samedi 26 mai 2018

Felix WEINGARTNER – Symphonie n° 3 (1910) - Marko LETONJA (2013) - par Claude Toon



- Ah ! Un petit nouveau M'sieur Claude. Il a un nom qui sonne allemand ce compositeur inconnu, enfin de moi. C'est quel genre ? Baroque, romantique, léger ou tonitruant ?
- Postromantique et oui, assez musclé… Weingartner était avant tout un chef d'orchestre de renom à l'époque postromantique et au début du XXème siècle…
- Ah je vois, un novateur ou un héritier de la grande tradition germanique ?
- Plutôt la seconde option Sonia, ni Stravinski ni Schoenberg, un style hérité de Wagner et Richard Strauss en passant par Liszt.
- Comme tous les compositeurs que vous réhabilitez M'sieur Claude, la discographie doit être modeste…
- En effet, Marko Letonja est le seul à avoir enregistré les sept symphonies pour CPO. Pas de discographie alternative cette semaine… Une curiosité…

On ne saurait trop remercier pour l'originalité de son catalogue le label allemand CPO qui, depuis 1986, explore un répertoire délaissé par les grands labels historiques, labels que vous connaissez aussi bien que moi. De Kurt Atterberg à Antonio Cartellieri en passant par Hans Rott, nombre de gravures consacrées à des compositeurs éclipsés par les grands noms ont permis à ce blog d'échapper à la routine en ne parlant que de Beethoven ou de Debussy. C'est encore le cas avec cette symphonie n°3 de Felix Weingartner que de nombreux mélomanes connaissent comme maestro historique à l'instar d'un Wilhelm Furtwängler ou d'un Bruno Walter mais beaucoup moins comme compositeur. Il faut se souvenir que les deux professions ne vont pas forcément de pair à quelques exceptions près comme Mendelssohn, Richard Strauss ou Mahler pour citer trois figures très emblématiques parmi les musiciens polyvalents. J'avais consacré un papier à une symphonie de Furtwängler jamais jouée ou presque car un chouia longuette et boursouflée. Là, la surprise est plutôt bonne. Les amateurs de musique symphonique bien construite, même si roborative, devrait apprécier. Une grande symphonie qui pourrait en remontrer à Liszt et ses poèmes symphoniques dont certains ne font pas dans la dentelle, on en parlait il y a une semaine…
Felix Weingartner va ainsi rejoindre dans notre blog Richard Wetz (1ère symphonie chez CPO) son contemporain, ou encore Marcel Tyberg (3ème symphonie chez Naxos), comme compositeur allemand méconnu et influencé par les formes symphoniques généreuses du XIXème siècle. Un homme peu enclin à rechercher des langages innovants, mais tenté par l'écriture d'une musique qui se fait l'écho de celles qu'il dirige au quotidien avec beaucoup de talent. Voir l'index pour ses deux compères.

Felix Weingartner voit le jour en 1863 en Croatie de parents autrichiens. Il est donc le contemporain de trois piliers du postromantisme : Mahler, Strauss et Sibelius. En 1868, sa famille s'installe à Graz en Autriche. Il va suivre une formation solide tant en philosophie qu'en musique avec les grands pédagogues de l'époque, notamment à Weimar auprès de Liszt en fin de vie. Dès les années 1880, il dirige, compose et écrit. En 1898, il est directeur de l'orchestre philharmonique de Munich. Puis à la demande de Mahler, à partir de 1908 jusqu'en 1911, il dirige l'opéra de Vienne. Il récidivera entre 1935 et 1936. Et en parallèle, de 1908 à 1927, il préside à la destinée de la Philharmonie de Vienne, la consécration.

Disques Beethoven de 1923
Son répertoire reste assez traditionnel, fidèle à la musique classique et romantique. Il sera le premier chef à confier au 78 tours les intégrales des symphonies de Beethoven et de Brahms. Des gravures qui, malgré l’âpreté du son, sont encore éditées comme un témoignage de son style de direction. À ce propos, Weingartner affectionnait un phrasé clair, précis, incisif, aux tempi rigoureux. On retrouvait cette approche chez un Erich Kleiber ou un Toscanini et donc à l'opposé d'un hyper romantisme d'un Furtwängler adepte d'un legato métaphysique et d'une lenteur parfois cosmique, y compris dans des œuvres classiques où tout effet transcendantal  ne se justifie pas vraiment. Ainsi, dans les interprétations des symphonies de Beethoven, Weingartner n'appréciait pas certaines dérives contemplatives et empâtées de mise en Allemagne et en Autriche depuis Hans von Büllow. Tout le monde ne s'appelait pas Furtwängler.

En tant que compositeur, le nombre de partitions n'est pas mince, Weingartner ayant travaillé à ses projets pendant toute sa carrière et dans tous les genres : opéras, musique de chambre, lieder et un cycle de sept symphonies assez ambitieux en terme de durée, de 45 minutes à plus d'une heure pour cette 3ème, ce qui rappelle le Bruckner première manière. Ô toute comparaison s'arrête là, l'inventivité de la musique de Weingartner étant aux antipodes de l'austérité mystique du compositeur autrichien. L'écriture de ces symphonies couvre la période 1899-1937. Tout cela n'est guère joué de nos jours, mais heureusement des artistes commencent à le redécouvrir et à proposer des enregistrements des meilleures pages. (Liste des œuvres).
En tant que musicologue, on lui doit de nombreux écrits, mais aussi une édition complète des œuvres de Berlioz qu'il admirait. Il a également composé un final exécutable de la symphonie "Inachevée" de Schubert. Idée amusante, mais mes lecteurs assidus savent ce que je pense de ces ajouts posthumes…
Derniers détails : Felix Weingartner se passionnait pour l'occultisme et, pour ne pas oublier Rockin' friand de ce genre d'infos, il fut marié 5 fois ! La 3ème épouse sera la mezzo-soprano américaine Lucille Marcel (1887-1921) à qui est dédiée la 3ème symphonie. Cette dame fut une grande Elektra de Strauss. Felix Weingartner est mort en Suisse en 1942.
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Marko Letonja
Marko Letonja est né en 1961 en Slovénie. Il fait partie de ces chefs que j'aime présenter car peu connus de la vie musicale officielle qui n'a souvent d'yeux que pour les grandes messes musicales des capitales du vieux monde : Vienne, Berlin, Paris, Londres, les mégalopoles US, etc. Pour paraphraser Brassens, il n'y a pas qu'à Paris que l'on entend de la bonne musique. Ainsi ce chef au visage volontaire dirige l'Orchestre de Strasbourg et Opéra du Rhin depuis 2012 et a été récompensé pour la production du Crépuscule des Dieux, l'opéra fleuve de Richard Wagner.
Élève entre autres d'Otmar Suitner (1922-2010), grand chef allemand et pédagogue, Marko Letonja, connaît une carrière internationale, tant dans son pays qu'en Europe. On lui doit cette aventure que personne n'avait tentée : l'enregistrement de l'intégrale de l'œuvre symphonique de Felix Weingartner avec l'Orchestre Symphonique de Bâle dont il a été le directeur de 2003 à 2006.
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L'orchestration est puissante et rappelle celle du Wagner dernière manière (Le crépuscule des dieux), voire d'un Mahler :
1 picolo, 4 flûtes, 2 hautbois, hautbois d'amour*, Heckel phone* (hautbois grave), 3 clarinettes + clarinette basse, 3 bassons + contrebasson, 6 cors, 4 trompettes diverses, 3 trombones, tuba, 3 timbales, cymbales, triangle, grosse caisse, 2 harpes, orgue (3ème mouvement) et cordes.
* Original, car rarement utilisés depuis l'époque baroque.

1 – Allegro con brio : La Vienne de 1910 est l'un des centres culturels les plus vivants et innovants de l'Europe. Difficile de savoir que dans quatre ans, l'un des plus effroyables conflits mondiaux va embraser le continent… On y croise Freud, Jung et son patient Hermann Hesse, futur prix Nobel de Littérature, Gustav Klimt, Mahler en fin de vie, Richard Strauss, Schoenberg qui va poser les bases du dodécaphonisme ; n'en jetons plus… Mais surtout Vienne vit au rythme de la musique, celle du postromantisme, héritier de Beethoven, Schumann, Bruckner, Brahms. On ne sera donc pas surpris de noter ici ou là dans la symphonie des influences assez nettes des compositeurs que Felix Weingartner dirige si bien. Je parle bien d'influences, pas de collage ou de plagiat et encore moins d'emprunts ou de parodies comme à l'époque baroque.
L'allegro débute gaiement sur des motifs de flûtes et de bois, mais aussi de cors et des arpèges de harpes. On pensera aux murmures de la forêt de Wagner. Une thématique plus élégiaque et sinueuse aux cordes accompagne ces feux follets de l'harmonie à la manière des grands élans d'un Bruckner mais sans la dimension grave et mystique typique du style du maître de Linz. Ô rien de moderne et d'aventureux dans l'écriture, mais un flot symphonique charmeur voire bucolique. Et surtout, même si cela ne sera pas le cas dans d'autres passages, rien de tonitruant ou de pathétique, comme si l'angoisse métaphysique qui traverse l'époque romantique n'était plus de mise pour Weingartner. La suite va infléchir cette première impression… Une belle musique qui peut sembler ingénue au départ.
[3:34] Une marche introduit une nouvelle idée plus épique qui va conduire à un développement sensiblement plus dramatique et solennel. [5:16] L'ombre obscurcit l'ambiance et précède une reprise destinée à satisfaire la forme sonate. Pourtant, tant de transformations complexes animent cette musique que ladite forme sonate obligée est bien mise à mal. Weingartner académique ? Non pas vraiment. [6:11] Le solo du premier violon nous renvoie à ceux entendus fréquemment chez R. Strauss. [6:44] Des accords de cuivres et les accents plaintifs des bois démontrent que la symphonie n'a rien d'une simple musique pastorale ou descriptive, mais s'inscrit bien dans l'expression des tourments psychologiques en vogue depuis Goethe, dramaturgie qui mène les compositeurs du XIXème siècle à insérer ces climax dans la conception de leur musique… Un passage musclé, avec le grondement de la grosse caisse et l'agitation barbare qui gagne l'orchestre, témoigne de cette dramatisation dans le développement de ce long allegro de 17' : une durée comparable à celle de celui de la 9ème de Beethoven, ou encore à ceux de Brahms ou de Bruckner. [11:02] Tout le final se construira à partir du thème initial réexposé. L'orchestration joue sur de nombreux contrastes de tonalités qui ne laissent pas indifférent par la déroutante ambiguïté entre poésie et pathétisme, ambivalence qui nous conduit aux dernières mesures martiales et héroïques.

2 – Un poco moderato : [16:46] Les passionnés feront sans difficulté le rapprochement entre ce scherzo et sa forme très symétrique avec celui de la 9ème symphonie de Bruckner et son rugueux staccato. La comparaison se limite à la similitude de forme et de durée. Weingartner nous entraîne dans une danse baroque et sarcastique, une caricature du style viennois. Curieusement, on devrait en rire, mais la ligne mélodique se déploie avec tant de dislocation volontaire et de goguenardise que l'on ne peut pas ne pas penser à un certain Rondo burlesque de Mahler (9ème symphonie) dissimulant une danse macabre… Le discours alterne un jeu trépidant des cordes et des joutes ricanantes des bois. La forme est plus complexe qu'il n'y parait. L'auditeur se voit entrainer dans une chorégraphie folle et sauvage. [21:04] Le trio essaye de calmer le jeu avec un tempo plus sage, une succession des mélodies gentiment capricieuses jouées par les différents pupitres. Une musique exigeante pour l'orchestre et je dois dire que l'interprétation de Marko Letonja répond pleinement à cette problématique. [23:04] Reprise da capo du scherzo avec une virile coda aux excès volontaires, sauvages mais assumés.

3 – Adagio ma non troppo : [28:06] Avec presque vingt minutes et son style méditatif, sa forme de long crescendo, Weingartner me semble assez proche des profonds adagios brucknériens portés par la spiritualité. Cependant, une certaine nervosité émerge ici et là au sein d'un hymne aux accents langoureux, un chant lascif proche de la Nuit transfigurée de Schoenberg (1899). Une grande contemplation qui en fait à mon sens le plus beau mouvement de la symphonie, un univers sonore de passion à la forme relativement libre. Difficile de dissocier en thèmes contradictoires cet adagio. On se laisse bercer, savourant le chant merveilleux des cordes frémissantes puis des bois à partir de [33:41]. On pourra imaginer une promenade voire une procession nocturne. Vers [38:11] un lent crescendo va nous conduire vers un tutti olympien qui ouvre les portes d'un monde moins tendre, plus effrayé. Fausse alerte, pas de drame faustien, retour d'une péroraison entre tous les pupitres ; quelle science de l'orchestration de la part de Weingartner ? [42:03] Un phrasé énergique se déploie pour atteindre le point culminant et extatique du mouvement. [42:35] Un arpège de harpe invite l'orgue (ad libitum – facultatif) à faire son entrée. Un effet souvent vulgaire ailleurs, mais le chef limite la puissance de l'instrument (pas de pédale) pour éviter cela, juste un peu de couleur divine 😇.

4 – Allegro moderato : [47:06] Ah qu'il est difficile de conclure une symphonie ! On le savait depuis Schubert dont s'était le talon d'Achille. L'allegro va partir un peu dans tous les sens. Volonté évidente de recycler la thématique des mouvements précédents. Mais nous approchons de l'heure et les nouvelles idées vont manquer. Cela dit, Weingartner sauve la mise en recourant à une énergie fougueuse, des conflits badins entre instruments et de nombreuses citations ironiques sur les coquetteries de la musique viennoise qui font toujours les délices un peu surannés mais sympas des concerts du Nouvel an à Vienne. Un pot-pourri en un mot. Ah ce n'est pas léger, un tantinet confus mais la conclusion empreinte beaucoup à la valse si chère à la capitale autrichienne. [59:46] On entendra des échos de La Chauve-Souris de Johann Strauss II de 1874. Johann le fils  qui restera le plus célèbre de la famille. Mais j'y entends aussi un avant-goût de la suite du Chevalier à la Rose de l'autre Strauss, Richard le bavarois qui composera cet opéra un an plus tard.

Bon je me résume : cette symphonie un peu longuette ne fait pas d'ombre au répertoire symphonique "officiel". Cela dit, "ça change", surtout pour les mélomanes qui comme moi connaissent quasiment par cœur les corpus des compositeurs de premier plan cités dans cet article. Une forme de synthèse attachante et distrayante d'un siècle de musique romantique avec sa poésie, ses moments de bravoure, etc. À découvrir pour les amateurs d'insolite…
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