samedi 2 décembre 2017

GLASS – Concerto pour violon – Gidon KREMER & Christoph Von DOHNÁNYI – par Claude Toon



- Dites M'sieur Claude… J'ai vu un film super : Polina, danser sa vie… À la fin, il y a magnifique pas de deux avec une musique géniale, vous n'auriez pas vu ce film et reconnu la musique ?
- Mais oui, il y a un an, en effet, dans la neige, c'est le mouvement lent du concerto pour violon de Glass, un grand moment de danse d'après Maggy Toon…
- Heuu, Glass, on en a déjà parlé, des œuvres pour piano et une symphonie, un minimaliste comme Steve Reich… Il existe un enregistrement ?
- Oui bien entendu. Tiens ça me donne mon idée pour la chronique de cette semaine… Hum, le disque de Gidon Kremer, un violoniste remarquable…
- Cool ! Au fait vous savez que M'sieur Luc m'a octroyé 15% d'augmentation et un 13ème mois après s'être fait tancé par Nema ! Solidarité entre filles… hi hi
- Vous le méritez. Quand on cite Steve Reich dans une discut' sur Philip Glass, c'est logique…
Pas de deux à la fin de Polina, danser sa vie (musique : Philip Glass)
J'ai vu Polina, danser sa vie, en salle, à sa sortie en 2016. Le film inspiré d'une BD de Bastien Vivès raconte le passage de l'enfance, puis de l'adolescence à l'âge adulte  d'une jeune russe, petite ballerine prometteuse. Ses premiers pas dans une école de quartier, la dure école de la danse, une entrée possible au prestigieux Bolchoï que Polina refusera par désir de danser ses propres chorégraphies modernes, expression de sa volonté de gagner sa liberté de femme. La partie centrale du film se déroule lors du passage de l'adolescente à Aix en Provence dans la troupe d'Angelin Preljocaj dont on avait déjà parlé pour son ballet Blanche neige, un chef-d'œuvre imaginatif sur des musiques empruntées aux symphonies de Mahler (Clic). À noter que Angelin Preljocaj est coréalisateur du film avec Valérie Müller.
Sonia a été sensible à la beauté plastique et à l'infinie poésie d'un pas de deux dans un univers nocturne et enneigé, baigné par "l'adagio" du concerto pour violon de Philip Glass. Une longue et bouleversante danse en duo qui conclut le film, Polina ayant après maintes aventures atteint son but, devenir adulte, et danser sans porter l'incontournable et académique tutu. Le film, très riche (on aime ou pas), m'a séduit, il mérite un papier, mais aujourd'hui nous parlons musique.
L'interprétation du mouvement lent issue d'un CD Naxos s'intègre plutôt bien dans le film, mais cette version est globalement à éviter. On ne joue pas Glass comme Brahms. Peu importe, le disque de Gidon Kremer et de la Philharmonie de Vienne dirigée par Christoph Von Dohnányi domine la discographie.
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Gidon Kremer (né en 1947)
Des mélomanes intégristes n'aiment pas Glass, lui reprochant de flirter avec trop de genres et de styles, voire des personnalités "grand public" comme feu David Bowie. J'ai déjà présenté ce compositeur américain, l'un des fondateurs du mouvement minimaliste et répétitif avec Steve Reich, John Adams, Terry Riley et quelques autres. Un mode de composition basé sur la répétition de motifs de notes de même hauteur regroupées en bloc et jouant sur des micros intervalles tonals pour établir la phrase mélodique et varier l'harmonie. Répétition ne veut pas dire rabâcher… (Clic) et (Clic).
Assurément Philip Glass est un boulimique, un stakhanoviste de la composition : opéras, symphonies pièces pour piano, ballets, musiques de films, musiques de chambre, etc. Des chefs-d'œuvre mais aussi des redites moins inspirées, ce qui s'appliquent aussi à Beethoven !
Il est vrai que depuis le déroutant Einstein on The beach, un opéra de cinq heures dans lequel le minimalisme est poussé jusqu'à des extrémités sonores obsédantes, Glass comme Adams a délaissé petit à petit le radicalisme du principe. On a pu ainsi lui reprocher ce retour à une expression plus classique. Pas faux, mais sa musique est devenue plus abordable. Le concerto pour violon écrit par Philip Glass en 1987 marque un virage par rapport à cette radicalité formelle. Et cela sans pour autant trahir le style virevoltant et coloré qui lui est si particulier.
Oui, un virage dans le sens où le compositeur était invité à écrire pour une formation très classique : un soliste et un orchestre symphonique traditionnel, sans ajout électronique. Glass jouera le jeu totalement, le concerto comprend les trois mouvements habituels : vif – lent – vif et non cinq mouvements comme le musicien l'avait imaginé un temps. Il sera créé par Dennis Russell Davies, chef d'orchestre et complice incontournable de l'auteur et Paul Zukofsky au violon.
Mal jouer la musique des gourous du minimalisme conduit à des horreurs, surtout dans les mouvements vifs. Je n'aime pas dénigrer, mais c'est le cas dans le CD Naxos dont l'interprétation sert d'illustration au film. Néanmoins le mouvement lent se supporte surtout en fond sonore des images hypnotiques des danseurs en action. La rapidité exigée dans l'énoncé des notes de même valeur de cette technique ne s'accommode absolument pas de pathos ni de legato sirupeux. Je suis sévère, mais sinon quelle bouillie entêtante ! Non : ce concerto enchante sous réserve d'un staccato léger, de nuances bien marquées sans rubato (fluctuation chichiteuse du tempo). Nous allons voir si l'interprétation proposée ce jour respecte ces conditions. Si la musique de Glass cherche à enchanter un public friand de musique contemporaine facile à écouter, le contrat ne peut être rempli que si les interprètes ne cèdent justement pas à la facilité, à l'hédonisme…
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Christoph von Dohnányi (né en 1929)
J'ai cité le chef d'orchestre Christoph von Dohnányi dans de nombreuses discographies alternatives, mais le voici pour la première fois en vedette. Il est temps, ce grand monsieur affiche les 88 ans car né en 1929. Il est issu d'une famille noble austro-hongroise farouchement opposante au nazisme, ce qui vaudra à son père d'être assassiné à Buchenwald. Il est l'un des derniers maestros d'exception de sa génération encore en vie avec Bernard Haitink. Homme discret, il a dirigé avec talent de belles phalanges et plus particulièrement l'Orchestre de Cleveland pendant une vingtaine d'années, de 1984 à 2002. On lui doit des enregistrements remarquables avec cet orchestre pour DECCA. Il a souvent, comme pour ce disque Glass, dirigé la Philharmonie de Vienne.
Petit fils du compositeur moderniste Ernő Dohnányi (1877-1960), Christoph von Dohnányi a joué un rôle important dans la promotion de la musique de notre temps, de Charles Ives à Webern en passant par Bartók. Ses enregistrements des opéras de Berg, Lulu et Wozzeck restent des références. Son style repose sur la fidélité au texte et la pureté du phrasé, totalement absent de préciosité. Des qualités importantes en musique moderne.
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Le violoniste Gidon Kremer fait aussi son entrée dans le blog. Encore un artiste d'exception. Il voit le jour en 1947 à Riga en Lettonie. Son père, l'un des rares survivants de la Shoah dans ce pays, est violoniste professionnel et initie son fils. Après un passage au conservatoire de Riga, il aura la chance de suivre l'enseignement de David Oistrakh au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou. Il remportera d'ailleurs de nombreux prix dont celui du concours Tchaïkovski en 1970
En 1980, il quitte l'empire soviétique pour l'Allemagne. Le jeu de Kremer se distingue par une grande souplesse, une intériorité quasi mystique qui fait miracle en musique contemporaine, ainsi dans celle de Arvo Pärt. Le violoniste est un ardent serviteur de la musique moderne. La liste des compositeurs pour lesquels il met son art à disposition est incroyable.
Son naturel cordial et humaniste se manifeste par une aide apportée à de jeunes talents comme Hélène Grimaud à ses débuts ou dans la complicité avec de grands solistes internationaux pour interpréter de la musique de chambre.
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Philip Glass en 1980
Donc trois mouvements. À la notation italienne des temps, Glass a préféré indiquer la valeur métronomique de la noire. C'est très précis et cela évite à des interprètes mal avisés de faire traîner le mouvement central ou inversement précipiter le final. (J'indique dans la notation italienne habituelle un équivalent.)
L'orchestration est rutilante et assez proche de celle en usage chez certains postromantiques : 2 flûtes, 2 hautbois, 3 clarinettes + clarinette basse, 2 bassons, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones dont un basse, tuba, timbales, caisse claire et grosse caisse, wood block, triangle, cymbales, harpe et cordes.

1 – = 104 (Moderato) puis 120 (Allegro), les rythmes varient beaucoup : 5/6, 6/8, 3/4 rien que pour les douze premières mesures ; typique de l'écriture minimaliste. La durée des notes est imposée avec rigueur, mais les variations dans l'enchaînement des motifs créent à elle seule la phrase mélodique, la polyphonie. Donc, je me répète : surtout pas de rubato !
Les premières mesures, jouées aux cordes, plantent un décor ludique et onirique, les notes se succèdent avec élégance, un climat un rien mystérieux et enchanteur. Quelques accords arpégés aux cordes graves puis [0:20] le violon fait son entrée sur des répétitions joyeuses d'arpèges. Un dialogue va s'établir entre le soliste et les pupitres de l'orchestre qui reprennent les motifs exposés. Glass ne surcharge jamais l'orchestration. [1:24] Une nouvelle partie va voir intervenir les percussions là aussi avec douceur et dans un esprit festif. [3:13] Le compositeur nous offre même des reprises héritées de la forme sonate, mais avec une grande inventivité dans l'intervention des instruments aux rôles souvent limités en musique classique et romantique comme la timbale ou le wood block. On peut toujours craindre de la musique répétitive une certaine lassitude. Là, il n'en est rien, le mouvement se développe régulièrement pour atteindre un point d'énergie teinté d'héroïsme qui précède la coda. [5:20] Pas de virulence dans celle-ci, non tout au contraire, un assoupissement léger, une plongée dans le sommeil initial illuminée par les notes cristallines du triangle.
Cette interprétation se distingue par la beauté des sonorités, celles de la Philharmonie de Vienne, bien entendu. Le soyeux des cordes, la précision et la distinction des attaques des cuivres et des percussions. La rigueur sans sécheresse imposée par le chef Christoph von Dohnányi n'est pas étrangère à cette perfection. Quant à Gidon Kremer, que dire ? Un jeu détimbré, sans coquetterie (un anti Heifetz), une sonorité chaude et troublante. Le violoniste démontre l'intelligence harmonique présente dans l'œuvre pour contredire sans concession ceux qui ne voient chez Glass que de la musique de genre.

Abraham Manievich (1881-1942) : bouleaux enneigés
2 - = 108 (Andante) : [6:38] Ce long mouvement lent s'élance aux cordes et aux bassons de manière extatique. Le violon aborde sa partie secrètement, pudiquement, par une mélodie dont l'écriture minimaliste et répétitive semble laisser place à une mélodie de l'âge classique. Suivant ce début en forme de calme respiration, [9:28]   une thématique ondoyante propose une ambiance plus élégiaque. Un à un, avec tendresse, les cors et les bois vont accompagner ce chant mélancolique mais à la scansion marquée. Mélancolique mais jamais affligé. Glass, bien que grand humaniste, n'est pas l'homme des angoisses métaphysiques d'un Bruckner. On se laisse porter dans cette lumière mordorée et, si on a vu le film Polina, on revoit les corps de la sculpturale Anastasia Shevtsova et de son partenaire se lover, tournoyer, comme filmés au ralenti. Gidon Kremer ne laisse aucune note s'évader vers les sonorités capiteuses et ornementées à outrance d'un Paganini ou d'un Vivaldi. Le sujet est tout autre : un violon méditatif aux accents presque glacés. C'est sans doute pour cela que l'on frissonne en écoutant ce passage (figure de style un peu facile, je vous l'accorde). Angelin Preljocaj choisit toujours avec pertinence ses musiques à chorégraphier. Là : de la neige et la nuit ; je ne crois pas au hasard…

3 - = 150  (Presto) - Coda : = 104 (Moderato) [15:25] Le dernier mouvement s'ouvre dans la gaité au son des cordes, du triangle et du wood-block. Le contraste avec la sérénité du second mouvement est saisissant. La mélodie confiée rapidement au violon solo est diabolique de virtuosité et d'alacrité. Pourtant de nouveau, Gidon Kremer maintient sa ligne de chant pure aux tensions nerveuses, sans vibrato qui nuirait au staccato festif de la musique. L'orchestre est sollicité de toute part, une écriture très concertante et endiablée dans laquelle s'affronte de manière juvénile les cuivres, les bois, la caisse claire, le tuba, etc. Christoph von Dohnányi équilibre à merveille cette confrontation bon enfant avec le soliste, sans jamais masquer le violon, et tout en réussissant à donner sa place à chaque pupitre… En un mot, du grand art…
[22:24] La coda assagie conclut ce concerto majeur de la fin du XXème siècle par une synthèse entre la passion du premier mouvement et la langueur du second.

J'ai écouté diverses interprétations sur Deezer ou Youtube de ce concerto. Toutes m'ont déçu : jeu ampoulé du violon, discours confus de l'orchestre. Je n'ai pu hélas écouter l'interprétation gravée en 2017 de Renaud Capuçon accompagné par le spécialiste officiel de Glass : Dennis Russell Davies. Peut-être le seul disque à pouvoir rivaliser avec celui écouté ce jour ?
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