samedi 28 avril 2018

SAINT-SAËNS – Concerto pour piano N°5 "Egyptien" – J-Y THIBAUDET & C. DUTOIT – par Claude Toon



- Tiens un papier Saint-Saëns M'sieur Claude… Il me semble que vous détestez ce compositeur français… D'où ma surprise…
- Houlà Sonia, détester, le vilain mot… Disons que je ne choisirai pas en premier sa musique pour l'île déserte. Pourquoi ? Bof, manque de souffle épique, des facilités…
- C'est curieux ce surnom "l'égyptien"… Le piano fait la danse du ventre ? Pfff, je suis un peu bête…
- Camille Saint-Saëns a composé ce concerto en Égypte, il voyageait beaucoup cet homme… Il y a un petit style orientalisant dans le mouvement lent… Sympa…
- C'est le premier article consacré à Jean-Yves Thibaudet je crois, mais il n'y a que les concertos 2 et 5, un choix délibéré ?
- Ce sont les plus réussis sur une série de cinq. Un grand pianiste français… C'est en visualisant une vidéo live enflammée que m'est venue l'idée de cette chronique…

Je suis en train de découvrir les cinq concertos pour piano de notre Camille national par Pascal Rogé et Charles Dutoit. Ma foi, de la bien belle musique. Comme quoi, il n'y a que les morts et les imbéciles qui ne changent jamais d'avis 😎. Pour contredire Sonia, nous avons déjà écouté des "tubes" de Saint-Saëns : le carnaval des animaux, la tonitruante Symphonie avec orgue (tonitruante car conforme à la commande pour inaugurer l'immense salle du Trocadéro avec son orgue) et deux concertos, l'un pour violon, l'autre pour violoncelle dans un chouette disque réunissant les frères Capuçon (Clic). Ce dernier disque a confirmé mon sentiment que Saint-Saëns doit trouver ses interprètes. De la musique souvent enjouée qui ne cède pas à la dramaturgie anglo-saxonne. Jouer les concertos pour piano de Saint-Saëns comme ceux de Beethoven ou de Brahms est une co**ie. Et je découvre là avec gourmandise des ouvrages sans prétentions métaphysiques, pleins de verve, pas forcément très subtils, mais très séduisants ; je vais creuser le sujet… Il n'est jamais trop tard !
Exception : la vidéo avec Jean-Yves Thibaudet au clavier n'est pas celle du CD, mais au diable les dogmes. Un live avec le Concertgebouw d'Amsterdam ne se refuse pas, surtout sous la baguette du jeune et fougueux Andris Nelsons. Quant à Jean-Yves Thibaudet, j'ai de bonnes raisons de croire que sa conception de l'ouvrage "très pianistique" n'a pas dû profondément évoluer entre ce concert et la gravure du disque. Un disque très bien accueilli par les critiques et les mélomanes et que l'on peut écouter dans de bonnes conditions sur Deezer (Clic).
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Camille Saint-Saëns vers 1896
Ô ça me revient, petite anecdote personnelle. Le tout jeune pianiste Lucas Debargue, nominé dans la catégorie Révélation soliste instrumental lors des Victoires de la musique classique 2018 a interprété sur scène le final survolté de ce concerto avec une fougue peu commune. Et ce jeune artiste de 27 ans m'a bluffé et amené à chercher plus avant. Sans lui, cette chronique n'aurait peut-être jamais été rédigée. Il n'a pas reçu la récompense, mais merci à ce jeune virtuose prometteur…

Pour revenir à Saint-Saëns, je lis de-ci de-là que les mélomanes boudent ce compositeur ; diable, je ne serais pas le seul alors. La raison la plus communément avancée étant que : même au début du XXème siècle, le compositeur (mort à 86 ans en 1921) continuait d'écrire dans un style datant du Second Empire, pas la meilleure époque pour la musique française. Il était et reste bizarre le public. Dans ces années-là, il allait siffler copieusement Debussy (Prélude à l'après-midi d'un Faune) ou Stravinsky (Le sacre) car trop modernistes ou provocants et négligeait un musicien chenu devenu soi-disant trop académique, mais qui avait connu la gloire au XIXème. Par ailleurs, en cette fin de l'époque romantique, on se chamaillait entre les admirateurs de Wagner entrainés par Vincent d'Indy et César Franck et les tenants du classicisme comme… Saint-Saëns. Certes, les plus novateurs et géniaux cités avant ont gagné la partie, mais je m'en veux d'avoir été influencé par les détracteurs zélés d'un musicien qu'il faut sans doute redécouvrir, mais interprété par des artistes qui resituent son univers musical dans son style non germanique. On m'aurait menti ?
Les grandes lignes de la vie et de la carrière de Saint-Saëns sont à lire dans une chronique consacrée à deux concertos (Clic).
Saut dans le temps en 1896. Même âgé, le compositeur sillonne la planète musicale : Saint-Pétersbourg, les grandes villes US, les colonies dont l'Algérie et l'Égypte. Il mourra d'ailleurs à Alger en 1921 où il séjourne pour travailler à… 86 ans ! Donc 1896, à Louxor. L’Égypte est très à la mode depuis Napoléon : les pyramides, les mirages de l'Orient, les récits bibliques, les contes des mille et une nuits. Un univers qui inspire les compositeurs : Ravel (Shéhérazade), Florent Schmitt (La Tragédie de Salomé, Antoine et Cléopâtre, Salammbô) et bon nombre d'opéras : Hérodiade ou encore Cléopâtre de Massenet et évidement le kitchissime Samson et Dalila de Saint-Saëns, etc. Est-ce à dire que le 5ème concerto va nous entraîner dans les délices d'un harem ou chercher à séduire une princesse momifiée ? Non, juste quelques citations dans l'andante. Saint-Saëns est un virtuose d'exception, donc voici un ouvrage de  musique pure, mais… pas que…
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Andris Nelsons
Jean-Yves Thibaudet : né en 1961, ce pianiste ne nous avait  pas encore rendu visite dans le blog. Élève d'Aldo Ciccolini, il connait une carrière internationale. Il s'est vu décerné une Victoire d'honneur de la musique classique en 2007. Son répertoire est éclectique, l'artiste enregistre en exclusivité pour le label DECCA. De Liszt à Rachmaninov, en passant par Debussy. Il a également gravé quelques B.O. et même un album de standards de Jazz de Bill Evans
Charles Dutoit : Ce chef d'origine suisse accompagne Jean-Yves Thibaudet à la tête de l'Orchestre de la Suisse Romande. Un retour aux sources pour ce maestro qui a dirigé longtemps l'orchestre de Montréal et a été marié deux fois à Martha Argerich. Une personnalité déjà rencontrée lors d'une chronique consacrée à une symphonie d'Albert Roussel (Clic).
Andris Nelsons : ce jeune chef d'origine lettone a déjà une belle carrière derrière lui, notamment comme chef d'opéra. Cette saison, Il a pris ses fonctions de directeur du Gewandhaus de Leipzig succédant ainsi à Riccardo Chailly. Dans le live proposé pour ce billet, il accompagne Jean-Yves Thibaudet au Concertgebouw d'Amsterdam, orchestre de très haut niveau mondial comme le savent les mélomanes.
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Le concerto se compose de trois mouvements et son orchestration hormis le tam-tam est celle héritée de Beethoven, donc fondamentalement classico-romantique. Bizarrement, il n'y a pas de trompettes !
1 Piccolo, 2/2/2/2, 4 cors et 3 trombones, timbales, tam-tam et cordes.

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1 - Allegro animato : Il était une fois une suite d'accords legato aux sonorités veloutées, aux accents pimpants, joués de concert par flûtes, hautbois, clarinettes et bassons : les premières mesures du concerto "l'Egyptien" ! Des pizzicati des cordes (sans les contrebasses) les rejoignirent, des petites notes en mesures syncopées, de petites notes volées plus tard par le piano. Un enchaînement cordes-piano d'une fraîcheur toute française, et diablement habile en termes d'orchestration. Une délicieuse bonne humeur. La thématique exposée par le piano n'est qu'une suite d'accords et d'autres syncopes sur une tessiture restreinte. Donc pas d'envolée lyrique ou dramatique, mais une mélodie rêveuse peut-être inspirée par la torpeur des jardins de Louxor. [0:24] Les cordes vont reprendre ce thème charmeur.
Saint-Saëns développe ces motifs et accélère le mouvement. Le tempo allegro semblait jusqu'alors usurpé. Une musique très vivante avec certes un jeu du piano très présent, les échanges concertants avec l'orchestre traité avec humour peignent une atmosphère plutôt légère. [1:06] Seconde idée plus énergique énoncée par le piano sur des trémolos des cordes précédés des trilles de cors. Pas vraiment de forme sonate au sens strict (sauf dans la reprise finale) mais une invitation au voyage à la suite de la promenade poétique et guillerette du piano.
Toujours un peu groggy à la fin du final mastodonte de la symphonie avec Orgue, je découvre un Saint-Saëns facétieux, débonnaire et épicurien. À ce stade, aucune influence orientale ne se manifeste. Jean-Yves Thibaudet cristallise son jeu autour d'un staccato peu appuyé, distillant avec gourmandise toute la malice de cette musique. [6:52] Petit passage un peu tragique pour épicer le récit. [7:17] Annonciateur de la coda, un dialogue hautbois-flûte-clarinette et piano intervient avec drôlerie. Quelques mesures qui résument à elles-seules la bonhomie de ce concerto, de cet allegro en forme d'allegretto… Jean-Yves Thibaudet exalte la partition par son jeu articulé, très accentué, réjoui, sans pathos. L'orchestre sous la houlette d'Andris Nelsons ne s'impose jamais, révélant le rôle important des pupitres des bois aux sonorités acidulées.
- Eh, voilà une belle réconciliation M'sieur Claude, à lire ce début d'analyse…
- Oui, c'est chouette… Ô tous les rédacteurs découvrent le temps venu des musiques qui semblaient mineures…

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2 – Andante : [9:38] Vous en connaissez beaucoup des andante qui commencent frénétiquement par des fracas de timbales ? Moi, non. Saint-Saëns ose tout. Les cordes s'élancent dans une cavalcade (joute de dromadaires 😊). Le piano insinue un thème animé aux accents orientalisants ; enfin. Le tempo se calme dans ce mouvement composé d'épisodes variés. [12:08] Le soliste aborde un passage en forme de cadence avec des sonorités qui évoquent sans ambages la torpeur de l'orient, la lascivité des belles égyptiennes. [15:12] Autre invention mélodique : une petite marche promenade bien rythmée mais aux accents nocturnes.
[16:31] Saint-Saëns invente-t-il la musique minimaliste d'un Glass par une suite étrange de notes dans l'extrême aigu à la main droite ? Les trilles des violons sont de la partie également, le pianiste contant à la main gauche un motif mélodique qui ferait son petit effet dans Samson et Dalila ou tout autre œuvre à la manière de péplum musical.
[17:21] Le compositeur est décidément plein de ressources et enchaîne sur une thématique qui me fait songer au style coloré et aux influences arabo andalouses des Nuits dans les Jardins d'Espagne de de Falla écrites en 1909. Je ne parle pas de plagiat, l'Espagne étant très à la mode à cette époque (Boléro et Pavane de Ravel, Iberia de Debussy, etc.). Ce mouvement lent dépourvu de toute répétition académique se termine par un soleil couchant offrant les couleurs ocre aux ruines millénaires. Jean-Yves Thibaudet poursuit son voyage un tantinet exotique sur le Nil en ciselant chaque changement de climat, me démontrant, j'en avais besoin, l'extrême imagination et la volubilité de ce concerto. J'irai jusqu'à dire que par cet abandon de la forme sonate pure vers des frontières rhapsodiques, Saint-Saëns nous entraine dans le monde impressionniste de son temps…

3 – Molto Allegro : [20:35] Moins étonnamment poétique, le final retrouve le style énergique, tambours battants, et virtuoses souvent attribué au compositeur. Un final court au tempo vif qui donne la part belle aux exploits du clavier. Il faut bien un final à un concerto, il est hâtif et débonnaire mais ne retrouve pas l'enchantement de l'allegro initial et surtout de l'andante, une page d'exception. (Partition)
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Je suis en train de découvrir l'intégrale des cinq concertos sous les doigts de Pascal Rogé, autre grand pianiste français, accompagné par trois orchestres différents, mais de nouveau sous la direction de Charles Dutoit. Si les concertos 2 & 5, en effet, dominent le cycle, on ne s'ennuie jamais dans les trois autres ouvrages. Prise de son excellente pour ces disques de 1981 (DECCA – 5/6).
Autre intégrale réputée d'après mes sources, celle de Stephen Hough, pianiste américain connu pour son jeu franc et alerte et qui doit donc bien convenir au style de Saint-Saëns. Je ne connais pas ces disques, mais critiques et mélomanes le citent comme une référence. Le label est aussi une garantie de qualité (Hypérion - ?).
Brigitte Engerer malgré sa disparition récente continue grâce à son héritage discographique à nous surprendre avec un touché raffiné. Sans déplacer son phrasé vers le romantisme d'un Schumann, elle nous apporte une interprétation d'une subtilité affirmée, avec une frappe sans esbroufe, mais alors pas du tout ! Ses admirateurs n'en seront pas surpris (Mirare – 5/6)
Comme vous le voyez, en ce moment, je savoure cette musique que je connaissais mal. Honte à moi pour mes préjugés…

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2 commentaires:

  1. Ha ha!! Le vernis craque ! Bientôt une chronique sur "La danse macabre", "le rouet d'Omphale" et autres sonates ??? :-)

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    1. La danse macabre en juillet (avec un dessin animé rigolo et Daniel Barenboïm à la baguette) :0)

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