samedi 1 octobre 2016

Guillaume LEKEU – Sonate pour violon et piano – C. FERRAS / P. BARBIZET – par Claude TOON



- Tiens, un petit nouveau méconnu M'sieur Claude ? Guillaume Lekeu, un français je suppose avec ce nom, mais Guillaume est un prénom de toutes les époques…
- Non belge ma petite Sonia et élève de César Franck également belge !! Peu connu car mort à 24 ans en mangeant une glace… Non, pas une histoire belge mais plutôt triste…
- Ah ?! Si jeune, je comprends mieux l'association avec Franck dont la sonate pour violon et piano est une pièce très connue je crois. Quant aux artistes M'sieur Claude ?
- Il y a longtemps que je voulais parler de Christian Ferras, un grand violoniste français, un complice du grand Karajan. Lui aussi a connu une fin tragique et prématurée…
- Décidément… Pourtant la musique que j'écoute me semble couler de source, très poétique. Par contre la pochette du CD est vraiment moche…
- Toujours dans cette collection, Sonia. Pas moche, carrément hideuse et idiote, et il aurait été élégant d'ajouter le nom de Pierre Barbizet, complice au clavier de Ferras dans ce disque culte…

Portrait de Guillaume Lekeu par Servais Detilleux (1874-1940)
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Cette chronique sera sans doute la seule consacrée au musicien belge Guillaume Lekeu. De nos jours, hormis cette sonate pour violon et piano écrite en 1892 à la demande du célèbre violoniste virtuose Eugène Ysaïe, très peu d'œuvres de ce jeune compositeur prometteur figurent aux programmes des récitals ou des publications de disques. Sa disparition prématurée nous a légué un catalogue bien modeste dont la plupart des œuvres sont restées inachevées. Des exceptions, et encore, un trio et deux quatuors dont un incomplet ne comportant que deux mouvements.
Guillaume Lekeu voit le jour près de Liège en 1870. L'enfant se révèle doué pour la musique mais l'installation de la famille à Poitiers en 1879 n'est pas propice à un enseignement musical de haut niveau. Jusqu’à ses 18 ans, en 1888, le jeune homme sera donc autodidacte.
Nouveau déménagement en 1889, à Paris cette fois, où Lekeu peut enfin fréquenter les cours pointus de César Franck et de Vincent d'Indy. En 1891, il est second Lauréat du Prix de Rome belge avec une cantate intitulée Andromède. Même si les cantates des prix de Rome finissent souvent dans les limbes de la musique classique, cette récompense témoigne de la maîtrise que ses deux grands maîtres ont su lui apporter en quelques années.
L'apprenti compositeur a déjà à son actif diverses pièces dont une sonate pour violoncelle et un quatuor achevé. Des œuvres imparfaites mais un peu folles, dans la lignée des compositions de l'époque inspirées du style wagnérien assagi cher à l'école franckiste. Sont-elles toutes publiées ? Mystère.
Eugène Ysaïe, fasciné par la fougue de l'écriture de Lekeu, lui commande une sonate créée en 1893.
Le lendemain de son 24ème anniversaire en 1894, il mange une glace faisandée. La fièvre typhoïde l'emporte. L'histoire de la musique perd un jeune prodige à la fleur de l'âge. En 1994, l'année du centenaire de sa disparition, le label Ricercar a publié une anthologie en 9 CD déjà indisponible dont Andromède. Quelques autres disques, notamment le quatuor de 1888, ont été gravés. La seule chronique ? L'avenir de la discographie le dira
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Christian Ferras (1933-1982)
Autre destin tragique, autre musicien d'exception.
Si Christian Ferras est bien connu des mélomanes assidus, c'est moins le cas pour un public plus large qui citera plus facilement Menuhin ou Oïstrakh à la question d'un Quizz : "citez un ou deux violonistes de génie du XXème siècle".
Christian Ferras voit le jour au Touquet en 1933. À sept ans, le garçonnet fait ses premières armes sur un violon offert par son père lui-même violoniste amateur de talent. Dès la première année de travail intensif, il entre à huit ans au conservatoire de Nice. Les progrès et la maîtrise sont fulgurants. En 1944, malgré le chaos de l'occupation et de la libération, la famille Ferras gagne Paris et le jeune Christian entre au Conservatoire de Paris à 11 ans !
À 13 ans il est déjà lauréat du premier prix en interprétant le difficile concerto de Brahms. Jacques Thibault, violoniste de premier plan qui donnera son nom à un concours, est éberlué par la précocité de l'adolescent. Une grande mais courte carrière internationale commence.
Jusqu'à la majorité il parcourt déjà les grandes salles de concert, se perfectionne auprès de Georges Enesco, l'ami de Yehudi Menuhin qui lui offrira un prix. Prix qu'il partage avec Michel Schwalbé qui deviendra violon solo du Philharmonique de Berlin pendant l'ère Karajan de 1957 à 1986. C'est à cette époque qu'il fait la connaissance de Pierre Barbizet qui sera son fidèle complice pour le répertoire piano-violon.
Christian Ferras et Pierre Barbizet vers 1950
Les années 60 seront l'apogée de sa carrière. Il jouera même devant le pape Jean XXIII. Mais c'est la complicité avec l'exigeant Herbert von Karajan qui marquera l'histoire du disque avec la gravure à Berlin de quatre grands concertos célèbres : ceux de Sibelius, Beethoven, Brahms et Tchaïkovski. Toujours édités dans diverses présentations depuis 50 ans, le jeu subtile de Ferras et le lyrisme de la Philharmonie berlinoise sous la poigne du maestro autrichien font de ces disques des incontournables dans une discographie pléthorique, on s'en doute !
Hélas, pour le prodige, les années 70 seront celles de la chute aux enfers. Psychologiquement fragile, Christian Ferras est un virtuose dépressif qu'une fée malfaisante : l'alcool, va écarter des studios d'enregistrements, trimbaler de cure en cure et d'annulation en annulation de concerts et de récitals.  Une autre fée perverse : le jeu, aura raison de ses finances. Il doit se séparer avec déchirement de l'un de ses stradivarius pour éponger ses dettes. Malgré quelques tentatives isolées et couronnées de succès pour enchanter de nouveau son public de fidèles, il se défenestre en 1982 à l'âge de 49 ans.
On a polémiqué autour de cette vie centrée sur le violon et uniquement le violon, sur un père rude qui ne laissa jamais son gamin faire les quatre cents coups avec d'autres enfants. Même adulte, le violoniste reste une énigme, un solitaire et un magicien de l'archet, que ça. Une sonorité et une virtuosité sans égales, certes, mais au prix de la ruine affective et sociale. Ce n'est pas nouveau chez les grands instrumentistes de tout bord qui brulent toute leur énergie pour leur art.
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Dune embrumée au Touquet (Photo : Claude Toon)
1 – Très modéré - Vif et passionné : Une mélodie sinueuse et tendre se développe dans un clair-obscur élégiaque noté p. Le piano accompagne ce leitmotiv qui va parcourir le mouvement poétique par des accords notés pp, sans legato mielleux, discrètement. Une atmosphère brumeuse d'où perce une luminosité argentée illumine cette introduction langoureuse et sensuelle. À l'évidence, Lekeu compose en homme de son temps. On pourra avoir le sentiment diffus d'écouter une seconde sonate de Franck (pas surprenant puisque le compositeur fut son mentor), mais aussi de savourer les sonorités indécises et mystérieuses d'un Gabriel Fauré. Par ailleurs les notations de tempo excluent les indications en italiens pour des expressions françaises chères à un Debussy. La mélopée gagne lentement en puissance. Le jeune compositeur à la fois enflammée et fébrile oscille entre une ligne de chant douce et des motifs plus mélancoliques, une ambiguïté typique de l'écriture française de cette fin du XIXème siècle.
César Franck
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[2:55] La seconde partie du mouvement, plus vaillante mais non moins plongée dans l'incertitude, surprend par son énergie : un violon épique et lyrique confronté à des accords martelés au piano. Sous les doigts de ces deux immenses artistes : aucune confusion ! Les instruments se répondant dans une fière danse concertante. Le jeu de Ferras et de Barbizet assume tous les contrastes intrépides que la mélancolique introduction ne laissait pas entrevoir. Réjouissant et interrogatif.

 2 – Très lent : [11:03] dans le mouvement central, les deux artistes semblent réfuter le climat douloureux souvent évoqué à propos de cette mélodie à la structure linéaire. À ce propos, on ne ressent pas l'extrême lenteur notée à la clé. Certes Guillaume Lekeu nous entraîne dans un univers très intériorisé mais dépourvu d'angoisse. Le mouvement apparait comme une rêveuse ballade sous des ramures ténébreuses. Il ne faut pas se méprendre : Lekeu a en cette année 1893 toute la vie devant lui et non une épée de Damoclès qui tourmentait Schubert en son temps et Mahler au début du XXème siècle. Je trouve ce récit quasi bucolique voire enchanteur. La composition ne cherche pas les effets ou les prouesses, c'est étonnant et inattendu chez un jeune homme qui cherche une harmonieuse simplicité, là où un Brahms cherchait (avec bonheur) à éblouir. Nous écoutons une musique diaphane et secrète qui ne se prête guère à une analyse savante. Pour tenter de résumer : une musique ni enjouée ni morbide qui évoque le trouble et les affres d'un jeune couple naissant et encore intimidé.

3 – Très animé : [20:04] Le virevoltant final contraste nettement avec la douce moiteur entendue avant. Lekeu propose une conclusion vif-argent à sa sonate. Les changements de tempos sont les signatures d'un style qui se cherche entre cavalcade et retenue. On retrouve ainsi derrière une apparente gaité, les questions qui assaillent un grand adolescent surdoué quant à sa carrière et à son devenir. Il ne le sait pas encore mais la réponse sera bien cruelle.
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Cette sonate est assez bien présente au disque. Cette interprétation domine le haut de la discographie par la vitalité très authentique qui évite tout romantisme évanescent d'une part et pire, toute brusquerie wagnérienne. Elle est un complément parfait de l'interprétation de la célèbre sonate de Franck qui, il faut le dire, ne lui fait pas d'ombre, même si sa composition est techniquement plus habile, forcément. En troisième partie, le poème pour violon et orchestre de Ernest Chausson déjà commenté dans ce blog sous les doigts de Julia Fischer. Il s'agit d'un enregistrement mono de 1953 avec l'orchestre national de Belgique dirigé par Georges Sébastian. Le son est un peu acide mais j'ai ajouté la vidéo comme témoignage de la ductilité et de la souplesse du jeu de Christian Ferras.
L'album comportant trois concertos célèbres réunissant Ferras et Karajan dans les années 60 est un pilier de toute discothèque classique. Le quatuor Debussy, familier des répertoires à découvrir, a enregistré les deux quatuors pour cordes avec brio. Enfin, on peut se laisser séduire par le trio également enregistré chez Arts par le trio Spiller.

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4 commentaires:

  1. Mourir de la typhoïde après avoir mangé un sorbet, ça jette un froid !!! Ne connaissant absolument pas Guillaume Lekeu, je dois avouer que cette sonate pour violon est très agréable à écouter. J'ai parcouru le net pour écouter d'autre oeuvres et je dois dire que l'adagio pour quatuor d'orchestre est très beau ainsi que l'introduction et adagio pour tuba et orchestre. Ce gars est mort trop tôt. Mais qu'est ce qu'il lui à pris de manger du sorbet au mois de janvier ????
    Pour Christian Ferras, rien a dire, un jeu à la Thibaud, à la Oïstrakh, à la Schwalbé. Un violoniste qui tombe à pic ! (Houps ! très mauvaise image ! je sors !)

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  2. Merci pour ce formidable article.
    Je vais donc essayer de trouver du Guillaume LEKEU en vinyle....

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  3. Merci Cirimax
    Oui on trouve des LP des deux sonates à des prix décents (23 € en Belgique noté NM : https://www.discogs.com/fr/sell/release/6924560?ev=rb)
    Bonne recherche :o)

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  4. C'est tellement dommage d'avoir perdu de grands musiciens si jeunes, imaginez ce qu'ils auraient apportés à la musique classique en vivant trente ou même cinquante ans de plus ?

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