samedi 11 novembre 2017

RAVEL – Gaspard de la nuit – Ivo POGORELICH (1983) – par Claude Toon



- Mais M'sieur Claude… Vous n'avez pas parlé de ce pianiste la semaine passée dans la chronique sur Chopin ? Une embrouille lors du concours Chopin de Varsovie en 1980 ?
- Oui Sonia, vous aviez bien lu, un psychodrame quand le pianiste Yougoslave fut éliminé avant la finale… Martha Argerich prit un coup de sang historique… On parle souvent d'un génie ou l'inverse. Perfectionniste, le virtuose n'est pas un stakhanoviste du disque…
- C'est vrai, elle défend ses poulains la grande pianiste argentine avec son caractère volcanique ! C'est la première chronique pour ce pianiste mais pas pour Ravel !
- Ivo Pogorelich est un pianiste doué d'une virtuosité et d'une rigueur qui rappelle Horowitz. Sauf que si Pogorelich est extravagant, lui n'est pas arrogant ! Et, oui, le triptyque Gaspard de la nuit est une perle de la littérature pianistique…
- Sur le disque, on trouve aussi Chopin et Prokofiev, c'est un récital en live ? Un pot-pourri ? Heu, quelle époque ce disque ?
- Début des années 80 Sonia. Non, pas un live, mais dans la discographie de l'artiste, on trouve souvent ce mélange des genres… Un coffret réunissant 14 CD pour DG a été édité… Un miracle !

Ravel vers 1912
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Sonia ne l'a pas fait remarquer lors de sa petite visite pour prendre en charge la maquette de cette chronique, mais nous avons déjà écouté cette année un autre cycle enchanteur de pièces pour piano de Maurice Ravel : Miroirs, sous les doigts du pianiste français Jean-Efflam Bavouzet (Clic). Je précisais, qu'à contrario d'un Debussy, Ravel ne s'inscrivait pas à travers sa musique dans les courants impressionnistes ou expressionnistes de son temps. Ô on peut trouver quelques contre-exemples comme une barque sur l'océan. Mais même là, le compositeur semble plus se passionner pour le mouvement, les oscillations du bateau et les ondulations de la mer, que chercher à illustrer les couleurs des flots sous un soleil couchant.
N'oublions pas également que Ravel va bousculer totalement l'écriture pianistique en abandonnant les formes classiques et romantiques que sont les sonates, préludes ou autres. Gaspard de la nuit sera la mise en musique de trois poèmes de Aloysius Bertrand (1807-1841), poète considéré comme le créateur des poèmes en prose. Peut-on parler de romances sans paroles à la manière d'un Mendelssohn (Clic) puisque le texte n'est que le support de l'inspiration ? Sans doute, mais les trois pièces qui constituent le cycle sont d'une ambition tout autre par leur complexité technique et surtout révèlent une écriture complètement nouvelle et secrètement expressive. Scarbo, le 3ème morceau est considéré comme l'une des partitions de les plus difficiles à jouer de l'histoire du piano, en concurrence avec, par exemple : le 1er scherzo de Chopin, le 3ème concerto de Rachmaninov, des pièces de Liszt, etc., bref un répertoire réservé aux géants du clavier. Attention, chez Ravel, la musique n'est jamais conçue pour mettre en avant la vélocité des doigts des interprètes ; elle est avant tout au service de la beauté et de l'émotion, mais en adoptant des formes renouvelées.
Bien qu'écrits en prose, les textes de Aloysius Bertrand sont d'un grand intérêt littéraire. Pour bien pénétrer l'univers musical imaginé par Ravel, je les ai intégrés aux commentaires associés à chaque pièce. Cela dit leur lecture est facultative, tant la musique du compositeur basque impose sa propre perfection.
Le triptyque de Ravel reflète l'univers d'un Moyen-Âge fantasmé dans le recueil Gaspard de la nuit rédigé en 1842. La composition pour piano date de 1908 et établit une évidente osmose entre la suggestivité des mots et l'impression ressentie à l'écoute : nous dirons une certaine noirceur. En l'an 1842, le romantisme est à son apogée avec ses créatures magiques et maléfiques, la chevalerie, les pendus… C'est le pianiste espagnol Ricardo Viñes, ami de Ravel et créateur également de Miroirs et d'autres pièces très virtuoses comme le tombeau de Couperin qui en assura la création en janvier 1909. Le dédicataire était le pianiste britannique Harold Bauer.
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Plus de trois décennies séparent la photo du jeune Ivo Pogorelich figurant sur la jaquette du CD et celle ci-contre du pianiste qui approche la soixantaine .
La 2ème sonate de Chopin a été enregistrée à Munich en 1981 en LP, Gaspard de la nuit de Ravel et la 6ème sonate de Prokofiev l'année suivante également à Munich. Les premiers disques d'un jeune pianiste très prometteur, trop au goût de certains… Revenons au début de l'histoire…
Ivo Pogorelich voit le jour en 1958 à Belgrade. Il se révèle doué et part à 18 ans pour Moscou étudier au conservatoire Tchaïkovski. Dès 1980, il remporte le 1er prix du concours de Montréal. Chose très exceptionnelle pour un virtuose aussi jeune, il bouscule les académismes établis dans l'interprétation des œuvres, notamment celles de Chopin. En toute logique il se présente donc la même année au concours Chopin de Varsovie, grand rendez-vous quinquennal dont j'ai parlé il y a une semaine (Clic). Son style dépoussiéré et tournant le dos à certaines survivances d'un maniérisme hérité du romantisme surprend et déconcerte des membres polonais du jury, à savoir Andrzej Jasinski et sa garde rapprochée. Il veut éliminer Ivo Pogorelich de l'épreuve finale : le concerto. Martha Argerich s'insurge, voyant dans le jeune homme une graine de Horowitz ! Paul Badura-Skoda et Nikita Magaloff la soutiennent, mais rien à faire contre la cabale montée par Jasinski. La grande pianiste argentine claque la porte !!! Du jamais vu… On octroie au débutant un vague prix de la critique. La presse se mêle de l'affaire. Les lauréats en sont presque oubliés ; pourtant la médaille d'or va pour la première fois à un asiatique : Dang Thai Son, grand pianiste vietnamien qui en profite pour rafler onze récompenses sur les quinze prévues cette année-là. Un grand musicien mal connu encore. Cette bataille d'Hernani revue et corrigée par Chopin lance la carrière de Pogorelich. Rigolo, non ?
Le style de l'artiste se distingue par un jeu riche et coloré, et une technique sans faille permis par les pianos modernes, plus puissants et réactifs que ceux du XIXème siècle. Ses interprétations distillent une palette de sonorités très large. Côté discographie, Pogorelich a enregistré avec parcimonie des disques passionnants jusqu'en 1998, date à partir de laquelle il ne se produit plus qu'en concert. Avec le temps le pianiste ralentit les tempos, laisse respirer la musique. J'ai lu une idée intéressante dans le web qui m'amène à une réflexion autour du jeu d'Ivo Pogorelich. Il reprend à sa manière un concept que défendait le chef Roumain Sergiu Celibidache (Clic). En ciselant chaque note par rapport à ses compagnes qui les précèdent, l'interprète crée un évènement mélodique et sonore unique (phénoménologie) qui tient compte de son état d'esprit, de celui du public, de l'acoustique de la salle… Donc une émotion de l'instant impossible à transmettre par le disque hors du contexte qui l'a vue naître. De nos jours on utiliserait le néologisme barbare "revisiter" les œuvres et leurs sens à tout moment, sans dogmatisme. Il en résulte des perles en concert qui renouvellent la perception de nombreux ouvrages issus d'un répertoire très éclectique, de Scarlatti à Bach en passant par les modernes comme Prokofiev ou Scriabine et les romantiques bien entendu… Martha Argerich avait vu juste en parlant de génie : qualité synonyme d'inventivité et de renouveau, deux mots qui symbolisent les sources de la musique vivante.
Sa discographie pour DG en 14 CD a été rééditée dans un somptueux coffret. DG, le label hambourgeois qui fit confiance au jeune pianiste dès son éviction du concours Chopin.
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Aloysius Bertrand
On s'interroge parfois sur le souhait de Ravel de confier les créations de ses œuvres à un ami virtuose alors que lui-même était un excellent pianiste. Explication simple : l'écriture est techniquement si ardue que lui-même n'avait pas la maîtrise suffisante pour obtenir ce qu'il voulait : la simplicité, la subtilité tonale. En un mot acquérir la certitude de cacher à l'auditeur la difficulté pour laisser s'épanouir la beauté et l'éclat chamarré de cette musique. L'édition Durand comporte les textes des poèmes avant chaque partie (Partition). Je les ajoute pour les amateurs…

1 – Ondines
« Ecoute ! Ecoute ! C'est moi, c'est Ondine qui frôle de ces gouttes d'eau les losanges sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune ; et voici en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple à son balcon la belle nuit étoilée et le beau lac endormi.
Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l'air.
Ecoute ! Ecoute ! Mon père bat l'eau coassante d'une branche d'aulne verte, et mes sœurs caressent de leurs bras d'écume les fraîches îles d'herbes, de nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et barbu qui pêche à la ligne ! »
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Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son anneau à mon doigt pour être l'époux d'une Ondine, et de visiter avec elle son palais pour être le roi des lacs.
Et comme je lui répondais que j'aimais une mortelle, boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s'évanouit en giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus.

Un ruissèlement d'accords de 3 doubles croches ppp nous entraîne dans les flots limpides sous la ramure. L'utilisation de la Ped fluidifie cette introduction ondoyante dévoilant le refuge de la nymphe. Quelques notes à la main gauche (notation : très doux et très expressif) illuminent de gouttelettes le chant des ondes. Ravel noie ces notes au sein des accords dans la même tessiture. Donc les deux mains se superposent dans les touches noires du clavier ! Fastoche 😆. La tonalité de do dièse majeur sonne avec des accents mystérieux. La régularité du touché de Ivo Pogorelich parachève l'enchantement. [1:07] Une seconde idée à la rythmique similaire mais plus agitée, agrémentée d'arpèges, sur une tessiture plus large, peut faire songer à la nymphe nageant langoureusement pour séduire un prince d'un conte de grand-mère. Toute la pièce va se poursuivre en prolongeant ce rythme obsédant des accords illustrant les vaguelettes tout en laissant la place au mélodrame picaresque. Un nobliau sensible aux charmes de l'ondine lui refusera pourtant son amour pour ne pas trahir celle qu'il aime. [3:36] Le bouillonnement du clavier chante les supplications sensuelles de la créature puis [6:36] la rage mêlée de mélancolie et le dépit de la créature aquatique qui s'en retourne sous le miroir des eaux… dans un éclat de rire. Dans le final, le pianiste qui n'a que 24 ans survolte par sa fougue et la précision de ses attaques ce psychodrame cocasse au bord du lac.

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2 – Le Gibet
Ah ! Ce que j’entends, serait-ce la bise nocturne qui glapit, ou le pendu qui pousse un soupir sur la fourche patibulaire ?
Serait-ce quelque grillon qui chante tapi dans la mousse et le lierre stérile dont par pitié se chausse le bois ?
Serait-ce quelque mouche en chasse sonnant du cor autour de ces oreilles sourdes à la fanfare des hallalis ?
Serait-ce quelque escarbot qui cueille en son vol inégal un cheveu sanglant à son crâne chauve ?
Ou bien serait-ce quelque araignée qui brode une demi-aune de mousseline pour cravate à ce col étranglé ?
C’est la cloche qui tinte aux murs d’une ville, sous l’horizon, et la carcasse d’un pendu que rougit le soleil couchant.

[7:25] un motif simple et répété de carillon : une croche et une noire (piquées), renvoient d'emblée à la fois à la cloche évoquée dans le dernier ver et à l'oscillation du pendu ! Une entrée en matière bien lugubre. Pourtant la mélodie laisse une place importante à des groupes de notes presque allègres : ceux des chants des nombreux oiseaux charognards qui se régalent de l'aubaine nourricière des têtes du gibet… Brrr. Le poète pense-t-il à Montfaucon, à la Ballade des pendus de Villon ? Par un jeu de tonalités judicieusement colorées et cyniques, Ivo Pogorelich souligne parfaitement ces gazouillis un rien morbides. Oui, une interprétation d'exception par sa finesse.

3 – Scarbo
Oh ! Que de fois je l'ai entendu et vu, Scarbo, lorsqu'à minuit la lune brille dans le ciel comme un écu d'argent sur une bannière d'azur semée d'abeilles d'or !
Que de fois j'ai entendu bourdonner son rire dans l'ombre de mon alcôve, et grincer son ongle sur la soie des courtines de mon lit !
Que de fois j'ai l'ai vu descendre du plancher, pirouetter sur un pied et rouler par la chambre comme le fuseau tombé de la quenouille d'une sorcière.
Le croyais-je alors évanoui ? Le nain grandissait entre la lune et moi, comme le clocher d'une cathédrale gothique, un grelot d'or en branle à son bonnet pointu !
Mais bientôt son corps bleuissait, diaphane comme la cire d'une bougie, son visage blêmissait comme la cire d'un lumignon, - et soudain il s'éteignait.

Nota : Scarbo est un lutin facétieux
[14:17] Sur la plan de la virtuosité, Scarbo dépasse l'entendement. Pas vraiment de thèmes, quelques motifs courts et des variations qui s'entrechoquent, se bousculent, se piétinent. Le propos prend la forme d'une dislocation du discours musical, opposant facéties et diableries, un phrasé vertigineux associant rupture de rythme, syncopes, bondissements drolatiques des mains sur un clavier fantasque. Ivo Pogorelich anime le personnage de légende à l'aide de contrastes marqués, tant dans les tempos virevoltants que par la dynamique endiablée. Une musique furieuse, plus féroce que celle de Bartók, c'est tout dire… Un atout majeur, la prise de son qui exalte la puissance percutante propre à l'œuvre et au jeu du jeune virtuose. La vidéo est correcte mais seule une écoute au casque rend vraiment justice à la folie pianistique de ce triptyque.
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La discographie du patrimoine pianistique de Ravel est fort riche. Voici une sélection personnelle de 3 albums remarquables.
Bien entendu, je me dois de citer en avant-propos l'intégrale de Walter Gieseking gravée dans les années 50. Je suis toujours surpris que ce pianiste franco-allemand soit aller avec tant d'intelligence à la rencontre de l'humaniste et sensible Ravel, tout en affichant ses sympathies pour le nazisme et le régime de Vichy. Comprend qui pourra… Mais force est de constater que la finesse du trait, le souci du détail apporté à chaque note, même dans les pièces techniquement les plus ardues, continuent d'enchanter les mélomanes.
En Stéréo, Samson François apporte à ces pages une lumière intérieure et une grande douceur, en un mot un lyrisme chatoyant. Encore une référence (EMI – 6/6)
Né en 1904, le pianiste Vlado Perlmuter, français mais d'origine polonaise, royal dans Chopin, travailla dans les années 20 le corpus en bénéficiant des conseils du compositeur très exigeant quant à l'interprétation de ses œuvres. Quasi octogénaire, le virtuose a réenregistré une ultime intégrale où se mêlent fougue et délicatesse. Ravel est parmi nous (Nimbus - 6/6).
Évidement plus récemment, des jeunes et scrupuleux pianistes ont signé des disques passionnants : Alexandre Tharaud, Roger Muraro, Benjamin Grosvenor et quelques autres. Lors d'une confrontation sur France musique de CD dus à la jeune génération, la pianiste roumaine Mihaeala Ursuleasa a emporté les suffrages. J'ai écouté sur Deezer. La jeune femme joue la carte du mystère. Un phrasé d'une élégance inouïe et peu importe les tempos un peu lents… Magique ! Sans doute appelée à nous apporter beaucoup, la jeune femme a hélas été emportée à 33 ans, en 2012 par un anévrisme. (Berlin Classics – 6/6).

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L'interprétation par Ivo Pogorelich. Puis un document exceptionnel : un live en vidéo de 1991 de Vlado Perlmuter filmé à près de 90 ans. Un Ravel expansif. Le pianiste, malgré son âge semble se jouer de toutes les chausse-trappes techniques de la partition. La caméra s'attarde à juste titre sur les mains aussi ridées qu'agiles du virtuose affichant une éternelle jeunesse.



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