, ...), et bizarrement un des films les plus sobres de Luhrmann, loin de la folie furieuse visuelle de Moulin Rouge qui reste sa masterpiece ... Pourtant, avec Elvis et toute sa démesure, y'avait de quoi faire ...

    RépondreSupprimer
  6. Nous sommes raccords. Notamment sur la période Sun, et en général sur le manque de scène en studio pour l'enregistrement des disques (et évidemment celui de Stax). La Priscilla ayant donné de sa personne pour la promo, a adoubé le film, elle était forcément partie prenante. Donc je dirai que c'est un problème de droit des labels ou des éditeurs, ou simplement un choix de montage pour éviter un truc de quatre heures. Mais les années parano avec flingue en argent et sacs de pilules sont évoquées sans fard. J'avais vu le film avec ma fille (faut bien éduquer les jeunes) qui ne savait même pas situer le bonhomme dans le temps (les 50's pour eux c'est la préhistoire), connaissait trois ou quatre chansons, et qui a été plutôt séduite.

    J'ai maté "Athéna" sur Netflix... Mis à part quelques plans séquences (merci les transitions numériques) bien foutus mais limite m'as-tu vu, le scénario est un peu minimaliste, pas toujours très cohérent, mais surtout, ça hurle sans arrêt, c'est insupportable.
    (LucB.)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Athena, bof ... un tapage médiatique surfait, un peu comme les types de la bande au fils gavras, tous les koutrajmé ...
      La recherche de la crédibilité de la rue, les dalles de banlieue comme centre du monde, la révolution qui viendrait des cités ... Athena, ça mélange de la dystopie et de la tragédie grecque, l'exercice de style se tiendrait, si la dernière scène venait pas tout gâcher. Avait-il besoin de montrer que ce sont des fafs déguisés en flics qui ont buté le gosse ? Pour se donner bonne conscience de gauche ? J'ai trouvé ça assez lourdaud ...
      Dans le genre jeunes de banlieue, j'ai revu ces jours-ci Shéhérazade, et je trouve que c'est très excellent (un inconnu au scénario et à la réalisation, un casting d'amateurs qui crèvent l'écran, évidemment un budget de misère, et pourtant au final une histoire qui fait "vrai")

      Supprimer