samedi 23 janvier 2016

BEETHOVEN – Concerto pour piano N°3 – Martha ARGERICH & Claudio ABBADO – Par Claude Toon



- Ah M'sieur Claude, après des articles sur un livre autobiographique de la courageuse pianiste Zhu Xiao-Mei et sur le film positiviste Demain, retour "classique", déjà avec le RIP Boulez la semaine passée…
- Oui ma petite Sonia. J'ai reçu ce très beau cadeau pour Noël : un coffret de cinq CD de concertos, de Mozart à Prokofiev, par l'inséparable duo Argerich-Abbado, une merveille !
- Tant que ça ! Et pourquoi avoir porté votre choix sur un concerto de Beethoven ?
- Trois raisons : ce concerto est mon préféré des cinq écrits par Ludwig van, l'interprétation est souveraine, et plus concrètement la vidéo YouTube est dispo…
- Je pense aussi, vous connaissant, que c'est un ouvrage marquant ?
- Oui, on peut le considérer comme le premier concerto d'esprit romantique, il est d'ailleurs contemporain de la Symphonie Héroïque, mais Mozart avait initié le mouvement…

Martha Argerich et Claudio Abbado (Salle Pleyel - 2013)
La photo de la jaquette du coffret date de 1967. La Photo ci-contre a été prise en concert en 2013, un an avant la disparition du maestro. Faites le compte : 46 ans de complicité entre deux artistes majeurs du XXème et XXIème siècle : la pianiste d'origine argentine Martha Argerich et le chef italien Claudio Abbado. Même les mélomanes "classique" occasionnels les connaissent, pour les autres, le problème ne se pose évidemment pas !
Les deux artistes ont déjà fait la une du blog. Lors d'une confrontation au sommet sur les interprétations de la Sonate en si mineur de Liszt, Martha Argerich était opposée à Kristyan Zimerman. J'avais à l'époque souligné les caractéristiques du jeu de la grande Martha : fougueux, précis, sans concession aucune vers l'hédonisme, l'antithèse de l'approche parfois sirupeuse de cette sonate romantique. (Clic)
Quant à Claudio Abbado, six articles lui ont déjà été consacrés : son RIP en janvier 2014 et des interprétations comme chef seul : Mendelssohn, Moussorgski (la nuit sur le mont chauve dans sa version originale) ; ou comme accompagnateur d'Isabelle Faust dans les concertos de Berg et Beethoven, de la toute jeune Yuja Wang dans le 3ème concerto de Prokofiev et enfin de Friedrich Gulda dans quatre concertos de Mozart, une gravure des années 70 d'anthologie… Tous les liens sont dans l'Index. Son style reposait sur une grande fidélité au texte, des tempos retenus, le rejet du pathos, un sens aigu de l'articulation. On lui a parfois reproché un manque d'engagement et d'énergie. Mouais, ça se discute. Sa gravure de la 1ère symphonie de Brahms est au programme du blog en 2016.
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Avant de rentrer dans le vif du sujet, quelques mots sur le contenu de ce coffret. Sa parution vise plusieurs publics. Les fans des artistes bien entendu, mais aussi les mélomanes qui souhaiteraient découvrir l'univers du concerto pour piano classique à travers un programme éclectique. À tous les coups, un ensemble que je glisserai dans ma valise pour mes séjours montagnards. Voici la liste des œuvres proposées :
- CD 1 : Prokofiev : Concerto N° 3 ; Ravel Concerto en sol (1967 en studio)
- CD 2 : Chopin : Concerto N°1 (1968) ; Liszt : Concerto n° 1 (1968) ; Ravel : Concerto en sol (1988 en live)
- CD 3 : Tchaïkovski : Concerto N° 1 (1995 en live)
- CD 4 : Beethoven : Concerto N° 3 (2004 en live) et N° 2 (2000 en live)
- CD 5 : Mozart : Concertos N° 25 & 20 (2013 en Live)
Avec le Symphonique de Londres, le Philharmonique de Berlin, l'orchestre du Festival de Lucerne et le Mahler chamber orchestra… Qui dit mieux ?
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J'ai évoqué Mozart avec Sonia sans préciser que je songeais au 24ème concerto commenté récemment sous les doigts de Mitsuko Uchida (Clic). L'un des deux seuls concertos en mode mineur, au climat tragique, écrit dans le début des années difficiles de la fin de vie de Mozart. Mozart ouvrait la voie à des compositions très psychologiques, intimes, reflet d'état d'âmes anxieux. Nous étions en 1786, Beethoven fêtait ses 16 ans et ambitionnait l'écriture de concertos pour piano, l'instrument dont il était virtuose. Trois concertos vont voir le jour en 1784, 1795 et 1798. Celui de 1784 est un travail d'adolescent lorgnant vers Haydn (son professeur avec lequel les relations sont conflictuelles) et hors catalogue (n°0). Les deux suivants, plus matures sont à l'évidence influencés par ceux de Mozart. (Le N° 1 est en fait le n°2 et inversement). Beethoven est en pleine santé, les deux ouvrages sont d'importance, imaginatifs, et gorgés d'optimisme.
1803 : l'année charnière voire maudite dans la vie de Beethoven. L'homme commence à souffrir de surdité et écrit le Testament de Heiligenstadt, une lettre destinée à ses frères et exprimant son désespoir face à ce début d'infirmité - la pire pour un musicien -, ses angoisses et ses pensées dépressives. Le courrier ne sera jamais envoyé, sa possession est un miracle pour comprendre comment le compositeur va réagir, contrecarrer avec vigueur ce destin dramatique. En cette année, vont être créés ce 3ème concerto sur lequel le maître travaille depuis plusieurs années et la symphonie n°3 "Héroïque". Beethoven, par la puissance émotionnelle et la dimension des deux partitions, pulvérise la forme classique et invente le romantisme musical. Jusqu'en 1827, année de sa mort, les chefs d'œuvres vont s'accumuler, la musique n'étant plus seulement vouée à divertir mais à exprimer les émotions les plus intérieures. Beethoven va influencer tous les grands maîtres du XXème siècle, de Berlioz à Bruckner en passant par Wagner, Brahms et Schumann

Testament de Heiligenstadt
Donc, achevé et créé en avril 1803, en même temps que la seconde symphonie, le concerto est accueilli fraîchement par la critique qui lui préfère les œuvres précédentes de facture plus classique. La première symphonie peut être attribuée en toute bonne fois à Mozart par un non spécialiste. Le concerto est dédié au prince Louis-Ferdinand de Prusse (1772-1806), excellent pianiste et élève de Beethoven, les deux hommes ayant le même âge. On lui doit même quelques œuvres intéressantes.
Le concerto est composé en do mineur, une tonalité grave, et donc une exception dans l'œuvre concertante de Beethoven. L'orchestration est celle rencontrée dans les symphonies : 2/2/2/2, 2 cors, 2 trompettes et timbales. Il comporte les trois mouvements usuels de la forme.

1 - Allegro con brio : (avec cadence de Beethoven) : quelques accords hésitants et sombres, cordes dans le grave alternant avec les bois, des notes scandées aux timbales pour gagner en gravité. Les violons ébauchent un  premier thème nostalgique. L'introduction expose une longue phrase héroïque. La parenté avec le 24ème concerto de Mozart, le parallèle dans l'expression de l'angoisse est évidente. Beethoven construit ce début viril via une grande variété dans le dialogue entre l'harmonie et les cordes. Le grand Beethoven vient de naître, celui des œuvres romantiques, exaltées et tourmentées. [3:21] Le piano fait son entrée vaillamment en enchaînant trois arpèges ascendants couvrant trois octaves. Ce qui va suivre tente de contredire le climat dramatique de l'introduction par un dialogue ardent entre le piano, et l'orchestre. À noter la volubilité de cet orchestre qui n'est pas qu'un accompagnateur. Non chaque pupitre se voit attribuer de courts solos et devient ainsi acteur à part entière du discours musical. Un tel traitement instrumental est tout à fait inédit. Claudio Abbado et la prise de son raffinée mettent parfaitement en avant cette particularité, cette complicité concertante. Martha Argerich adopte le jeu qui est le sien : un touché volontaire, assumé, un legato-staccato équilibré. [12:18] La cadence de Beethoven d'une difficulté inouïe s'écoule avec force et subtilité, transparence et tendresse, un jeu détaillé qui magnifie cette page de piano pur et contrasté, un moment privilégié et intime au sein du concerto. [15:16] De ténues coups de timbales annoncent une transition vers la coda d'une grande poésie. L'expressivité sans relâche obtenue par le chef et la soliste semble raccourcir le mouvement. Il n'en est pourtant rien (16'11" : exactement comme Kempff). Seule la passion qui anime cette interprétation et évite le moindre passage à vide suggère cette impression.

Louis Ferdinand de Prusse
(Jean-Laurent Mosnier, 1799)
2 – Largo : Après l'expansif et épique allegro, Beethoven souhaite à l'évidence poursuivre par un mouvement lent empreint de recueillement mais sans tristesse. Il retient un tempo très lent et priant de largo, mais une tonalité relativement optimiste de mi majeur. Ce largo d'une grande spiritualité se classe parmi les pages les plus émouvantes écrites par le compositeur. Le piano se fait entendre, seul, pour débuter le morceau. Des notes isolées, vacillantes, un climat nocturne. [1:22] L'orchestre fait son entrée en déroulant une immense phrase élégiaque marquée par des traits répétés et descendants aux cordes graves, signature douloureuse de ce largo. Une mélopée infiniment poignante mais sereine. Beethoven joue admirablement sur les ambiguïtés entre des sonorités rêveuses et tranquilles et d'autres plus fiévreuses. Le développement, comme dans l'allegro, va libérer les instruments de la petite harmonie comme l'enchanteur solo de flûte soulignant les ondoiements en forme de ballade du piano [4:21]. Martha Argerich caresse chaque note dans un phrasé d'une ductilité absolue. Quant à Claudio Abbado, il détaille avec gourmandise le jeu raffiné de chaque instrument du Mahler Chamber Orchestra. L'étagement des plans est souverain, la présence des bois parfaitement réaliste. Il me semble que le chef n'ait pas surchargé de cordes surabondantes l'effectif. Quelle transparence ! Les deux artistes révèlent Beethoven dans sa quintessence : un esprit romantique baigné dans une clarté héritée de l'âge classique. Le largo s'éteint dans un songe…

3 – Rondo – Allegro : Pour son final, Beethoven opte pour de nouveau le do mineur mais aussi pour un tempo allègre qui semble, dès les premières mesures, chercher à redonner un peu plus de joie et de confiance en l'avenir dans l'ouvrage. Le piano, rapidement suivi de l'orchestre, virevolte gaiement dans la première partie. On écoute quasiment un perpetuum mobile. Beethoven imagine cependant de nombreuses surprises, des changements de rythmes et des variations diverses. De nouveau les bois apportent des couleurs chatoyantes, introduisent les réexpositions. La coda gagne en rapidité puisque notée presto. Le mouvement se précipite vers le point d'orgue avec une vitalité qui témoigne peut-être du désir de surmonter les épreuves par Beethoven : une forme d'écho musical au Testament de Heiligenstadt qui ne fut pas suivi d'acte irréversible, mais au contraire par une puissance créatrice échevelée, ce concerto étant une pierre angulaire de cette volonté.
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Je n'aurais pas de mal à vous persuader que tous les pianistes ont enregistré ce concerto dès l'invention du phonographe…
Donner une discographie exhaustive et objective est impossible. Si le reste de ce coffret ne vous passionne pas ou fait double ou triple emploi sur vos étagères, voici quelques idées parmi mes gravures favorites.
J'ai découvert le concerto avec l'intégrale fétiche des années 60 : Wilhelm Kempff au piano (Clic) et Ferdinand Leitner dirigeant la Philharmonie de Berlin à l'époque Karajan. Ce chef un peu oublié peut sembler manquer de panache et de souplesse. Une interprétation grandiose cependant qui regarde vers le concerto l'"Empereur". La transition entre la cadence et la coda de l'allegro provoque des fourmis dans le dos (Dgg – 5/6).
La collaboration entre le jeune Maurizio Pollini et Karl Böhm intervient au moment où le jeune pianiste fougueux et le maestro âgé sont au top de leurs carrières respectives. Le tempo allant et la couleur mozartienne de la Philharmonie de Vienne voulue par le maestro ne masquent en rien l'énergie révolutionnaire de l'œuvre. Le largo atteint une hauteur spirituelle hors norme (Dgg – 6/6). Maurizio Pollini enregistrera de nouveau ce concerto avec son ami Abbado quelques années plus tard à Berlin, en 1995, une gravure très sage et un peu lourde qui ne fera pas autant l'unanimité, dommage.
J'avais évoqué une forme de noblesse digne de Visconti dans le commentaire sur le 5ème Concerto "Empereur" à propos de l'interprétation de Arturo Benedetto Michelangeli et Carlo Maria Giulini conduisant l'orchestre symphonique de Vienne. Dans cet autre album réunissant les 1er et 3ème concertos, une direction contrastée et épique et une partie de piano dans laquelle souffle un vent de passion constitue une sorte de référence (Dgg – 6/6).
Pour ceux qui vont penser que j'ai des actions Dgg, je me dois de rappeler qu'en fin de carrière le pianiste Alfred Brendel a gravé en 1999 un testament beethovénien avec la complicité du chef Simon Rattle à la tête de la Philharmonie de Vienne. L'alchimie entre les deux hommes offre une interprétation décoiffante. Brendel adopte un jeu hyper contrasté qui souligne à merveille les affres du compositeur (Philips– 6/6 - Heu, j'aurais aimé une prise de son un peu plus... "féline"). N'existe que dans une intégrale à prix indécent hélas… J'ai réécouté le disque de 1968 réunissant le jeune Daniel Barenboim de 26 ans et Otto Klemperer l'octogénaire. Pour être en place c'est en place, mais Dieu que c'est lent et marmoréen... Un peu triste de le dire, mais on se trouve face au romantisme wagnérien et non à la virulence beethovénienne. Les écoutes "en série" apportent parfois des déceptions. (EMI - 4/6 - pour les fans du chef ; j'en suis un, mais là...).

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3 commentaires:

  1. Joli billet. Je n'ai pas d'action chez DGG -mais plus de 1500 CD de l'éditeur jaune dans ma discothèque- et ce n'est pas chez eux que j'ai trouvé la plus époustouflante version de ce concerto, mais chez Orféo : Emil Gilels et l'Orchestre philharmonique de Vienne dirigé par George Szell, en concert au festival de Salzbourg en 1969. C'est complété par une cinquième symphonie du compositeur tout aussi essentielle !
    Gilels fut d'ailleurs l'interprète qui joua le plus les concerti de Beethoven au 20ème siècle, et il a laissé, également, une version du quatrième qui fait encore référence aujourd'hui -avec Leopold Ludwig et le Philharmonia Orchestre, chez EMI-.

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    1. Merci Diablotin

      Je suis en train d'écouter le 3ème concerto dans la version Gilels-Szell- mais avec "cleveland" sur Deezer. Je confirme : génial. Le feu, le romantisme mais avec clarté, un prise de son mettant en relief mains gauche/droite exceptionnelle. La virilité à fleur de peau de Beethoven comme jamais. Les bois de Cleveland, un rêve !

      Pas facile à trouver par contre comme souvent pour tous les disques du pianiste russe (qui aurait eu 100 ans cette année, d'où idée de chronique - le 4ème avec Ludwig et le Philharmonia est disponible sur Youtube justement. Emi a réédité les concertos 1 à 4 dans une collection économique en 1996. On trouve des exemplaires d'occasion chez amazon.com (USA). Ça me tente...
      La version à Vienne est disponible plus facilement, également en occasion, et ça me tente aussi :o)

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    2. Le plus simple et le moins onéreux, c'est d'acheter le coffret EMI-Warner consacré à Emil Gilels dans la collection Icon. On y trouve les deux intégrales Beethoven avec, en plus des séries de variations phénoménales, mais aussi les 3 concertos pourpiano de Tchaïkovsky, du Chopin, du Rachmaninoff -un 3ème superlatif avec Cluytens-, ... C'est disponible à pas cher, qui plus est, pour un coffret qui n'a pas de prix... Et c'est hautement recommandable. http://www.amazon.fr/Icon-Emil-Guilels-Coffret-CD/dp/B003D0ZNXS/ref=sr_1_2?ie=UTF8&qid=1453631337&sr=8-2&keywords=gilels
      Pour autant, à part peut-être dans le cinquième, Gilels - Szell - Cleveland est moins bon que la première intégrale avec Ludwig, Cluytens et Vandernoot.

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