samedi 18 février 2017

Anton BRUCKNER – Symphonie N°0 – Riccardo CHAILLY (1989) – par Claude TOON



- Mais M'sieur Claude ? Une symphonie N°0, c'est un gag, une faute de frappe ? Bon vous allez m'expliquer, sinon, de nouveau Bruckner, le symphoniste viennois…
- Non ce n'est pas un gag Sonia, Bruckner a composé 11 symphonies, mais très exigeant avec son travail, il en a retiré 2 de son catalogue, décision non justifiée pour celle-ci !
- Ah ? Et donc, les musicologues et les chefs d'orchestre ont réhabilité cet opus alors. Il vaut le coup ?
- Une œuvre de jeunesse composée entre les officielles 1ère et 2ème symphonies. Oui, un ouvrage sympa qui préfigure le Bruckner des chefs-d'œuvre de la maturité…
- Donc, 6ème article sur ces symphonies de M'sieur Anton, la 0 au banc d'essai, et un chef italien déjà invité dans une symphonie de Mendelssohn si j'en crois l'index…
- En effet mon petit, l'une des meilleures versons modernes de cette œuvre un peu laissée de côté. Un chef qui sait alléger le style "bourrin" parfois reproché à tort à Bruckner…

Caricature de Bruckner de 1886
Pourquoi Anton Bruckner a rejeté cette symphonie à la fin de sa vie ? C'est un mystère. De facture moins rugueuse que la 1ère symphonie, moins ambitieuse dans la durée que la seconde, composée avec habileté, elle trouve sa juste place dans le parcours du compositeur. Si on ne peut pas tenir le même langage pour la symphonie d'étude de 1863 assez gauche et portant le N° 00, elle possède déjà toutes les caractéristiques du style romantique du maître : polyphonie et contrepoint soignés, final fugué (comme la future 5ème), scherzo plus audacieux que celui des partitions à venir, orchestration rigoureuse inspirée de la technique en choral de l'orgue, et surtout, notamment dans l'andante : de très beaux thèmes. Cette symphonie est de ces œuvres que l'on mémorise facilement dès les premières écoutes. Elle peut même être une bonne introduction à la musique de Bruckner.
Quand on parle d'œuvre de jeunesse, tout est relatif car en 1869 Bruckner a 45 ans. Comme Brahms, qui ne l'aimait pas, il a entrepris la composition de ses symphonies tardivement, faisant de ce travail l'essentiel de son œuvre. Si on le considère de nos jours comme l'un des symphonistes les plus éminents du romantisme tardif, il ne fut pas compris de son vivant. Certaines partitions ne seront jamais éditées, et le compositeur n'entendra jamais la plupart de ses ouvrages. Cette symphonie N°0 ne sera créée qu'en 1924 par Franz Moißl à partir d'une édition "bricolée" due à Josef Wöß. Depuis 1968, on utilise une édition plus authentique de Leopold Nowak qui faisait autorité dans la restitution des partitions plus authentiques.
On ne présente plus Bruckner dans ce blog, ce billet étant le 6ème consacré au compositeur. L'essentiel de la biographie de ce personnage énigmatique est à lire dans le premier article consacré à la 5ème symphonie (Clic). Oui énigmatique et hors de son temps : introverti, timide, dépressif et donc un peu poivrot, mal fait de sa personne et ne faisant rien d'efficace pour séduire… D'origine rurale, le brave Anton cultive les bourdes en société qui en font la risée du tout Vienne de l'époque… Pourtant l'année 1869 est un bon cru : Bruckner subjugue l'Europe par ses talents d'organiste et d'improvisateur, notamment à Nancy.
Comme toujours pour Bruckner, la genèse de cette symphonie et la rédaction de sa forme finale restent difficiles à cerner. Certains musicologues spéculent sur l'existence d'ébauches entre 1863 et 1864, P-g Langevin, musicologue fiable, l'évoque, mais on ne dispose d'aucun manuscrit musical pour l'affirmer définitivement. De toute façon, il est très vraisemblable que comme à son habitude, Bruckner aurait tout réécrit à partir de 1865 pour achever une partition exécutable en septembre 1866. Souhaitant la faire interpréter, il présente son manuscrit au chef Otto Dessoff qui reste dérouté par l'absence de thème émergeant dans le premier mouvement et décline la proposition ! Pas de thème percutant : une entorse fatale à la forme sonate à cette époque. Encore une désillusion pour Bruckner Il la retouchera encore en 1869. Un quart de siècle plus tard, en 1895, il ressort sa symphonie des tiroirs alors qu'il a enfin terminé sa monumentale et géniale 8ème et travaille sur la non moins ambitieuse 9ème que la mort l'empêchera de terminer. Considérant les vielles pages comme indignes du sommet qu'il a désormais atteint, il écrit un "Zéro" rageur sur la première page ! Ah les perfectionnistes !!!
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Il maestro italiano che ama i bambini, evidentemente
Nous avions déjà été à la rencontre du chef italien Riccardo Chailly à la carrière exemplaire : Deutsches Symphonie-Orchester Berlin (1982-1989), Orchestre royal du Concertgebouw d'Amsterdam (1988-2004) et depuis 2005 l'Orchestre du Gewandhaus de Leipzig (Clic).
Parmi sa prolifique discographie, le maestro a gravé entre 1984 et 1999 une intégrale des dix symphonies de Bruckner. De par les postes occupés, le cycle a été enregistré soit à Berlin, soit à Amsterdam, orchestre d'un niveau supérieur bien entendu. Une intégrale de plus ? Donc superflue ? Et bien non, car les qualités de précision et de dynamisme du chef tournent le dos à une tradition germanique encore parfois présente : pathos wagnérien et mysticisme outrée. Bon, la hiérarchie habituelle de la discographie n'a pas été bousculée par cette réalisation (Haitink, Wand, Jochum, Celibidache…), mais il s'agit d'un très bon cycle toujours disponible, à prix imbattable
Et puis les enregistrements de la symphonie N°0 n'étant guère pléthoriques, cette interprétation de haute volée de 1989 fût la bienvenue. J'avais aussi mentionné l'exceptionnelle interprétation de Riccardo Chailly de 1993, à Amsterdam, de la symphonie N°2 de Mendelssohn dans une chronique dédiée à cette œuvre (Clic).
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Bruckner dans ses cinq premières symphonies restera fidèle à l'orchestre Beethovénien : 2/2/2/2, 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, timbales et cordes. 4 cors, comme dans la 1ère symphonie, et non 2 ou 3, une innovation qui annonce les cors par 8 des trois dernières symphonies.

Otto Dessoff
1 – Allegro : Une petite marche bien scandée aux contrebasses et, cinq mesures plus tard : exposé d'un motif frémissant aux violons… Par d'erreur, une introduction brucknérienne typique. Cet ensemble de mesures est repris derechef avec quelques notes de cuivres pour épicer le propos. Otto Dessoff ne trouvait pas le thème ? Évidemment, contre toute attente, il faut le chercher dans cette association de motifs combinant deux lignes mélodiques. Bruckner raffole déjà des thématiques longues mais "sécables". Ce thème, car s'en est un à sa manière et à mon sens, rappelle l'intérêt du compositeur pour l'univers romantique et épique. Langevin parle donc de groupe et non de thème et en déduit une faiblesse dans la composition. Je ne partage pas trop cette opinion respectable. Bruckner va explorer un mode de composition différent de la forme sonate académique avec son intro, ses thèmes A et B, etc. De fait, la musique échappe à un carcan, déroule des "groupes" mélodiques assez variés, alternant héroïsme et poésie bucolique. Rien de mystique dans ces pages. [1:01] Un court choral de cuivres avant l'exposé d'une seconde idée sans motif très défini mais élégiaque (ré mineur) peut faire songer à une technique héritée des poèmes symphoniques d'un Liszt. [3:04] Encore une nouvelle mélodie inattendue et lyrique avec un chatoyant dialogue concertant des bois (belle prise de son). Bruckner nous ballade au sens propre dans une forêt viennoise. On peut considérer le passage comme le développement d'un mouvement de sonate, sans doute, mais quelle fantaisie dans l'exploitation des matériaux mélodiques… [7:10] Le chant des flûtes et du hautbois préfigure les murmures de la forêt du Siegfried de Wagner achevé en 1869, Wagner que Bruckner admirait tant.
[9:24] Un retour du premier groupe (règle sonate somme toute respectée) va introduire un second développement aux accents énigmatiques suivi d'une coda [12:34] avec son crescendo conclusif, énergique, élaboré à partir de la seconde phrase mélodique exposée aux violons lors de l'introduction. Beau souci de rigueur dans la construction. Furie de cuivres ultime : signature du style du compositeur présente quasiment dans toutes les codas des allegros introductifs. Elle disparaitra uniquement lors de la réécriture de la 8ème symphonieRiccardo Chailly n'appuie jamais le trait avec brutalité, requiert des tempos retenus qui laissent les dialogues de l'harmonie s'épanouir en évitant leur étouffement trop fréquent par la masse des cordes. Une œuvre qui a trouvé son interprète.

2 – Andante : [15:25] Ô oui, que Josef Wöß a eu raison de passer outre l'autodafé de Bruckner sur sa propre musique et de la réhabiliter, ne serait-ce que pour ce magnifique et tendre andante. Le mouvement lent dans l'art du compositeur se révèle la clé de voute de ses œuvres symphoniques, le temps et l'espace où se conjuguent l'intime et la réflexion ; réflexion métaphysique et mystique dans les cinq symphonies de la maturité pour ce chrétien fervent. Ici moins de religiosité mais un épisode rêveur. Une grande phrase sereine aux cordes initie le mouvement. Un dialogue des bois, coloré et nocturne, la prolonge et annonce un premier développement. [17:38] Une mélopée martiale aux violons énonce une seconde idée charmeuse et bucolique. Rien que pour ce beau thème, la symphonie se devait d'exister. Si nombre de compositeurs mineurs du XIXème siècle avaient écrit ne serait-ce que cet andante, on ne les aurait pas oubliés… L'andante va se prolonger par épisodes successifs dans un esprit de rayonnement lumineux insufflé par les thèmes initiaux. Riccardo Chailly fait de nouveau chanter les bois et les cordes avec clarté, soulignant ainsi à merveille la douce et riche polyphonie imaginée par Bruckner. Mais pourquoi diable avoir jeté ces pages aux orties en 1895 ?

3 - Scherzo : Presto – Trio : Langsamer und ruhiger : [29:10] Les amateurs de Bruckner sont habitués à ses scherzos assez vifs, un peu longs, à la thématique bien marquée, mais d'une symétrie pendable de monotonie : Scherzo – Trio – Scherzo da capo à la quadruple croche près ! Curieusement dans cette symphonie posthume qui ne fut pas charcutée inconsidérément par des élèves ou des conseillers généreux mais attachés à la forme comme une fin en soi, Bruckner  compose cet intermède de façon plus libre et surtout plus brève… La vivacité trépidante du scherzo nous prend à bras le corps. La musique jaillit, syncopée, farouche, empreinte de chromatisme mais surtout dépêtrée des redites trop souvent critiquées car critiquables présentes dans les symphonies ultérieures. [31:25] le trio apporte un intermède galant et poétique dans laquelle s'étire une mélodie gracieuse illuminée par un dialogue de bois et de pizzicati surgi d'une légende de la forêt viennoise. [33:20] Le scherzo fait son retour, mais là est la surprise : une coda frénétique, presque diabolique, termine vaillamment ce scherzo de 7 minutes. Dans une des 8 éditions de la 3ème symphonie, cette coda fantaisiste existait, mais très peu de chef l'exécute (Haitink à Vienne).

4 - Finale : Moderato – Allegro vivace : [35:58] Par ses dimensions et sa richesse, le final préfigure encore plus que les mouvements précédents la maîtrise de la complexité qui fera de  Bruckner le symphoniste le plus marquant de l'ère romantique finissante et le roi du contrepoint hérité de Bach. Une introduction lente assure la transition avec l'exaltation du scherzo, un instant de repos avant les hostilités. De longues phrases aux cordes et un scintillement des bois. [37:04] Un premier thème, vigoureux et sévère, porté par un choral de cuivres émerge de la tranquillité. Le grand Bruckner de la future 5ème symphonie prend son élan. Il développe sa musique avec ce mélange de rusticité et de bonhomie qui le caractérisent. [38:33] Second thème plus joyeux et inhabituel par sa facétie chez ce compositeur. La suite : un travail contrapuntique qui aurait déjà fait entrer l'homme dans la légende : écoutons ces échanges sur plusieurs voix entre les divers pupitres. (Technique de la registration appliquée avec talent par Bruckner l'organiste.) Riccardo Chailly poursuit son travail de clarification : pas de tutti tonitruant au bénéfice de la mise en place aérée de cette musique foisonnante et énergisante.

On trouve ce disque en album séparé chez quelques vendeurs. Sinon l'intégrale de bon aloi le propose et reste disponible chez DECCA. Autre disque d'un intérêt certain, celui de Daniel Barenboïm avec le superbe Orchestre symphonique de Chicago. Un album isolé de sa première intégrale, la meilleure (DG – 4/6).
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