samedi 27 mai 2017

Maurice RAVEL – Miroirs – Jean-Efflam BAVOUZET (2003) – par Claude TOON



- Le piano de Maurice Ravel cette semaine M'sieur Claude ?! J'ai entendu dire qu'un double CD suffisait pour réunir toute son œuvre pianistique assez originale je crois…
- En effet Sonia, pas de sonates, d'études, de ballades, etc. Non des pièces de forme libre, isolées ou réunies en cycle comme Miroirs ou Gaspard de la nuit…
- Je connais une barque sur l'océan (je l'ai vu au dos de cette belle jaquette colorée), mais dans une version orchestrale. Une transcription ?
- Oui, comme Alborada del gracioso, seconde pièce également orchestrée sur les cinq que comporte ce recueil.
- Jean-Efflam n'est pas un prénom courant. Deux mots sur ce pianiste pour me mettre au parfum avant la publication M'sieur Claude…
- Jean-Efflam Bavouzet est un pianiste français, discret mais de très grand talent et âgé d'une petite cinquantaine… Il me semble que Saint Efflam était breton, on va chercher…

Jean-Efflam Bavouzet (né en 1962)
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Les enregistrements de l'intégrale de l'œuvre pour piano de Maurice Ravel sont pléthoriques. Tous les pianistes se sont mesurés à l'extrême difficulté technique et expressive de ce corpus, quantitativement réduit (2 CD), mais sans aucun point faible. Après réflexion, c'est vers les gravures de Jean-Efflam Bavouzet que mon choix s'est porté. Une figure marquante du piano français dont je n'ai jamais parlé.
L'écriture pour le clavier va occuper plutôt le début de la carrière de Ravel. Sa première pièce date de 1892 (le compositeur n'a que 17 ans) et, par son titre de Sérénade grotesque, montre déjà que le compositeur sera à la fois étranger aux formes classiques, mais aussi doté d'une imagination originale voire provocatrice dans son inspiration. Un tel titre fait penser à Satie. La dernière pièce à deux mains, très connue, porte le titre Le tombeau de Couperin. Elle date de 1917 (Ravel a encore vingt ans à vivre) et prouve son l'attachement à la rigueur d'écriture du baroque François Couperin et un goût commun pour les titres insolites (Sonate "La pucelle" !).
Nota : pour ceux qui souhaite découvrir une biographie résumée du compositeur basque, je les invite à relire l'article consacré aux ballets pour orchestre, avec l'incontournable Boléro que Ravel… n'aimait pas beaucoup en réalité (Clic).
Si Claude Debussy, grand rival et ami de Ravel dans ce courant moderniste de l'écriture pianistique, reste attaché aux cycles traditionnels : Préludes, Études, quasiment aucune des compositions de Ravel ne se réfèrent à ces formes imposées. Précision, le recours à la gamme tonale et à d'autre excentricités solfègiques par Debussy offrent cependant un grand renouveau du langage pianistique. Les Préludes portent tous un titre explicite en rapport avec leur vocation expressionniste, symbolique ou impressionniste. (Voir la Cathédrale engloutieClic.) Debussy, lui, admirait un autre baroque tardif français : Rameau. Chacun le sien…
Maurice Ravel doutait que le mot impressionnisme, définissant si bien la peinture de son temps, puisse s'appliquer à la musique. Ça se défend à propos de la distorsion de la perspective et de l'espace au service du mouvement dans ce style de peinture (Sisley, Monet ou Van Gogh). Je trouve la remarque moins pertinente pour les couleurs chatoyantes et surtout les lumières diaphanes, les clairs obscurs, autres signatures de ce mouvement pictural, qui là, magnifient ces cinq pièces aux sonorités mystérieuses. Les titres des pièces invitent au rêve, en aucune manière à une écoute de mélodies descriptives comme par exemple dans la Moldau de Smetana. L'inspiration surgit d'une idée, d'un regard furtif vers un objet, d'un son fugace entendu dans la campagne : les oiseaux tristes, une barque sur l'océan, ce titre renvoyant aux peintures maritimes qui firent les beaux jours des impressionnistes à Sainte-Adresse près du Havre. Debussy nommait ses six Images de la même manière que Ravel dans Miroirs : Poissons d'or (un vase laqué dans son bureau) ou encore Les cloches à travers les feuilles qui trouve leur écho dans la vallée des cloches, la dernière pièce de Miroirs
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Noctuelles
Jean-Efflam Bavouzet est né à Lannion, ville bretonne près de Plestin-les-Grèves dont le saint local (ils sont nombreux en Armorique) est Saint Efflam, un homme pieu et un personnage des légendes arthuriennes. D'où le prénom original de ce pianiste qui quittera l'air iodé des côtes d'Armor pour Metz où il suivra de brillante études au conservatoire de la ville. Poursuite de son cursus au Conservatoire de Paris avec à la clé un premier prix de piano. Perfectionnent avec de très grands aînés : Paul Badura-Skoda, Nikita Magaloff et György Sándor.
Sa carrière en récital démarre vers 1990 puis, cinq ans plus tard, ses talents de concertiste sont reconnus et on le voit accompagné par la philharmonie de New-York puis à Paris sous la houlette de Georg Solti, maestro très exigeant, c'est bien connu… J'avoue découvrir cet artiste avec Ravel car Jean-Efflam Bavouzet n'est pas, à l'évidence, le chouchou des médias et des labels planétaires souvent adeptes du star-system classique (DG au hasard). Grande figure internationale du clavier, Jean-Efflam Bavouzet enregistre beaucoup mais exclusivement pour les labels comme l'anglais Chandos ou l'allemand  MDG. Maisons de disques encore trop confidentielles en France. Pourtant Jean-Efflam collectionne les diapasons d'or et autres Chocs de la musique attribués par la presse spécialisée, notamment pour ce double album consacré à Ravel.
Son répertoire éclectique lui permet de jouer moult concertos en complicité avec les meilleurs chefs de la planète : de Vladimir Ashkenazy à Valery Gergiev en passant par Pierre Boulez.
Jean-Efflam Bavouzet a transcrit pour piano à quatre mains Jeux (Clic), ultime ballet moderniste et sensuel de Debussy,  transcription qu'il a enregistrée avec François-Frédéric Guy, autre pianiste français talentueux rencontré dans ce blog pour son interprétation des trois sonates de Brahms (Clic).
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Édouard Manet
Miroirs sera composé entre 1904 et 1906. C'est le pianiste espagnol Ricardo Viñes (1875-1943) qui les créera à la salle Erard dès la dernière note écrite. Ricardo Viñes servira comme personne les compositeurs qui révolutionnent l'art pianistique  de son temps : Ravel, Debussy, Albeniz et de Falla. Il existe quelques vielles cires écoutables de ses enregistrements : finesse, clarté, dynamisme… Ravel et Viñes s'étaient connus au Conservatoire de Paris.

Chacune des cinq pièces de miroirs est dédicacée à un membre du groupe intellectuel Les Apaches qui réunira dix-sept poètes, écrivains, peintres et musiciens entre 1900 et 1914. Le nom du groupe est un petit clin d'œil aux "apaches", voyous parisiens de la belle époque immortalisés par Serge Reggiani dans Casque d'or. On y rencontrera les compositeurs Florent Schmitt et Albert Roussel.

1 – Noctuelles (dédié à Léon-Paul Fargue, poète et essayiste) – (Très léger) : Les noctuelles sont des papillons de nuit. (Dans le Deblocnot, on aborde même les Sciences de la Vie et de la Terre.) Les notes voltigent délicatement dans une ambiance nocturne. Les deux lignes mélodiques (main gauche vs main droite) se pourchassent et chahutent. La main droite enchaîne des accords de croches avec des ruptures de rythme ludiques tandis que la gauche joue des triolets en arpèges… Le vol des papillons n'a rien de rationnel, la musique de Ravel non plus : pas vraiment de thème et de construction rigoureuse. La magie de la vie sous un ciel étoilée, les notes voltigeant autour de la douce lumière d'un réverbère. Peut-être car Ravel ne décrit rien, il évoque, contemple… Comme Debussy, Ravel invente un jeu pianistique nouveau que Fauré avait inauguré à sa manière. Les notes se succèdent dans une apparente improvisation avec un chromatisme offrant des sonorités oniriques. Jean-Efflam Bavouzet porte l'alliance entre la décontraction et la vivacité qui siéent à cette musique expressive et mordorée. Du très grand art au service exclusif de la partition.

Oiseaux tristes de Charles LouisColombo
2 – Oiseaux tristes (dédié à Ricardo Viñes) – (Très lent) : Les chants d'oiseaux sont des sources inépuisables d'inspiration pour les compositeurs (Beethoven, Respighi et bien entendu Messiaen). À l'inverse d'un Chopin ou d'un Liszt, la partition n'est pas noire de notes. Ce qui ne rend en rien l'interprétation facile, Ravel choisit la voie poétique au détriment d'une virtuosité démonstrative. Quelques notes furtives introduisent la pièce de manière élégiaque. Un bref leitmotiv agreste de triples croches jaillit par moment de la brume sonore, symbolisant le chant de l'oiseau morose. Ravel traduit avec tendresse et pudeur les affres du volatile. Dans la partie centrale, plus rapide, d'autres oiseaux viennent secourir leur camarade. On retrouve le legato-staccato de Jean-Efflam Bavouzet apportant un judicieux esprit bucolique à la scène.

3 – Une barque sur l'océan (dédié à Paul Sordes, peintre) – (D'un rythme souple) : Un chef d'œuvre, mon morceau favori, bien connu du public car orchestré et souvent joué ; la terreur des apprentis pianistes… La main gauche dépeint l'onde turquoise par une succession d'arpèges de triples croches montants et descendants. La main droite nous embarque  dans un frêle esquif cabotant au gré des facéties des jeux de vaguelettes. Dans le développement central, le pianiste doit balayer cette scène marine d'une brise de trilles en arpèges notées glissandi et mf d'une vélocité redoutable. Ravel ne fait aucun cadeau à son interprète mais dieu que c'est enchanteur… Pour l'orchestration, seules les flûtes ont une célérité capable de rivaliser avec le clavier pour jouer ces trilles.

4 - Alborada del Gracioso (dédié à Michel Dimitri Calvocoressi, écrivain et critique musical) – (assez vif) : Autre pièce assez célèbre et également déclinée plus tard pour l'orchestre. Encore une prouesse exigée du pianiste par les ritournelles d'accords piqués, les syncopes, le flot musical au rythme fantasque, des suites diaboliques d'accords en glissando ! Ravel joue la carte de l'ironie, de la passion immodérée de l'époque pour les danses ibériques (Debussy et Ibéria, suite symphonique haut de gamme). La pièce adopte une forme rappelant le scherzo avec une partie centrale plus alanguie dans laquelle les hidalgos, le jabot en avant, courtisent les belles espagnoles. Un morceau dansant et lyrique gorgé de soleil et de joie de vivre…

5 – La vallée des cloches (dédié à Maurice Delage, compositeur élève de Ravel) – (Très lent) : Comme les oiseaux, les sonneries des cloches inspirent les musiciens (Liszt et les cloches de Genève dans les années de pèlerinage, Berlioz et Moussorgski dans les sabbats de sorcières…).  Dernier morceau dans lequel se répètent des motifs typiques des annonces des heures ou des invitations à la prière. Une pièce d'une infinie tranquillité et discrètement mystique (discrètement). Une gaieté campagnarde de la musique, un jeu profond du piano pour éviter de brosser un tableau sulpicien de nos chers clochers. (Partition)
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Parmi les innombrables réussites au disque de l'interprétation de ce cycle, j'en propose trois gravées à des époques différentes. Je ne reviens pas sur l'album de Jean-Efflam Bavouzet de 2003 qui a emporté les suffrages des critiques et des mélomanes. Une anthologie peu chère pour un album en première publication chez un label étranger.
1954 : Walter Gieseking reste une légende par la ductilité et la subtilité poétique du discours et un son monophonique excellent quoique un peu terne (EMI – 6/6). Vlado Perlemuter (1904-2002) sera le premier pianiste, ami de Ravel à jouer toute la production du maître dans les années 20. Expert de Ravel, il confie une intégrale en 1979 pour Nimbus avec un son stéréophonique excellent mais un chouia réverbéré, comme souvent chez ce label. Le témoignage indispensable de celui qui put se former auprès du compositeur (Nimbus - 6/6). Enfin dans les enregistrements récents, Alexandre Tharaud signe, également en 2003, une intégrale de haute volée avec une qualité de son idéale (HM – 6/6).

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Miroirs par Jean-Efflam Bavouzet et trois compléments : Une barque sur l'océan par Walter Gieseking puis Alborada del Gracioso par Alexandre Tharaud. Enfin, de nouveau Une barque sur l'océan, mais dans la version orchestrale dirigée par Claudio Abbado.





1 commentaire:

  1. Avant tout, je préciserai que Ravel est mon compositeur français préféré et que sa musique pour piano se situe très haut dans mon panthéon personnel. Comme tu l'annonces, elle a été très bien servi par le disque, et il n'existe pas de "mauvaise" intégrale de cet ensemble, qui bénéficie d'une écriture suffisamment précise pour éviter bien des travers.
    En effet, la prise de son des disques de Gieseking est malheureusement bien grise, ce qui, dans ce corpus, est assez gênant... Mes deux versions de chevet n'apparaissent même pas dans ton billet, par ailleurs tout-à-fait intéressant et instructif -et très joliment illustré-. Il s'agit de l'intégrale Decca de Pascal Rogé -1974-, vraiment excellente et disponible à pas cher, malgré une prise de son seulement convenable, et de celle de Steven Osborne -2011, Hyperion- à la prise de son exceptionnelle. Pogorelich propose également un "Gaspard de la nuit" réellement saisissant.

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