mercredi 15 février 2017

Chris WHITLEY "Living with the Law" (1991), by Bruno


     Parfois, comme ça, à l'improviste, alors que rien ne laissait présager sa venue, il arrive sans avertissement un disque miraculeux. Un disque qui semble sortir de nulle-part, un truc hors du temps, hors des modes, qui semble ne prêter aucune attention à l'univers musical du moment. Et en conséquence, qui n'a a priori aucune approche commerciale. Et qui pourtant, par la seule force de sa musique bouscule sans ménagement les oreilles des auditeurs curieux - ou imprudents -.
Ce fut le cas de ce "Living with the Law" de Chris Whitley sorti un beau jour de l'année 1991. En pleine explosion Grunge ; à l'époque où les "Badmotorfinger", "Ten",  "Spiderland", "Loveless", "Gish",  "Temple of the Dog", "Goat", et plus particulièrement "Nevermind" (le n° 1 de l'année) cartonnaient, avec aussi les "Use Your Illusion", "Metallica", "Blood Sugar Sex Magik" et"Achtung Baby". Tous caracolant au sommet des charts, ne laissant que quelques miettes aux autres soldats du Rock. Vieux baroudeurs comme jeunes recrues.
Difficile de faire plus cheap en matière de guitare

     Quand je pense qu'il y a tant de politiciens qui parviennent, pour d'obscures raisons, à marquer l'histoire (aidés, il y est vrai, par cette douteuse manie de baptiser divers lieux publics, rues et avenues de leur nom - en même temps, parfois cela participe à la publicité d'un parti -) alors que certains d'entre-eux n'étaient que des arrivistes et des opportunistes ; voire des menteurs pour quelques-uns. Alors que, d'un autre côté, il y a tant d'artistes (musiciens, écrivains, dessinateurs) qui finissent dans les limbes de l'oubli. Chris Whitley est de ceux-là. 
Peut-être faudrait-il qu'une de ses compositions soit reprise par un candidat, un peu frondeur, dans un télé-crochet, pour qu'enfin on redécouvre ce musicien, certes un peu à part, mais authentique auteur-compositeur.
Voilà onze ans que ce musicien, compositeur-interprète, s'en est allé, fauché par un cancer du poumon foudroyant (précisément le 21 novembre 2005). Et aujourd'hui, progressivement mais sûrement, son nom s'efface des mémoires (pour autant qu'il y fût).
Il faut dire qu'il a eu l'audace, ou le tort, de ne jamais plier devant les exigences d'un système médiatique tentaculaire et la pression des labels. Cependant, usé par un incessant bras-de-fer, perdant toute illusion sur un système nécrosé par l’appât du gain, il finit totalement désabusé. Ce qui sera retranscrit dans une musique plus sombre.
 

   Le problème « Chris Withley » était aussi qu'il était difficilement classable, avec en plus cette arrogance de n'en faire qu'à sa tête et ne jamais faire un disque identique ; ou, au moins, dans la même veine que le précédent. Et qu'importe si un disque a été salué par la critique ou qu'il se soit bien vendu. Ce n'est pas ça qui va l'influencer ou orienter une ligne directive. Pire, parfois c'est presque comme s'il cherchait à se saborder lui-même, et à faire en sorte de ne pas développer et prolonger un succès naissant. En authentique artiste qu'il était, il ne souciait guère, ou du moins ne s'intéressait pas aux lois du marché et aux tendances, de ce qui était à la mode. La « mode » … probablement un terme grossier dans le vocabulaire de ce musicien.
Visiblement, l'important pour lui était de rester « vrai », en phase avec lui-même. Jouer la musique telle qu'elle émanait de son âme, de son subconscient ; à l'instinct. Il y avait réellement de la créativité. Avec parfois un résultat pas très accessible.

L'instinct. Oui, s'il y a bien un terme qui résumerait l’œuvre de Chris Whitley, ce serait l'instinct. En cela, il rejoint les Bluesmen (à ce titre, d'autres le rapprochèrent du milieu du Jazz). Notamment les créateurs qui, si leur musique reposait bien sur un idiome, laissaient libre cours à leur inspiration et à leurs humeurs. Alors que les clones commençaient à envahir les diverses scènes, asphyxiant d'autres professionnels plus originaux, lui n'était guère intéressé à l'idée de se calquer sur les Muddy Waters, Howlin' Wolf, Stevie Ray Vaughan et autres Hendrix

C'est aussi la preuve d'une force de caractère. Son style est tout sauf orthodoxe ou académique. Il est totalement à l'opposé des jeux ampoulés et techniques des métalleux et des shredders, ainsi qu'aux tonalités fortement dosées en fuzz et en disto diverses des gratteux du Grunge alors sous les feux de la rampe. Il est évident que le sien traduit une approche purement instinctive de la musique. Elle sort des tripes et du cœur. Une musique que l'on pourrait qualifier d'artisanale, notamment par le côté relativement - ou faussement - bancal dont elle semble faire preuve.
 

   « Living with the Law », disque découverte de Chris Whitley, est un disque magique, rare. Capable de séduire, ou plus exactement d’envoûter, dès les premières minutes. Précisément, ici, avec la chanson éponyme
(
on ne peut compter les quelques secondes – accordage / échauffement - de  « Excerpt »). Immédiatement, le picking à la fois fluide et fragile rapidement soutenu par ce chant habité, à la limite de la fêlure, imposent une ambiance singulière. Il y a quelque chose de profondément humain et d'indubitablement sincère. Quelque chose qui n'est pas réfléchi, pas calculé. C'est spontané, sans retenue. On a cette sensation d'un interprète timide et fragile et pourtant doté d'une force de caractère qui lui permet d'extirper ce qu'il ressent au fond de son âme. Au risque de se livrer à nu et de s'exposer à l’opprobre, au jugement. On sentirait presque les blessures que la vie a forcément dû lui infliger. D'autant plus qu'il donne l'image d'une personne trop sensible, trop honnête pour ressortir indemne de ce monde de crapules, de cupides, de zombies et de lâches.


« Brother runnin' powder money. Daddy's somewhere on a drunk … I do my dreaming with the gun. Well I come down from the country, find a lesson in the draw, there ain't no secret in the city, it's hard living with the law »

     Il n'y a rien d'académique, rien qui le rattache de façon indéfectible à une technique ou un genre précis. Sinon, le Country-blues. Sa National Triolian et son jeu aux onglets (pas totalement car c'est souvent un jeu hybride : médiator et onglets) participent majoritairement à cette affiliation (1). Il joue aussi d'une National Reso-phonic 1133 (l'ancêtre de la Resolectric Dobro dont il joue également) bien moins connue. Mais Chris va au-delà. S' il paraît évident qu'il s'est servi du Country-blues pour acquérir des bases solides et en constituer un solide socle, il ne retient pas son inspiration. Il ne la bride pas pour la confiner dans un format.
Et puis on ressent d'ailleurs que certaines formes de Heavy-rock et de Hard-blues des années 70 ont également participé à forger son style. Parfois, en filigrane, on peut déceler des traces du style d'Hendrix et de Johnny Winter (plutôt en mode Blues pour ce dernier). Rien de vraiment flagrant ; c'est plutôt dilué. 
     Pour le matos électrique, en dépit de l'influence de ces deux derniers, Chris s'est tourné vers la Danelectro avec micro lipstick. Des modèles bien peu usités alors (voire plus du tout même), même dans le grunge où certains musiciens ont remis en lumière des modèles bien moins luxueux et surtout plus accessibles financièrement. Un choix probablement induit à l'origine par un budget restreint. D'un autre côté, sa Danelectro(59-DC), passablement usitée, participe à ce son à la fois boiteux et instable mais particulièrement chantant et saisissant. A la fois flûté et enroué. Une certaine fragilité qui lui permet de très bien se marier avec la National Triolan.
Est-ce la matière de son bottleneck qui lui procure ce timbre de slide quelque peu singulier, sans trop d'aigus et plutôt mat ? Quand certains se sont forgés un son en utilisant un goulot de bouteille (occasionnellement une canette de bière), une fiole de médicament, ou un bout de tube de cuivre (phalange fine obligatoire),  ou encore, pour faire le malin, avec un énorme vibro-masseur (vraiment pas finaud), Whitley s'en est confectionné un à l'aide d'un vieux guidon de vélo. 
 

   En matière de slide, son jeu très personnel est plutôt dans l'esprit d'un Sonny Landreth. soit un jeu peu orthodoxe, quelque peu acrobatique (bien moins que chez Landreth qui reste un maître en la matière) recherchant avant tout à créer une atmosphère, quitte à sortir des gabarits définis par le Blues.

     
     Chris Whitley, c'est un vecteur permettant l’émergence d'un Blues d'origine rurale qui s'est émancipé de son format original en étant perméable, mais sélectif, à l'environnement qui l'entoure. Certes il y a toujours quelque chose de poussiéreux, de terreux, de foncièrement prolétaire, hérité du Country-blues et profondément tatoué dans sa peau, mais l'emphase du Rock des années 70 et d'au-delà est passé par là et a laissé des traces profondes.
Ainsi, avec "Big Sky Country", on jurerait une composition de David Byrne des Talking Heads. Et "I Forget You Every Day" a cet élan lyrique issu de l'univers de U2. Break, chant et solo compris. Avec, peut-être, un chouia supplémentaire de profondeur, de douleur. Un titre qu'aurait aimé écrire Bono et The Edge.
A d'autres moments, certains dérapages soniques se calent entre le Grunge et un Rock noisy à la Sonic Youth. A ce titre d'ailleurs, l'album suivant, qui ne sortira que quatre ans plus tard, irradie d'une électricité corrosive bien dans la mouvance du groupe de Kim Gordon et Thurston Moore.
Quelques fois, comme avec "Dust Radio" "Make The Dirt Stick", c'est un retour aux fondamentaux, aux racines, dans une belle sobriété où il évoque un Son House mélancolique ; où la poussière se mêle à la rouille. 
Avec "Phone Call from Leaveworth", il pratique un Country-blues popularisé par Taj Mahal ; soit dans un style plus vif, à peine enjoué, et presque dansant.

On retrouve aussi sa passion de la poésie dans ses paroles assez fouillées et imagées. Un choix de bons mots, de phrases claquant tel un fouet, ou douces comme la caresse d'un soleil printanier.
Quelques temps plus tard, une belle collection, où la Danelectro des débuts est restée au placard.
     Dire que ce disque n'aurait peut-être jamais été réalisé. Du moins à ce moment là. Sachant que pour Chris Whitley, "des années plus tard" signifie impérativement une autre humeur, une sensibilité et un esprit différents, et donc, forcément, un disque différent. Voire pas de disque du tout. Certains croient aux rencontres. Ce fut le cas pour Chris. Après un séjour en Europe (où il forma un groupe, A Noh Rodeo, avec le Belge Alan Gevaert (dEUS) et dont la sœur, Hélène, devint sa femme) il rentre au pays et dégote un emploi dans une manufacture de cadres. Il aurait pu y rester longtemps, ne jouant de temps à autre que pour le simple plaisir. La trentaine tout juste passée et une famille à nourrir (deux enfants), il avait certainement dû étouffer tout espoir de faire un jour une carrière dans la musique. Jusqu'au jour où un ami photographe insiste pour qu'il participe à une séance photo, pour une après-midi, dans un parc New-Yorkais. C'est là qu'il  rencontra Daniel Lanois. Ce dernier, après quelques discussions et une jam, lui proposa de le mettre en contact avec une maison de disques. Ce qui déboucha sur ce disque et sur une carrière professionnelle dans la musique.
     Si ce disque est si fort, c'est sans doute parce que les pièces, qui le composent ont eu tout le temps d'être mûries, sans aucune pression ; ni dans le temps, ni dans la direction artistique.
     On retrouve logiquement sur ce disque des hommes avec qui Daniel Lanois a l'habitude de travailler. Malcom Burn, à la production, encore assez jeune dans le métier, mais qui ne va tarder à se faire un nom, non seulement avec cet album, mais aussi pour son travail auprès des Bob Dylan, John Mellecamp, The Neville Brothers, Iggy Pop, Midnight Oil, Emmylou Harris, De Palmas, et bien sûr Lanois. Daryl Johnson à la basse ; Bill Dillon à la guitare et Ronald Jones à la batterie. 

Foutrebleu ! Voilà t'y pas que cette humble galette affiche déjà vingt-cinq années au compteur (presque 26 ans), et elle n'a pris un pèt' de rouille. Grand. Ça file encore le frisson. A mon sens, un des incontournables des années 90 (et même plus). Bien que cruellement absent des nombreuses éditions vantant les meilleurs disques de machin ou la discothèque idéale.

  1. "Excerpt" – 0:17
  2. "Living with the Law" – 3:42
  3. "Big Sky Country" – 4:45
  4. "Kick the Stones" – 4:12  ➪ (présent dans la B.O. du "Thelma & Louise" de Ridley Scott) ➪ avec l'harmonica du poto Peter Conway
  5. "Make the Dirt Stick" – 3:33 ➪ (avec le beau-frère, Alan, à la basse)
  6. "Poison Girl" – 3:27
  7. "Dust Radio" – 5:08
  8. "Phone Call from Leavenworth" – 4:47
  9. "I Forget You Every Day" – 4:33
  10. "Long Way Around" – 4:27
  11. "Look What Love Has Done" - 3:23
  12. "Bordertown" – 4:30
  13. [?? sans nom ?? - ou "Excerpt II"] – 0:18
Auteur - compositeur : Chris Whitley

     En dépit d'une carrière bien tumultueuse, et une non-médiatisation manifeste (à l'exception de son premier essai), Chris Whitley est devenu une référence, également revendiqué par certains artistes.
Depuis quelques années, il existe le "Chris Whitley Celebration". Un grand concert où se retrouve des musiciens tels qu'Eric Johnson, Alejandro Escovado, Vernon Reid ou encore Doug Pinnick, avec, bien sûr, avec Dan et Trixie Whitley, ses enfants.



(1) National Triolian  : guitare à résonateur avec un corps en métal, fabriquée, à l'origine, de 1929 à 1934. Instrument emblématique des Bukka White, Son House, Tampa Red, Blind Boy Fuller, Reverend Gary Davis, Taj Mahal et Peetie Wheatstraw. La première guitare à résonateur date de 1927. Aujourd'hui, ce sont des guitares très chères à acquérir, y-compris les modèles récents.


😁

13 commentaires:

  1. Quelle claque quand j'ai écouté ce disque pour la 1ere fois en 1991 !!! A découvrir absolument ou à re-découvrir....P....n, déjà 26 ans !!!

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  2. En 1991, deux coups de foudre.....ce Whitley et le "one believer" du monstrueux et regretté John Campbell ! Merçi Bruno, c'est l'occase pour ressortir et réécouter ce "Living with the law"

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    1. En faisant cette p'tite chronique, j'ai également pensé à l'excellent "One Believer" de John Campbell (que m'avait fait découvrir ma compagne). Je ne sais pas, mais tout en étant pourtant assez différents, il me semble qu'il y avait quelque chose d'inaltérable qui reliait ces deux hommes.
      Il me semble bien qu'ils s'étaient d'ailleurs rencontrés.

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  3. et bien moi en lisant ton article j'ai aussi immédiatement pensé à Campbell......la forte personnalité des deux bonhommes sans doute. Madame a des goûts très sûrs...félicitations!

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    1. Ouais ... si on veut ... Elle aime aussi Diane Dufresnes et Polnareff.
      Elle m'avait fait découvrir "Let to Me" de Jonny Lang et Greg Brown. Hélas ... sniff ... les soli de Roy Buchanan lui écorchent les oreilles. Motörhead aussi. J'comprends pas

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    2. Ah les couples... Je sors de la Philharmonie de Paris, première fois...
      Haydn / Ligeti / Brahms ; Maggy Toon n'a pas aimé Ligeti, pas une surprise :o)
      Un maestro de 90 ans bon pied bon oeil ! Ça m'épate ces gens là...

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  4. ah ben ouais ça calme de suite.....Greg Brown encore un sacré personnage! Motörhead là je la comprend pour Buchanan quand même y'a rien d'agressif chez ce monsieur!

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  5. Les notes hyper aiguës qui s'étirent au-delà du manche, et celles sifflées.
    Le pire c'est qu'il fut un temps où j'avais travaillé ce style - certes avec maladresse -, et que je sortais systématiquement des notes sifflées, sans même y réfléchir.

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  6. le meilleur disque de country blues jamais sorti , cet album me hante ; je l'ai vu en concert dans les années 90 comme jeff healey , calvin russell, gary moore ; loser comme jeffrey lee pierce et son magnifique album blues rambling jeffrey ....

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  7. J'ai adoré les deux titres proposés... quelles couleurs !!!! Je ne connais (évidement) pas ; il faut que je creuse l'affaire !

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  8. superbe chronique , je rajouterais que daniel lanois a participé aussi au magistral wrecking ball d' emmylou harris ...

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