- J'ai entendu parler de ce concerto pour la main gauche M'sieur Claude ?
      Une drôle d'idée, pourquoi jouer d'une seule main ? Un gag ?
  - Pas vraiment Sonia… Ravel et plusieurs compositeurs ont été sollicités
      par le virtuose autrichien Paul Wittgenstein qui avait perdu son bras
      droit
      lors de la Grande Guerre !
  - Ô oui, triste ! Il a ainsi pu faire une carrière avec des œuvres
      intéressantes ?
  - Oui, et ce concerto de Ravel est sans doute un sommet dans ce
      répertoire dédié à ce pianiste handicapé, et également une œuvre majeur de
      Ravel…
  - Est-ce que Ravel lui a simplifié les choses, ou au contraire, ce
      concerto sonne-t-il aussi brillamment qu'un autre et donc est réservé aux
      as du clavier ?
  - La partie de piano est épouvantablement difficile. C'est un ouvrage
      dédié aux plus grands pianistes comme l'était Samson François dont nous
      parlons aujourd'hui…
|   | 
| Paul Wittgenstein | 
  Dans notre culture occidentale, Grande Guerre rime avec tranchées,
    batailles de Verdun ou de la
    Somme, une boucherie souvent
    au corps à corps. Mais la Russie étant alliée à la France, l'Angleterre, les
    USA et l'Italie, il y eut aussi un front russe dont la férocité des combats
    n'avait rien à envier à celle de l'ouest.
  
  Paul Wittgenstein, jeune pianiste autrichien né en
    1887 et déjà prometteur, est
    envoyé guerroyer en Pologne. Blessé et capturé par l'armée du tsar en
    1914, on doit l'amputer du bras
    droit. Il se lance un défi : il continuera de jouer du piano de la main
    gauche uniquement. Pari insensé d'un homme et d'un artiste
    brisé par la folie de la
    guerre ? Et bien non, pari gagné ! La paix de retour, il transcrit un nombre
    important de pièces pour jouer d'une seule main de manière virtuose. Il
    retrouve les scènes, donne des récitals, obtient un franc succès.
  Issu d'une famille huppée et mélomane qui fréquentait
    Brahms,
    Mahler
    ou
    Richard Strauss, il contacte des compositeurs en vue pour commander des œuvres originales
    et étoffer son répertoire. Une vingtaine de musiciens plus ou moins célèbres
    vont écrire plus de trente ouvrages entre
    1915 et
    1951.
  
  Dans ce répertoire non négligeable, on trouve des sonates et des morceaux
    pour piano seul, mais aussi de la musique de chambre et des concertos avec
    orchestre.
  Pour la composition de ces partitions, on retient certains très grands noms
    :
    Prokofiev,
    Britten,
    Korngold,
    Richard Strauss,
    Hindemith*, et
    Maurice Ravel
    pour n'en citer que six… Et aujourd'hui nous écoutons le plus célèbre
    concerto composé pour le pianiste :
    le
    concerto
    "pour la main gauche" de Ravel
    
    de 1931.
    Paul Wittgenstein
    disparaîtra aux USA en 1961, un
    pays d'accueil pour échapper aux persécutions antisémites nazies après
    l'Anschluss en 1938. Il
    prendra la nationalité
    américaine en 1946.
  (*) Certains
    concertos
    n'ont jamais été créés par le pianiste, pour des raisons de technique ou de
    manque d'affinité émotionnelle
    peut-être. Ainsi, celui de
    Paul Hindemith*, écrit en 1923 n'a été créé
    qu'en 2004 par le pianiste
    Leon Fleischer
    (grand pianiste américain souffrant d'une dystonie de la main droite). J'ai
    vu ce pianiste assurer la création française de ce concerto brillant à près
    de 80 ans accompagné par
    Kurt Masur
    au TCE. Pour la petite histoire,
    Leon Fleischer
    a retrouvé l'usage constant de ses deux mains après
    quatre décennies
    d'incapacité et a gravé un très beau disque
    Chopin,
    Bach, etc. paru en 2006. Il est
    l'un des professeurs les plus appréciés du
    Curtis Institute de Philadelphie, ayant eu entre autres comme élève
    Hélène Grimaud.
  ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
|   | 
| André Cluytens et Samson François | 
  Avant de déguster ce
    pétillant concerto, quelques mots sur un géant du piano français :
    Samson François, personnage excentrique et surtout (trop) connu comme un interprète hors
    norme de
    Chopin. Un épicurien brûlant la vie par les deux bouts et comme
    Christian Ferras
    évoqué il y a quelques semaines, un virtuose qui connaîtra la fin prématurée
    des artistes passionnés et écorchés vifs
    qui tirent trop sur la ficelle.
  Le jeune
    Samson
    était né en Allemagne en 1924.
    Il commence le piano très jeune et va bénéficier d'un enseignement haut de
    gamme auprès des plus grands de son temps :
    Alfred Cortot,
    Marguerite Long
    et
    Yvonne Lefébure
    ! À 16 il quitte (déjà) le Conservatoire et remporte le concours
    Long-Thibault en
    1943. Avec un tel CV, le tapis
    rouge d'une belle carrière est déroulé face au jeune prodige. Son
    compositeur fétiche reste
    Chopin
    dont il saura à la fois conserver l'esprit romantique tout en dégraissant le
    jeu
    empreint de pathos parfois
    encore de mise à l'époque.
    Samson François, un angoissé et un fêtard. Deux traits de caractères bien en osmose avec
    le compositeur polonais. Ces gravures de l'œuvre quasi complète de
    Chopin
    restent toujours en bonne place du podium des pianistes les plus accomplis
    dans ce répertoire, malgré un son d'époque un peu étriqué.
  Mais
    Samson François
    est aussi un représentant assidu de la musique française :
    Debussy,
    Ravel,
    Fauré, et grand maître d'interprétations marquantes de
    Schumann
    (Papillons) ou de
    Liszt.
  Samson François
    était un homme de récital. Il finissait souvent ses nuits blanches dans les
    clubs de Jazz buvant (picolant ?) avec ses amis. Toujours ravagé par le
    trac, il exige le meilleur de lui-même en scène dans des récitals
    légendaires, mais de plus en plus souvent annulés au fur à mesure que sa
    santé souffre de cette hygiène de vie déplorable, reflet de ses affres
    intérieurs. Son cœur ne lui pardonne pas et le trahit le 22 octobre 1970. Il
    n'a que 46 ans, mais entre dans la légende et au panthéon des artistes (qui
    reste à créer).
  
  Les deux concertos de
    Ravel
    pour EMI par
    Samson François
    accompagné par le chef Franco-Belge
    André Cluytens, à qui je dois une chronique personnelle, sont souvent étiquetés de
    Références. Vous connaissez mon aversion pour cette expression lapidaire.
    Mais, avouons-le, près de soixante plus tard, ces disques restent au sommet
    de la discographie avec quelques rares concurrents…
  ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
|   | 
| Jacques février à gauche et Maurice Ravel XXXXXXXXX | 
  Les deux concertos pour piano de
    Ravel
    sont des œuvres tardives dans le parcours du compositeur. En
    1929,
    Serge Koussevitzky* commande le
    concerto en sol
    et
    Paul Wittgenstein
    le
    concerto
    pour la main gauche. Dans l'année 1931, comme à
    l'accoutumée, Ravel va travailler d'arrache-pied et de manière
    perfectionniste sur les deux projets. Les deux concertos sont assez courts
    (20' environ), mais chez le compositeur basque, force est de reconnaître
    qu'il n'y a jamais une note de trop, une reprise surabondante ou des
    variations destinées à jouer la montre.
  (*) Il s'agissait pour le chef américain de célébrer les cinquante ans de
    l'orchestre de Boston avec un florilège d'œuvres nouvelles issues des courants modernistes.
  Hélas
    Paul Wittgenstein
    décida de transcrire la partition pour deux pianos pour la création à
    Vienne. Des bricolages qui ne furent pas du goût de
    Ravel qui avait mis un point d'honneur à écrire une partition d'une habileté
    surréaliste pour que la partie de piano sonne comme pour un ouvrage "à deux mains" à l'opposé de la plupart des autres œuvres proposées à
    Wittgenstein
    ! Les deux hommes se brouillèrent et
    Ravel
    n'entendra jamais son concerto dans sa forme originelle.
  La création de la version originale aura lieu sous les cinq doigts de
    Jacques Février
    accompagné par
    Charles Munch
    en mars 1937.
    Ravel, très amoindri par une maladie neurodégénérative du cerveau (tumeur), ne
    pourra hélas pas entendre ce que d'aucun considère comme un sommet de la
    musique concertante pour clavier. Il meurt en décembre
    1937 des suites d'une opération
    chirurgicale de la dernière chance.
  Plus tard
    Paul Wittgenstein
    se reprochera d'avoir trahi la partition de
    Ravel
    et rendra un hommage appuyé au compositeur du
    Boléro.
  Contrairement aux concertos classiques et même au
    concerto en sol,
    Ravel
    n'applique pas l'organisation en trois parties pour sa partition (un
    mouvement lent encadré de deux mouvements plus allants). Le
    concerto
    pour la main gauche
    se joue dans la continuité, mais présente des épisodes de styles et de
    climats bien différenciés. Comme souvent chez
    Ravel, l'orchestre ne cherche pas une puissance un peu vaine mais associe une
    variété d'instruments très colorée :
  
  1 piccolo, 2 flûtes, 2 hautbois, 1 cor anglais, 1 clarinette en mi ♭, 2 clarinettes, 1 clarinette basse, 2 bassons, 1 contrebasson, 4 cors en
    fa, 3 trompettes en ut, 2 trombones, 1 tuba, timbales, triangle, caisse
    claire, cymbales, grosse caisse, wood-block, tam-tam, harpe et cordes et le
    piano.
  Bien que souvent joué et apprécié, ce concerto est d'une difficulté
    technique redoutable… Il n'est d'ailleurs pas facile à commenter. Nous
    allons parcourir quelques moments clés de cette confrontation passionnée,
    parfois violente entre le piano et l'orchestre…
  Une introduction très sombre mettant en jeu les bassons, le sépulcral
    contrebasson, les contrebasses puis les cuivres, surprend par son ambiance
    brumeuse et ténébreuse. Vu le contexte de la composition destinée à un homme
    mutilé par la guerre,
    Ravel, qui fut conducteur d'ambulance dans les tranchées, pense-t-il à
    l'apocalypse qui a coûté
    un bras
    au dédicataire ? Je
    l'ignore, mais
    Ravel
    était un grand humaniste, toujours
    horrifié par la barbarie.
    D'autres commentateurs pensent que Ravel craignait à travers les montées des nationalismes une seconde déflagration
    mondiale. (De manière posthume, l'histoire lui donnera raison.)
    L'intervention lugubre voire flippante du contrebasson fait penser à
    l'orchestration pour "Les entretiens de la Belle et de la Bête" dans le ballet
    Ma mère l'Oye. Le contrebasson symbolisant la bête… Mais l'avenir n'est pas aux contes
    de fées.
    [1:08] Un premier thème émerge de cette sombre mélopée. L'introduction
      gagne crescendo en dramatisme pour atteindre une syncope qui donne la voix
      au piano.
  
  
  [2:06] L'entrée du piano est fracassante, désarticulée, staccato. Nous
    sommes face à un solo (une première cadence ?) construit autour du thème
    entendu dans l'introduction. Le discours du piano solitaire évoque une
    errance douloureuse avec pourtant une évolution
    vers plus d'intimisme. 
  J'ai extrait de la partition une portée montrant comment
    Ravel
    réussit à donner le sentiment d'une musique écrite pour deux mains
    rapprochées (ici dans la seconde cadence). C'est un peu technique. On
    pourrait s'attendre à une seule portée en clé de fa usuelle pour le jeu de
    la main gauche.
    Ravel
    subdivise le rôle des cinq doigts. Le pouce et/ou l'index, les doigts les
    plus puissants assurent majoritairement la partie mélodique tandis que,
    auriculaire, annulaire et majeur enchaînent
    les accords et les arpèges.
    Parfois la portée supérieure est notée en clé de sol ! Les écarts étant
    vertigineux dans certains passages, l'effet de "deux mains" est saisissant.
    Un mélomane débutant et même chevronné peut
    en écoutant au disque
    ne pas se douter qu'une seule main joue ! À noter que pour des raisons
    morphologiques c'est quasi impossible de faire la même chose à la main
    droite. Parfois Ravel
    inversera les rôles des doigts, bonjour la difficulté.
|   | 
| Charles Munch XXXXXXXXX | 
  [4:38] La partie concertante s'ouvre par une péroraison sur le thème qui
    devient un leitmotiv. Le tempo s'accélère puis le piano prolonge cette
    vigoureuse transition par un dialogue clair-obscur. Le cor anglais
    l'accompagne, suivi d'autres bois aux timbres enchanteurs. Les sonorités
    diaphanes et mystérieuses se font enfin entendre.
  
  [8:07] De manière abrupte, Ravel
    
    lance le piano et l'orchestre complètement réunis dans une marche
    sarcastique et facétieuse mais étrangement funèbre, la rencontre des oppositions. Ravel
       avait découvert le Jazz avec son ami
    Gershwin, et on peut entendre une rythmique jazzy dans cette partie où les flûtes
    vont se faire facétieuses. Le piano folâtre dans
     une nuée de teintes sonores
    énoncées par la riche harmonie et la myriade de percussions.
    André Cluytens, chef à la réputation d'orfèvre, contrôle cette folie orchestrale avec
    précision. (La partition compte une trentaine de lignes pour cette
    orchestration luxuriante.)
  [13:43] Nouveau climat : un passage glorieux accelerando et granitique. Une
    victoire qui ne durera pas… Humour noir ?
  [14:00] Seconde coda où la main se déplace vers les sombres octaves du
    clavier. L'obscurité fera place quelques mesures plus loin aux lumières de
    l'espoir jusque dans l'aigu. [15:37] C'est dans cette partie très poétique
    que l'on entend l'extrait donné en illustration.
    Samson François
    détache avec une virtuosité bluffante les deux lignes mélodiques.
    le contrebasson intervient
    pour nous conduire à une trépidante coda où, une mesure avant le point
    d'orgue, le piano fait entendre une ultime fois le thème principal.
  ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
  Il existe de nombreuses versions de ce concerto, sans doute l'œuvre la plus
    célèbre parmi celles dédiées à
    Paul Wittgenstein.
    Krystian Zimerman
    : pianiste scrupuleux et au phrasé précis,
    Pierre Boulez
    : chef d'orchestre scrupuleux et à la direction au scalpel. Tous les espoirs
    étaient permis pour une interprétation de grande classe, révélant tous les
    détails de la partie pour cette "double" main gauche et de l'orchestration
    lumineuse et fouillée. Le miracle a eu lieu en
    1999 avec une prise de son sans
    comparaison avec celle de 1959,
    Byzance. Un plus : l'orchestre
          symphonique de Londres, aimé du chef français
    pour sa clarté très
    opportune pour la musique française en général et
    Ravel en particulier. (Dgg – 6+/6)
    Je propose la vidéo de très bonne qualité de cette gravure moderne.
  Autre version marquante en 2010 :
    François-René Duchâble, le virtuose excentrique, parfois irrégulier, est ici très en forme et en
    communion avec cette œuvre atypique. L'accompagnement de
    Michel Plasson
    à Toulouse est au diapason. (EMI
    – 6/6)
  La nouvelle génération relève le défi. Les critiques et moi-même ont été
    surpris par la maturité de l'enregistrement réunissant la jeune prodige
    chinoise
    Yuja Wang
    (Clic)
    et le tout aussi jeune
    Lionel Bringuier, jeune chef français qui après avoir fait ses armes avec les orchestres
    français et à la
    philharmonie de Los Angeles
    (à 20 ans !) préside désormais au destin de l'orchestre de la
    Tonhalle
    de
    Zurich. Une lecture brillante et vive, d'un délié magnifique. Le touché de la
    jeune femme allie une indépendance des doigts fulgurante et une puissance du
    staccato qui ne trahissent en aucun cas la gravité guerrière de
    Ravel. (Dgg –
    5,5/6). 27 ans pour la
    pianiste, 28 pour le chef lors de la réalisation ! Prometteurs…
  ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
 






 

Une oeuvre que Léo Ferré dirigera avec l'orchestre philharmonique de Milan en 1975 sur un album intitulé "Ferré Muet". Mais ce n'était pas lui qui a joué la partie de piano, ce sera Dag Achatz un pianiste suédois connu pour avoir travaillé avec Léonard Bernstein et transcrit quelqu'une de ses oeuvres. Sinon, à l'écoute des deux, je reste sur celle de Samson François
RépondreSupprimerExact, et Léo Ferré réalisera aussi le rêve de sa vie : diriger la symphonie "Héroïque" de Beethoven...
SupprimerIl y a un tout petit détail qui montre la grande complicité - Samson François - Cluytens - Ingénieurs du son : c'est le seul disque où l'on entend distinctement l'ultime reprise du thème initial dans la coda. Motif souvent noyé dans l'orchestre.