lundi 22 avril 2019

LE VOLEUR DE BICYCLETTE de Vittorio De Sica (1948) – par Claude Toon



Le marché aux vélos et un déluge en prime
Woody Allen pense que Le Voleur de Bicyclette est le meilleur film jamais tourné. D'autres classent ce film dans le top du septième art. Je ne suis pas un adepte inconditionnel des classements. Cela dit, ce film fait partie de ceux (rares) qui me donnent à la fois la larme à l'œil et la rage, comme si les personnages étaient des proches. Oui, une infinie tristesse qu'aucune fiction ne peut véritablement provoquer et la rage face à l'injustice montrée avec tant de véracité ; l'adversité colle à la peau d'hommes et de femmes de condition modeste qui, à l'évidence, n'échapperont jamais à la malédiction de la pauvreté malgré leurs efforts pour vivre et non survivre, socialement parlant, dans une société brutale et égoïste. Le Voleur de Bicyclette ne prétend aucunement au statut de pamphlet politique tels ceux qui feront le succès du cinéma italien des années 60-70. Le cinéaste montre avec sincérité l'homme dans son authenticité quotidienne, y compris englué dans ses contradictions, un regard généreux mais dénué de commisération.
Vittorio De Sica et d'autres réalisateurs (Rossellini, Fellini) seront les fondateurs du cinéma néoréaliste italien dans l'après-guerre, les témoins de la misère collective sans issue frappant la classe populaire dans des pays ravagés. Nations meurtries qui tentent de reprendre pied dans le chaos des ruines économiques et morales laissées par la chute du Fascisme ou du Nazisme. Trois films mettant en scène des enfants m'ont bouleversé dès la première projection au plus profond de ma sensibilité : Le voleur de Bicyclette, Allemagne année zéro (Rossellini, l'errance terrifiante d'un gamin paumé et manipulé par un ancien nazi dans les décombres d'un Berlin éventré) et la Strada (Fellini, chef-d'œuvre dans lequel Gesolmina affiche le visage résigné et ingénu d'une femme-enfant "vendue" par sa mère puis ballotée sur les routes par un forain brutal car lui-même désenchanté).
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Maria et Antonio et... la bicyclette
Le scénario de Le Voleur de Bicyclette épouse sans détour la trame familière au néoréalisme : linéarité du récit tragique d'une courte tranche de vie, un synopsis aux intentions documentaires et sociologiques, la fatalité et le drame constituant les ressorts narratifs. L'histoire offre un léger suspens (vélo retrouvé ou pas ?), mais Vittorio De Sica filme en priorité le comportement des protagonistes face à l'adversité.
Le premier plan séquence évoque à lui-seul l'Italie qui tente d'émerger de vingt ans de fascisme et de l'alliance diabolique avec le voisin hitlérien qui a réduit l'Europe en cendres, dans les villes et les âmes. Même en refusant un siège contre les armées alliées en se déclarant ville ouverte, Rome est quand même aux abois. Des terrains vagues (identiques à ceux de Miracle à Milan, conte social enchanteur également de De Sica), entourent des bâtiments reconstruits à la hâte. Depuis un escalier un homme appelle un à un quelques chômeurs heureux gagnants à la loterie du boulot, même provisoire ou ingrat (2 jours pour un manœuvre). Plus de demandeurs que d'élus… "On va essayer de tous vous caser". Antonio Ricci ne s'entend même pas appeler, assis plus loin, sans doute désabusé de venir chaque jour en vain… Il a obtenu un travail de colleur d'affiche. Il doit cependant posséder une bicyclette, une exigence absolue et immédiate. "Je l'ai sans l'avoir", on sent la peur puis on comprendra. La bicyclette se trouve gagée au Mont-de-piété… Agitation parmi les chômeurs, certains en ont une, on parlemente, "Moi ! Non moi !". Séquence poignante d'hommes solidaires mais néanmoins en compétition pour retrouver un moyen de subsistance et une dignité.
Dans cette cité qui vient de surgir de terre mais où l'on doit aller chercher l'eau avec des seaux, Antonio confie son problème à Maria son épouse un peu furieuse que son homme ait mis le vélo au clou, mais il fallait bien manger… Mais Maria est une mère courage, elle sort des draps d'un tiroir et arrache ceux du lit, "pas besoin de drap pour dormir". Au Mont-de-piété, 7500 Lires pour les draps et 6100 Lires pour récupérer la bicyclette, 1400 Lires pour l'espoir. De Sica nous montre les étagères (une montagne vertigineuse) où sont stockés les draps. Un plan simple et quasi surnaturel qui illustre la montagne de misères infligée à un peuple victime de la folie des dictatures. Le film n'est commencé que depuis cinq minutes. Peu de dialogue, aucun didactisme, l'essentiel de mots échangés dans l'urgence. La B.O. est réduite à un motif court et triste, un leitmotiv émouvant et discret. Le réalisateur filme à hauteur d'homme, nous assigne le rôle de témoin, de figurant invisible. Les recherches formelles et artistiques ne sont pas le sujet du film. Pourtant, malgré un budget bien maigre (De Sica s'autoproduit et doit tourner principalement en extérieur), les cadrages sont exemplaires, les éclairages nets.

Au retour Maria veut dépenser 50 lires pour remercier une voyante qui avait prédit la bonne nouvelle, Antonio s'impatiente mais tendrement. Hors sujet ? Non, De Sica aime son pays et ses habitants encore soumis au joug de l'Église et des superstitions, rien ne lui échappe. Le film bien que tourné comme une fiction se rapproche de ceux plus documentaires voire ethnologiques d'un Flaherty (suivant cependant un scénario porté par les habitants de l'Ile d'Aran ou du pôle nord.) Époque bénie où le cinéma privilégiait le récit par l'image et le mouvement ; la quintessence du 7ème art.
Antonio part pour sa première tournée accompagnée de Bruno, son fiston de 7-8 ans qui lui-même travaille chez un pompiste. Chaque lire est comptée… Bruno, une bonne bouille toute ronde, de la gouaille, un titi romain. Rare moment de bonheur que celui d'Antonio roulant dans les larges avenues ensoleillées de la ville éternelle.
Antonio doit coller des affiches affriolantes de Rita Hayworth dans Gilda. Au pied de l'escabeau un gamin de l'âge de Bruno fait la manche en jouant de l'accordéon ; nouveau clin d'œil affectueux et ému pour ces gosses déjà chargés de famille et guère scolarisés. Un jeune type profite de la concentration d'Antonio qui évite les plis sur le papier, il vole la bicyclette… Trop tard, le voleur s'éloigne déjà…

La chasse pour retrouver l'outil de travail commence. Inutile de transformer un chef-d'œuvre du cinéma en une chronique en forme de nouvelle… Antonio et Bruno vivront une aventure tragique digne de l'odyssée d'Ulysse.

Bruno et Antonio
Un périple prétexte à partager la vie du petit peuple italien en quête de ses racines perdues. Face à une police impuissante, Antonio demandera l'aide des copains lors d'une rencontre dans des caveaux où se réunissent acteurs miséreux et syndicalistes reconstruisant une démocratie renaissante. Nos deux héros malchanceux vont croiser une faune pittoresque qui préfigure Fellini Roma : un groupe de séminaristes volubiles, les petits marchands (margoulins ?) d'un immense marché aux vélos en kit ou entiers, tentant d'identifier les pièces du vélo sans doute désossé par le voleur.  Le marchè, pour Antonio une forêt de deux roues qui se révèle un enfer de clones anonymes de métal et de caoutchouc issus de sa bicyclette disparue. Antonio enquêtera dans un hospice religieux très semblable à ceux laïcs pour les SDF de nos grandes villes, 70 ans plus tard. L'homme et l'enfant essuient trop d'échecs dans leur périple, la tension entre Antonio et Bruno éclate, aucunement due à la moindre brutalité ou sévérité, juste au découragement. Une scène d'anthologie nous montre Antonio sacrifiant quelques ultimes Lires pour consoler Bruno, offrir une pizza à son gamin qui tente de sympathiser avec son jeune voisin, un autre garçonnet attablé à une table de nantis (ou de moins pauvres) qui s'empiffrent… Un film dur sur une errance touchant parfois au burlesque noir qui nous conduira dans un bordel, puis un quartier mal famé… Si Antonio le pouvait, il chercherait dans la cour des miracles et même en enfer ; or il y est déjà…

Antonio essayera lui-même de voler une bicyclette qu'il croit abandonnée (une illusion prenant ses racines dans son désarroi). Il n'ira pas loin, presque lynché par la foule. On le laissera partir, le propriétaire comprenant qu'Antonio a agi par désespoir. Antonio partira humilié tenant par la main Bruno qui ravale ses larmes… Suit un long travelling où la caméra scrute le visage de l'enfant aux yeux hagards qui ne parle pas, ne parle plus. Plan pour moi insoutenable qui conclut le film. Antonio trouvera-t-il une solution ? On ne sait pas. Le film n'a rien de romanesque, pas de happy end ou de malédiction définitive. Vittorio De Sica laisse la porte ouverte aux aléas ou aux bonnes fortunes de la destinée. Le recours à des acteurs non professionnels accentue le réalisme poignant de l'action. Pas de numéros même talentueux de stars.

Le parti communiste italien critiqua cette séquence finale du volé devenu voleur. En 1948, dans son idéologie, le monde se divise encore entre le gentil prolétaire et le méchant bourgeois. Vision dualiste héritée de Théorie de la violence d'Engels. (Le bouquin de philo le plus manichéen qu'il m'ait été donné de lire ; l'histoire moderne a montré les limites du concept humaniste du marxisme à travers le stalinisme, le maoïsme, etc. Pour les idéalistes comme moi : un triste constat, hélas manifeste.) Chez Vittorio De Sica, l'empathie pour son personnage est évidente. Subtilement, le cinéaste montre que la violence - violence au sens social et soumise aux contradictions de la psychologie humaine, d'où qu'elles viennent - conduit inévitablement Antonio à franchir la ligne rouge, mais une seule fois…

Ce film est disponible en DVD de grande qualité de numérisation après restauration, en VO ou en VF. C'est bien trop rare pour les films de cette période. Vittorio De Sica récidivera dans le style en 1956 par une œuvre moins connue : Le Toit. Un jeune couple en recherche de logement décide de construire en une nuit une petite maison aidé par des amis. Au matin, murs et toit doivent être achevés, sinon la police ordonne la démolition. Il manquera une tuile ! Le policier fermera les yeux… Le réalisateur ne dépeint pas un monde simpliste, gentils prolétaires et méchante bourgeoisie. Il s'attache à la dureté des temps, aux destins qui tentent de se construire, on sert les poings en voyant ses films… Toujours d'actualité en termes d'humanisme. Autre titre : Onze heures sonnaient de Giuseppe De Santis sorti en 1952. Deux cents femmes postulent pour un poste de secrétaire et patientent dans l'escalier vermoulu d'un vieil immeuble, un escalier qui s'effondre en partie. Film à la fois néo-réaliste et catastrophe. Les deux sont hélas indisponibles en DVD.

Format : noir et blanc - 1,35:1 (Assistant réalisateur : Sergio Leone) – 93 minutes
Oscar du meilleur film étranger en 1950
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