- Après
Chostakovitch, Rachmaninov M'sieur Claude. Période russe ! Je vois que vous
avez choisi la bien jolie pianiste Yuja Wang, ce n'est pas la première fois que vous écrivez sur cette artiste …
- En effet
Sonia, pour l'un de ses premiers disques : un récital varié. Là je réponds à
une commande de Monsieur Pat qui adore ce second concerto un peu réservé aux grands mecs…
- C'est quoi
cette remarque phallocrate ? Ce n'est pas votre genre…
- Ha ha, pas
une histoire de sexe mais de mains, je vais m'en expliquer. Et puis la
discographie de ce concerto est pléthorique, donc j'ai choisi une gravure jeune
!
- C'est Byron
Janis qui était la vedette pour le 3ème concerto…
- Exact, un
grand disque avec également le second concerto et Antal Dorati à la baguette…
Ici le regretté Claudio Abbado accompagne la jeune femme, que du beau monde…
- En effet…
Nous allons écouter cela avec Monsieur Pat qui doit avoir un avis sur la
question…
Yuja Wang : Photo : Norbert Kniat pour Dgg © XXX |
Sur cette photo chapardée sur le web, je veux mettre en avant une particularité
physique de la demoiselle. Heu non Rockin' pas son décolleté, mais ses mains !
Des doigts immenses et fins pour une artiste qui n'est pas très grande. Rachmaninov était un géant et souffrait du
syndrome de Marfan qui exagère le développement des mains. Certaines de ses œuvres
nécessitent de pouvoir jouer des accords de dixième d'une main, parfois plus, notamment
dans son 2ème
concerto. Jouer l'octave entre le pouce et l'index est un plus…
Les pianistes masculins ont souvent un avantage injuste mais… c'est la nature.
La grande pianiste portugaise (grande mais petite) Maria
João Pires témoignait de son regret de ne pouvoir jouer les
concertos de Rachmaninov. Martha Argerich n'a aucun souci… Edward Grieg et ses 1,55 m n'aurait pas pu…
Soyons clair, le travail intensif a soutenu grandement
un avantage anatomique. Yuja Wang
a également brillé dans le difficile concerto N° 3 du maître russe et ici, la
voilà accompagnée par le maestro Claudio Abbado
dans une excellente interprétation du 2ème concerto tout aussi
exigeant en termes de virtuosité, mais pas uniquement.
Depuis une dizaine d'années, surtout dans notre beau
pays, j'ai lu les pires horreurs sur la pianiste surdouée. Bien que discrète,
même si elle raffole des gardes robes colorées et sexy en concert, des
critiques n'ont vu en elle qu'un pur produit de l'école de piano chinois, une
machine infernale à enchaîner les notes avec une folle vélocité, mais sans expressivité. Tu parles ! Un
critique aurait écrit pour se foutre de ses confrères grincheux,
en substance et au second degré : "je la déteste : elle est jeune, elle est souriante et jolie,
c'est une virtuose et en plus… elle joue bien !!". Et de disque en disque,
la jeune femme qui n'a que 28 ans s'est affirmée, avec la maturité venante, comme
une pianiste majeure, toutes générations confondues.
Tout cela étant dit, je vous renvoie à l'un de ses premiers récitals variés :
sujet d'un premier article (Clic), et vous donne peut-être rendez-vous pour une future
chronique consacrée aux deux concertos de Ravel
dans laquelle la fée du clavier aura à affronter… Samson
François, la légende.
Je ne présente plus Claudio
Abbado dont j'avais rédigé un hommage détaillé lors de sa
disparition début 2014 (Clic). Il dirige ici le Chamber Mahler Orchestra,
un orchestre qu'il avait fondé dans ses dernières années.
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Rachmaninov en 1901 |
Quatrième rencontre avec le compositeur postromantique
russe dans le Deblocnot'. Pour mémoire trois de ces chefs-d'œuvre ont été
écoutés : Le
concerto N°3 par Byron Janis comme le citait Sonia (Clic),
la seconde
symphonie (Clic) et le sombre poème symphonique l'Ile des morts (Clic). Incontestablement le 2ème
concerto pour piano reste son ouvrage le plus populaire, et cela
depuis sa création en 1901.
1897 : Pour
obtenir son statut reconnu de "grand compositeur", tout candidat doit
composer une symphonie, une étape incontournable dans la culture musicale russe de la fin du XIXème
siècle. Serge Rachmaninov compose
une belle symphonie de débutant doué que Glazounov,
passablement éméché, va massacrer lors de la création. Pour le jeune
compositeur de 24 ans, c'est le bide, l'humiliation des critiques et quatre ans
de dépression pendant laquelle il a le bon sens de suivre une
psychothérapie, science nouvelle grâce à Freud,
Charcot et son disciple Nicolas Dahl qui va l'aider, entre autres par l'hypnose,
à remonter la pente. En 1900-1901, Rachmaninov exorcise ses démons intérieurs
grâce aux soins de Dahl en écrivant sur ses conseils ce merveilleux concerto. Il crée lui-même sa partition dédiée
au psychiatre le 21 octobre 1901 à
Moscou. La direction d'orchestre est assurée par Alexandre
Ziloti, pianiste virtuose et chef d'orchestre de grand talent,
ancien professeur de Rachmaninov.
Tout est réuni pour que la soirée soit un succès. Ce sera un triomphe et le
concerto deviendra l'un des plus populaires du répertoire.
L'orchestration rappelle celle en usage en Russie à cette
époque, à savoir un effectif de style romantique augmenté de quelques
percussions : 2/2/2/2, 4 cors, 2 trompettes et 3 trombones plus 1 tuba, les
cordes, timbales, grosse caisse et cymbales.
La forme en trois mouvements est classique pour un
concerto. Quand on parcourt la partition, une particularité saute rapidement
aux yeux : il n'y a quasiment pas de mesures sans la présence du piano, quelques-unes dans l'Allegro final mais si peu… La
densité de notes et les écarts sont vraiment diaboliques. C'est très technique ce constat,
mais à l'écoute quelle simplicité chaleureuse, toute l'âme russe… Voyons cela.
1 - Moderato : Les
8 premières mesures de l'introduction sont typiques de l'écriture sombre et
tourmenté de Rachmaninov et de la grande virtuosité caractérisée par la densité de notes mise en
jeu. (J'ai copié l'introduction). On imaginera aisément le sombre et lointain battement
de cloches du carillon d'une église
orthodoxe surgissant dans la brume de la Moskova, des sonorités qu'affectionne le compositeur slave attaché à sa
culture et à sa patrie. Côté virtuosité, l'exigence du maître aux doigts
démesurés ne recule devant rien : des accords complexes de 4 et 5 notes (octave
à droite, fameux écarts de dixième à gauche) pour chaque main, avec une légère
variation tonale pour éviter toute monotonie et colorer la sonorité. Chaque
accord trouve son écho par une note unique dans l'extrême grave. Cette
introduction élégiaque et célébrissime se termine par un crescendo de trois noires…
Yuja Wang fait
preuve d'une belle profondeur dans le jeu du clavier, une puissance contenue
stupéfiante pour la menue pianiste asiatique. L'orchestre et son majestueux thème
romantique fait son entrée. Un passage toujours un peu frustrant, car contrairement
à un Beethoven qui laissait l'orchestre
intervenir seul, Rachmaninov lance ses forces
orchestrales ff. Le compositeur maintient cependant un jeu du piano mf qui semble un peu
noyé dans cet enregistrement, voire inaudible par instant ! La faute à qui :
la pianiste, le chef, l'ingénieur du son ? En fait, personne réellement, la
partition est la partition et toutes les interprétations que je connais
présente cette étrangeté, comme si soudain, après un passage vedette, le piano
rejoignait l'orchestre en simple accompagnateur ; une inversion des rôles ! On
pourrait juste regretter Que Mlle Wang
n'est pas forcé un peu le trait en complicité avec l'ingénieur du son… Rien n'est parfait... Donc, les
cordes énoncent un leitmotiv fabuleusement russe, immense et pathétique. Quelques
notes de clarinette se font entendre. Le piano reprend la main pour exposer de
nouveaux motifs plus ludiques. Rachmaninov
veut il exprimer la joie de vivre retrouvée après ses années de souffrance
morale illustrées par le glas initial ? Pourquoi pas, une simple idée. De
nombreuses variations vont exploiter ces divers motifs antinomiques jusqu'à la
coda. La pianiste est très à l'aise dans ce passage, grâce à sa légendaire
vélocité acquise en côtoyant Scriabine
et d'autres compositeurs qui n'écrivaient jamais pour les amateurs… Son
staccato est précis et intense. Elle équilibre habilement un jeu viril (et oui)
avec un touché également féminin, ou plutôt sensible et ondoyant, ce qui est
très pertinent chez ce compositeur hypersensible.
Bien entendu, Claudio Abbado
assure un accompagnement d'une grande souplesse, avec des cordes dynamiques et
soyeuses. L'interprétation dégage une franche énergie, mais aussi, en
contraste, un phrasé sensible, sans épanchement russophile dérivant vers un
mauvais pathos emphatique. On a connu des versions plus engagées, plus folles,
mais j'aime beaucoup cette subtile fluidité… La cohérence apportée au mouvement
est patente, même si il faut attendre la seconde ou troisième écoute pour apprécier
totalement le discours dans sa plénitude. Bon, la prise de son live n'est pas
top, mais quand même moins rude que celle de Janis.
On verra cela en conclusion…
2 - Adagio
sostenuto : On retrouve de longues et légères phrases aux
cordes dans la courte intro de l'adagio. Le piano fait son entrée, note par
note. Rêverie ? Flûte et clarinette présentent un thème féérique. Rachmaninov partage un songe voluptueux,
celui de la sérénité retrouvée. Là encore on retrouve un équilibre
soliste-orchestre qui ne donne pas au piano une prééminence exagérée. La
mélodie respire tendrement sous les doigts de Yuja Wang.
Une poésie diaphane émaillée de fantaisie se dégage du dialogue pianistique. Les
trilles sont diaboliques de finesse et de détermination. Cette interprétation
décevra les amateurs d'un Rachmaninov
musclé. Et si Yuja Wang qui a tant
souhaité se confronter à ces concertos de bravoures s'effaçait face au texte,
humblement ?
La jaquette rappelle que, dans ses dernières années, Abbado accompagnaient peu de solistes,
mais qu'il a fait une exception pour l'aventureuse débutante. Il récidivera en
l'accompagnant au festival de Lucerne dans le
lyrique 3ème
concerto de Prokofiev.
Il faut se laisser bercer par les couleurs mordorées et le ton pastoral apporté
par les deux interprètes à cette page enchantée. Contrairement au vertigineux 3ème
concerto, le 2ème se mérite par une
attention soutenue, une écoute avec le cœur.
Des critiques français (amateurs) ont fustigé cette retenue
pudique. Les arguments sont faibles et visent la personnalité de l'artiste. Les
analyses pour justifier cet autodafé sont creuses. On en revient toujours à suspecter
la jalousie, comme si il était interdit aux jeunes musiciens, filles de
surcroit, de se mesurer à ces œuvres si difficiles…
3 - Allegro
scherzando : Un orchestre primesautier et robuste (grosse
caisse, cymbale) suggère que les années noires sont derrière cette nouvelle période
créatrice de Rachmaninov. La partie de
piano pétille. Un nouveau thème élégant aux cordes répond au clavier. Toute la
thématique de l'œuvre se mémorise facilement malgré son écriture difficile
techniquement. Là est la signature d'un grand compositeur et de ses interprètes
: masquer la difficulté virtuose pour laisser l'émotion s'épanouir. Pour ce
charmant disque, c'est gagné. Le final se veut facétieux avec une présence marquée
des cuivres et percussions très sages dans les deux premiers mouvements.
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Yuja Wang, après
deux albums en récital solo, faisait son entrée dans le monde du concerto en 2011 avec ce CD. Lire les commentaires
sur un site bien connu (surnommé le défouloir par mon ami Rockin') mérite le
détour pour mettre en évidence la méchanceté et le manque de discernement de
certains "mélomanes" qui se préoccupent de la production et pas
vraiment de la musique en elle-même, de cette belle interprétation intériorisée,
voire un peu timide. On voit même le duo Wang-Abbado comparé à Justin Bieber… Comme
beaucoup de disque classique, il y a (notamment dans les variations sur un
thème de Paganini) un patchwork entre le concert et des prises de répétitions.
Et alors, ce n'est pas un scoop ! Cette technique à ses défauts : les concertos
de Beethoven par Karajan
à Berlin postsynchronisés avec Alexis Weissenberg aux USA (vachement pratique pour s'causer) et ses qualités : le cycle ultime de Bruckner par Gunther Wand quasi nonagénaire, avec de nouveau la Philharmonie de Berlin, (3 concerts live dans
la semaine pour une symphonie par an, on sélectionne les meilleurs mouvements des trois soirées).
De toute façon aucun disque, même en se refusant de manipuler les
potentiomètres, ne permettra de retrouver l'ambiance d'un concert, fausses
notes comprises.
L'interprétation en musique classique (dans les autres genres aussi) ne
cesse d'évoluer, de traduire à travers une œuvre la symbiose entre la psyché du
compositeur et celle de son interprète. Dans les discographies alternatives, on
ne trouve pas "mieux" au sens stricte ! Différent, plus expérimenté, bien évidement.
Le disque mythique de Byron Janis reste une légende par
la violence intérieure que traduit un touché de clavier granitique et une
direction virile de Antal Dorati. L'orchestre de Minneapolis n'est hélas pas celui de Londres et le son est massif (Mercury 5/6). Par ailleurs, est-ce tout
à fait la musique d'un jeune compositeur de 28 ans sortant d'une galère morale
? Pas évident. Tous les grands pianistes, de Arthur Rubinstein à Richter, en passant par tous
les autres (plus d'une centaine, mais pas Horowitz qui pourtant connut Rachmaninov) ont gravé l'ouvrage. Il existe même une
gravure de 1929 réalisée par le compositeur accompagné par Leopold Stokowski à Philadelphie (bonjour le son, mais intéressant car ce testament montre un jeu non
dépourvu de douceur et de méditation, loin des traits abruptes d'un Janis). Non, il n'y a pas de
référence absolue dans une discographique aussi pléthorique. D'ailleurs mes
lecteurs habituels savent ce que je pense de cette expression si restrictive…
Un très beau disque du pianiste norvégien Leif Ove Andsnes, report d'un live de
2005 avec la Philharmonie de Berlin dirigée par l'excellent
Antonio Pappano, est sans conteste la
gravure la plus fédérative de ce début de siècle. Synthèse entre la vitalité
d'un Byron Janis et l'intimité de Yuja Wang, on touche peut-être là une intériorité miraculeuse (Warner – 6/6). Pour une intégrale des quatre concertos de Rachmaninov et des variations sur un thème de Paganini, le double album de 1973 de Rafael Oroczo et Edo de Waart demeure le must. Le pianiste espagnol mort en 1996 à 50 ans impose jeu intense et lyrique, un enregistrement difficile à trouver, une quintessence à rééditer sans cesse pourtant (Philips – 6/6).
Pour faire le tour complet de ce concerto célébrissime
mais toujours à redécouvrir de disque en disque : L'interprétation de Leif Ove Andsnes, puis Yuja Wang et Abbado
dans la version commentée ce jour ; et pour boucler la boucle, le premier
mouvement par Rachmaninov himself à
Philadelphie. À noter que Yuja Wang
précise dans le texte de présentation de son album, que cette gravure vielle de
80 ans l'a beaucoup influencée…
Aaaaahhh enfin !!!! Le concerto n°2 !!! Pour la petite histoire, j'ai découvert ce concerto dans les disques de ma grand mère dans les années 70 avec un enregistrement de 1959 avec le philharmonique de Léningrad sous la baguette de Kurt Zanderling et au piano pas moins que Sviatoslav Richter dans la collection "Le chant du monde". J'ai ensuite retrouvé une autre version que j'aime beaucoup, celle de Tama Vasary avec le LSO dirigé par Yuri Ahronovitch chez DGG. Pour le petit déj, j'ai écouté la version d'Yuja Wang et bien c'est pas mal du tout !! Même si je trouve qu'elle est un ton en dessous dans le très belle adagio sostenuto par rapport à ses collègues, mais dans l'ensemble, rien à redire, belle interprétation et un Abbado brillant. Je ne comprend pas l'attaque des critiques qui comme tu le dis, voient la technique avant tout et l'interprétation en second lieu. Je sors de la version de Rachmaninov, j'aime pas trop, j'ai l'impression que le compositeur tape sur les touches de son clavier avec les poings et non avec ses doigts. Enfin bref ! Merci Claude pour ce très beau concerto avec une très belle concertiste et une très belle interprétation.
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