samedi 26 novembre 2016

Richard SRAUSS – Mort et transfiguration – Herbert von KARAJAN (1983) – par Claude TOON



- Tiens M'sieur Claude, de nouveau un album Richard Strauss… De quoi s'agit-il, des poèmes symphoniques, autre chose ?
- Métamorphosen, est une œuvre atypique et désenchantée pour 23 cordes, de 1945, déjà chroniquée. Mort et transfiguration est un poème symphonique de jeunesse…
- Moui, tout comme Ainsi parla Zaramachin rendu célèbre par Kubrick dans l'indicatif de 2001 Odyssée de l'espace. Il est aussi connu et intéressant ?
- Oui, plus concis et moins confus (Ainsi parla Zarathoustra ne fait pas toujours dans la dentelle), une œuvre profonde qui continue de faire carrière en concert et au disque.
- Heu, je suis peut-être un peu ignare, mais que signifie "transfiguration" ? Et puis de nouveau Karajan souvent entendu dans ce blog…
- En deux mots, transfiguration est un terme chrétien qui suggère la libération de l'âme dans la sérénité au moment de la mort. Quant à Karajan, force est d'admettre qu'il fut talentueux dans beaucoup de domaines, notamment comme interprète de Richard Strauss.

Richard Strauss à 26 ans en 1888
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Oui, Sonia a bonne mémoire et l'index lui donne raison : Herbert von Karajan a déjà été souvent à l'honneur dans ce blog. Pour la 9ème symphonie de Beethoven, Le Requiem Allemand de Brahms, celui de Verdi (pas allemand…) dans le film de Clouzot, et aussi le sacre du printemps de Stravinsky, la 5ème symphonie de Prokofiev, et enfin, ne pas oublier une interprétation hors norme de la 8ème symphonie de Bruckner au crépuscule de sa carrière (Index). On ne prête qu'aux riches. Je ne suis pas un admirateur inconditionnel du maestro autrichien très sûr de lui, mais avec des centaines de gravures, le chef a établi en une quarantaine d'années une des discographies parmi les plus larges de l'histoire du microsillon et du début de l'ère numérique. Et puis pour la plupart de ces articles, une vidéo ou des extraits était disponibles pour vous proposer une écoute… À noter que pour Strauss, il s'agit d'une première. Ainsi parla Zarathoustra était dirigé par Rudolf Kempe, sans doute l'un des meilleurs interprètes du compositeur bavarois. Pour son opéra Salomé chroniqué récemment, un jeune : Philippe Jordan et pour les poignantes métamorphoses, un autre jeune : David Grimal, une œuvre grave où avec les magnifiques cordes de la Philharmonie de Berlin, Karajan s'est lui-même plusieurs fois illustré.
Cette gravure de 1983 est, au-delà de sa magnificence, le témoignage de l'intérêt compulsif que portait le chef pour le disque et les nouvelles technologies, utilisant ainsi son image médiatique pour faire découvrir la musique classique au plus grand nombre. Il se remettra à enregistrer, malgré l'âge, souvent pour la énième fois, son répertoire de prédilection : le romantisme et le postromantisme. On peut épiloguer sur un classement subjectif entre les versions de l'époque vinyle et celles du CD. Ce n'est pas d'un intérêt majeur. Les symphonies n°7 et 8 de Bruckner enregistrées avant sa mort en 1989 sont des références au contraire de celles des années 70, mais il y a aussi des absents comme Mozart, un compositeur dont Karajan n'avait pas su vraiment maîtriser la finesse (à mon humble avis), sauf dans les opéras et dans les années 50 grâce à des chanteurs de génie.
Herbert von Karajan reste un passage obligé pour découvrir l'univers de Strauss, tant pour les opéras que pour les poèmes symphoniques. Il enregistrera de nombreuses fois les partitions les plus marquantes comme Don Quichotte (avec Pierre Fournier et Mstislav Rostropovitch), Une vie de héros, autre monument à commenter, Don Juan, Till Eulenspiegel et bien entendu Ainsi parla Zarathoustra. Au regard de l'hédonisme commun au compositeur et au maestro, et vu leur goût mutuel pour la magie de l'orchestration et de l'esthétique sonore, rien de surprenant que les gravures de Karajan soient marquées d'une telle aisance. Il faut prendre aussi en compte la qualité des orchestres dont disposait le chef qui ne rencontra qu'une seule fois Strauss, en 1939. Karajan a enregistré 4 fois officiellement ce poème symphonique : 1953, 1960, 1974, 1983 ! (EMI, DECCA, DG)
Et pour conclure sur le chapitre Strauss-Karajan, j'ajouterai que cette gravure me semble supérieure dans sa réflexion métaphysique à celle de 1974. Et côté transparence de la prise de son, il n'y a pas photo ! Pour la bio complète de Herbert, voir Brahms (Clic).
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De nos jours, un débat perdure sur le fait que Richard Strauss n'était que le compositeur postromantique ringard perdu dans un siècle qui n'était pas le sien, ou alors celui qui porta ledit style romantique aux limites de sa richesse émotionnelle. Je suis plutôt un membre du second camp même si j'admets que le bonhomme fut capable du meilleur, comme Metamorphosen, le Chevalier à la Rose (son 3ème opéra) ou les quatre derniers lieder, comme du "très anecdotique voire médiocre", et de citer Aus Italian avec l'air de funicula funiculi pour charpenter le final (pas top le dépliant touristique orchestral). Et je ne parle pas du ballet Schlagobers (littéralement : crème fouettée) que seuls les autrichiens doivent pouvoir digérer (il n'existe qu'un seul enregistrement complet réalisé au Japon où, c'est bien connu, on peut avaler n'importe quoi).
On ne se moque pas, tous les compositeurs ont commis des nanardies pour payer leurs impôts. Mes chroniques depuis plus de cinq ans ne sélectionnent que les meilleurs œuvres, réputées comme telles, ou au moins de sympathiques curiosités à redécouvrir. (D'où une notation moins sévère que celle de mes petits camarades du rock qui sont confrontés à l'actualité avec ses hauts et ses bas.)
Assez digressé, revenons en ces années 1886-1899 pendant lesquelles Richard Strauss compose l'essentiel de sa musique orchestrale, notamment ses poèmes symphoniques. Mort et transfiguration composé en 1891 est le 4ème de la série après le besogneux Aus Italian de 1886, l'excellent et fougueux Don Juan et Macbeth en 1890. Ce sont quatre œuvres écrites avant les 26 ans du compositeur. Des faiblesses de jeunesse dans cette musique ? Sans doute, mais si Strauss mourra en 1949 en ayant rien inventé d'après ses détracteurs, il y a pourtant une méthode Strauss
1891 : Bruckner termine la seconde mouture de sa 8ème symphonie, œuvre emblématique du contrepoint et du chromatisme wagnérien. Brahms, son concurrent dans la vie musicale (un peu ennemi), adepte du classicisme, a proposé six ans plus tôt sa 4ème symphonie, montrant que la musique pure, héritière de Bach, Mozart ou Beethoven première manière, a encore de beaux jours devant elle. C'est d'ailleurs à cette école que le jeune Richard va être formé avant de découvrir en tant que chef d'orchestre débutant l'univers de la musique à programme et la composition par leitmotive inventées par Liszt et Wagner. Mort et transfiguration et ses meilleurs poèmes vont épouser le principe lisztien sans la brutalité un peu fruste que l'on trouve chez le compositeur austro-hongrois. Mort et transfiguration se rapproche plus de la vitalité élégante de Ce que l'on entend sur la montagne que du liquoreux, fanfaronnant et un peu creux Du berceau à la tombe, même si les sujets sont similaires.
Mort et transfiguration aurait pu rejoindre Ainsi parla Zarthoustra dans 2001...
À l'inverse d'un Liszt qui s'inspire d'une œuvre poétique pour composer ses poèmes symphoniques, Richard Strauss structure les siens à partir d'une pensée personnelle libre de toute influence littéraire préexistante. Une thématique récurrente va cependant apparaître d'œuvre en œuvre : l'homme confronté à une existence mouvementée et au trépas : Don Quichotte, Hamlet, Don Juan, Till l'espiègle, une vie de héros et aujourd'hui un artiste.
Richard Strauss recourt à un orchestre enrichi comme celui de Liszt : 3 flutes, 2 hautbois, cor anglais, 2 clarinettes, clarinette basse, 2 bassons, 1 contrebasson, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, 3 timbales, 2 harpes, tam-tam, cordes. Strauss va se révéler un orchestrateur de talent, d'autant qu'il deviendra l'un des chefs d'orchestre majeur du début du XXème siècle.
Mort et transfiguration est une pièce monolithique jouée dans la continuité. Les musicologues ont tenté de discerner des mouvements, mais le nombre de parties varie d'un "spécialiste" à un autre !! La belle diversité de climats va plutôt émerger des modulations abruptes de tempos et d'une grande variété de thèmes. À propos de tempos, l'adhésion à la musique de Strauss est ultra dépendante de la maîtrise de ces derniers par l'interprète. La lenteur excessive pour chercher une soi-disant clarté provoque un ennui mortel. Je ne sais pas pourquoi mais le phénomène est souvent radical et sans appel. Il existe une gravure de Strauss himself de 1944 qui fixe l'idée : 23'40". Sergiu Celibidache, pourtant expert de la retenue (souveraine dans le mysticisme de Bruckner), se ridiculise avec ses 30' lors d'un concert à Tokyo. Excusez de la trivialité, mais c'est carrément "ch**nt". Otto Klemperer, grand commandeur, amateur de tempo lent et fidèle à la tradition germanique ne tomba pas dans le piège et le grava en 22' avec le Philharmonia. Une conception totalement poignante d'émotion et de grandeur qui reste un modèle. On peut trouver l'origine du problème dans le mode de composition par superposition savante et à l'unisson des phrases mélodiques. Ce que j'appelais plus haut la "Méthode" Strauss. Trop de lenteur disloque cette harmonie, l'unicité du récit musical étant rompue. Le choix de l'ultime version de Karajan n'est pas complètement le fruit du hasard. (23'40). Celle de 1974, plus lente, me paraît un soupçon plus pesante (très subjectif).
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- Oh là M'sieur Claude, que de remarques préliminaires, vous allez développer longuement l'analyse ?
- Justement non Sonia, seulement quelques indices pour permettre aux néophytes de mieux se repérer dans les méandres de cette musique métaphysique…

Image du film "Klimt" : le peintre viennois sur son lit de mort...
Un frémissant trémolo syncopé et hésitant des seconds violons et des altos en sourdine nous accompagne vers la chambre d'un artiste à la porte du trépas. Surgit pp une note sombre des bassons à laquelle répond un long accord tenu par le contrebasson, deux cors, les clarinettes et la clarinette basse. Lugubre ! La mort déploie ses ailes. Cet accord complexe au timbre indéfini mais étouffant signe la marque de l'orchestration straussienne ; on retrouve le même type de motif dans l'introduction d'une étrangeté abyssale de Ainsi Parla Zarathoustra obtenu avec d'autres instruments parmi les plus graves (Trémolos de contrebasses, roulement de grosse caisse, contrebasson, le monolythe de Kubrick).
Cette reptation funèbre et oppressante illustre bien l'art de Strauss soucieux de créer des sonorités extra-instrumentales originales. Les instruments disparaissent en tant que solistes au bénéfice de l'émission unitaire de timbres nouveaux. Interpréter Strauss nécessite de la part des musiciens une grande capacité à jouer à l'unisson. Que d'exigences draconiennes au niveau des tempos et des tuttis… Rien d'étonnant que Mort et transfiguration ne puisse s'épanouir que joué par des orchestres de haut niveau technique avec des chefs intransigeants. Si Strauss n'a pas fait œuvre de novateur, se limitant aux expériences du chromatisme wagnérien dans son écriture, cette manière de traiter l'orchestre est réellement inédite à l'époque. Pour les hardiesses harmoniques, il faudra attende le vénéneux opéra Salomé (Clic).

Un homme et la mort (Egon Schiele, ami de klimt) - 1911



[0:24] Dans le largo initial, Strauss confirme son talent de mélodiste. Le premier leitmotiv envoûtant aux altos et seconds violons symbolise l'agonie, le halètement. Strauss va baigner l'ultime voyage d'un homme d'une musique nourrie de 8 motifs. Oui, il y a un homme de chair et d'âme, pas uniquement un mourant anonyme et un second thème énoncé par la flûte [1:27] lui est dédié après les arpèges de harpes qui ont apporté un peu de repos (pas encore éternel) dans cette chambre des derniers souvenirs. Strauss va travailler avec émotion tous ces premiers matériaux, ainsi, le thème de la flûte est repris au hautbois [2:36], puis dans un touchant solo du premier violon quelques mesures plus tard [3:10]. Strauss n'abandonne donc pas un discours concertant comme pourrait le faire penser mes propos sur les accords complexes… Doucement, la musique a basculé de la noirceur à la rêverie…

[5:20] Un coup de timbale ff suivi d'un climax aux bois et aux cuivres confronte le mourant à une première attaque de la grande faucheuse. Un passage noté allegro molto agitato. On retrouve les superpositions mélodiques exposées par vagues successives comme une danse macabre fantasmée. [8:42] Un thème méditatif dit "de l'idéal" va contrer de nouveau l'inéluctable avancée vers le trépas. Sereinement d'autres souvenirs de l'adolescence apparaissent. [11:08] Une danse aux accents viennois s'insinue, réminiscence d'un moment de bonheur lors d'un bal chic ? La polyphonie très riche et la luxuriance de l'orchestration montrent un jeune Strauss de plus en plus habile à traiter des partitions élaborées. Un phrasé tantôt galant tantôt furieux (Meno mosso), des expositions et réexpositions incessantes de motifs qui se confondent : une architecture intrigante et virulente qui fait songer aux formes sonates propres aux symphonies classiques. On a pu reprocher au compositeur ce mélange des genres : poème symphonique vs symphonie. Peu importe, le flot dramatique et lyrique s'impose par sa logique contrapuntique très construite et somme toute facile à suivre. Strauss ou la synthèse des différents courants musicaux.
[17:54] Après moult péripéties et une dernière attaque du thème de la mort, l'inévitable se produit. Strauss fait résonner un glas par le tam-tam (Berlioz que le compositeur admirait n'est pas loin). Issu d'un silence mortuaire, le thème de l'immortalité gagne en puissance pour s'imposer crescendo, de manière martiale, avant que le repos éternel n'advienne. Tous les pupitres (les cordes sont même divisées par groupes) baignent les dernières mesures (lento) de la douce lumière de l'au-delà… Œuvre encore imparfaite peut-être, mais un jeu de couleur génial. L'accord du point d'orgue comporte 48 notes réparties sur tous les pupitres !!
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Si Karajan en 1983 offrait une très grande version complétée par un must de Metamorphosen, d'autres lui font concurrence. Parmi les gravures notables, j'en ai déjà cité certaines. Trois coups de cœur avec des couplages divers. Rudolf Kempe est évidement le maître de Strauss dans son intégrale avec la Staastkapelle de  Dresde réalisée dans les années 70. Des tempos tendus, Mort et transfiguration est diablement vivant… comme il devrait toujours l'être. Si le coffret de 9 CD rebute, un double album réunit une sélection des meilleurs opus (Warner – 5/6). On a réédité l'intégralité des captations de Otto Klemperer avec le philharmonia dans un coffret fourre-tout à prix imbattable avec des pages célèbres de Wagner… Pourquoi pas ! Le double album comportant deux incontournables qui siéent parfaitement à la gravité du chef emportent les suffrages : Metamophosen et la 9ème symphonie de Mahler. Trois œuvres majeures du répertoire et d'inspiration sépulcrale. (EMI – 6/6 l'album, 5/6 pour Mort et transfiguration). Enfin pour me contredire en partie et admettre qu'un chef inspiré disposant d'une belle phalange (la Philharmonie de New-York) peut s'autoriser des tempos lascifs, le disque de Giuseppe Sinopoli est idéal, le couplage avec Ansi parla Zarathoustra peut séduire, et la prise de son claire et dynamique met parfaitement en valeur l'orchestration de Strauss (DG – 5/6).

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Richard Strauss créa lui-même son œuvre le jour du printemps 1890. Excellent chef, il dirigera souvent ses œuvres lors de soirées fleuves consacrées à un large répertoire. Après l'exécution par Karajan, un document exceptionnel : un concert avec l'orchestre Philharmonique de Vienne de 1944, alors que les bombes pulvérisent le IIIème Reich. Le son est d'un autre âge, mais la régularité de la battue, le raffinement de la mise en place (quels chants des bois et du violon solo !) offrent une référence absolue pour tous les chefs modernes qui veulent se mesurer à cette partition imposante de 88 pages de 26 portées ! Un document rare et précieux.



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