samedi 31 octobre 2015

RACHMANINOV – Concerto pour piano N° 2 – Yuja WANG & Claudio ABBADO – Par Claude Toon



- Après Chostakovitch, Rachmaninov M'sieur Claude. Période russe ! Je vois que vous avez choisi la bien jolie pianiste Yuja Wang, ce n'est pas la première fois que vous écrivez sur cette artiste …
- En effet Sonia, pour l'un de ses premiers disques : un récital varié. Là je réponds à une commande de Monsieur Pat qui adore ce second concerto un peu réservé aux grands mecs…
- C'est quoi cette remarque phallocrate ? Ce n'est pas votre genre…
- Ha ha, pas une histoire de sexe mais de mains, je vais m'en expliquer. Et puis la discographie de ce concerto est pléthorique, donc j'ai choisi une gravure jeune !
- C'est Byron Janis qui était la vedette pour le 3ème concerto…
- Exact, un grand disque avec également le second concerto et Antal Dorati à la baguette… Ici le regretté Claudio Abbado accompagne la jeune femme, que du beau monde…
- En effet… Nous allons écouter cela avec Monsieur Pat qui doit avoir un avis sur la question…

Yuja Wang : Photo : Norbert Kniat pour Dgg ©
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Yuja Wang porte une jolie toque moscovite sur la jaquette du CD (photo : Esther Haase)  et sur cette photo ci-contre une petite tenue affriolante. Non, je ne cherche pas à concurrencer Vogue en valorisant le sex-appeal de la jeune pianiste chinoise, et encore moins à émoustiller la libido du lectorat masculin.
Sur cette photo chapardée sur le web, je veux mettre en avant une particularité physique de la demoiselle. Heu non Rockin' pas son décolleté, mais ses mains ! Des doigts immenses et fins pour une artiste qui n'est pas très grande. Rachmaninov était un géant et souffrait du syndrome de Marfan qui exagère le développement des mains. Certaines de ses œuvres nécessitent de pouvoir jouer des accords de dixième d'une main, parfois plus, notamment dans son 2ème concerto. Jouer l'octave entre le pouce et l'index est un plus… Les pianistes masculins ont souvent un avantage injuste mais… c'est la nature. La grande pianiste portugaise (grande mais petite) Maria João Pires témoignait de son regret de ne pouvoir jouer les concertos de Rachmaninov. Martha Argerich n'a aucun souci… Edward Grieg et ses 1,55 m n'aurait pas pu…
Soyons clair, le travail intensif a soutenu grandement un avantage anatomique. Yuja Wang a également brillé dans le difficile concerto N° 3 du maître russe et ici, la voilà accompagnée par le maestro Claudio Abbado dans une excellente interprétation du 2ème concerto tout aussi exigeant en termes de virtuosité, mais pas uniquement.
Depuis une dizaine d'années, surtout dans notre beau pays, j'ai lu les pires horreurs sur la pianiste surdouée. Bien que discrète, même si elle raffole des gardes robes colorées et sexy en concert, des critiques n'ont vu en elle qu'un pur produit de l'école de piano chinois, une machine infernale à enchaîner les notes avec une folle vélocité, mais sans expressivité. Tu parles ! Un critique aurait écrit pour se foutre de ses confrères grincheux, en substance et au second degré : "je la déteste : elle est jeune, elle est souriante et jolie, c'est une virtuose et en plus… elle joue bien !!". Et de disque en disque, la jeune femme qui n'a que 28 ans s'est affirmée, avec la maturité venante, comme une pianiste majeure, toutes générations confondues.
Tout cela étant dit, je vous renvoie à l'un de ses premiers récitals variés : sujet d'un premier article (Clic), et vous donne peut-être rendez-vous pour une future chronique consacrée aux deux concertos de Ravel dans laquelle la fée du clavier aura à affronter… Samson François, la légende.
Je ne présente plus Claudio Abbado dont j'avais rédigé un hommage détaillé lors de sa disparition début 2014 (Clic). Il dirige ici le Chamber Mahler Orchestra, un orchestre qu'il avait fondé dans ses dernières années.
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Rachmaninov en 1901
Quatrième rencontre avec le compositeur postromantique russe dans le Deblocnot'. Pour mémoire trois de ces chefs-d'œuvre ont été écoutés : Le concerto N°3 par Byron Janis comme le citait Sonia (Clic), la seconde symphonie (Clic) et le sombre poème symphonique l'Ile des morts (Clic). Incontestablement le 2ème concerto pour piano reste son ouvrage le plus populaire, et cela depuis sa création en 1901.
1897 : Pour obtenir son statut reconnu de "grand compositeur", tout candidat doit composer une symphonie, une étape incontournable dans la culture musicale russe de la fin du XIXème siècle. Serge Rachmaninov compose une belle symphonie de débutant doué que Glazounov, passablement éméché, va massacrer lors de la création. Pour le jeune compositeur de 24 ans, c'est le bide, l'humiliation des critiques et quatre ans de dépression pendant laquelle il a le bon sens de suivre une psychothérapie, science nouvelle grâce à Freud, Charcot et son disciple Nicolas Dahl qui va l'aider, entre autres par l'hypnose, à remonter la pente. En 1900-1901, Rachmaninov exorcise ses démons intérieurs grâce aux soins de Dahl en écrivant sur ses conseils ce merveilleux concerto. Il crée lui-même sa partition dédiée au psychiatre le 21 octobre 1901 à Moscou. La direction d'orchestre est assurée par Alexandre Ziloti, pianiste virtuose et chef d'orchestre de grand talent, ancien professeur de Rachmaninov. Tout est réuni pour que la soirée soit un succès. Ce sera un triomphe et le concerto deviendra l'un des plus populaires du répertoire.
L'orchestration rappelle celle en usage en Russie à cette époque, à savoir un effectif de style romantique augmenté de quelques percussions : 2/2/2/2, 4 cors, 2 trompettes et 3 trombones plus 1 tuba, les cordes, timbales, grosse caisse et cymbales.
La forme en trois mouvements est classique pour un concerto. Quand on parcourt la partition, une particularité saute rapidement aux yeux : il n'y a quasiment pas de mesures sans la présence du piano, quelques-unes dans l'Allegro final mais si peu… La densité de notes et les écarts sont vraiment diaboliques. C'est très technique ce constat, mais à l'écoute quelle simplicité chaleureuse, toute l'âme russe… Voyons cela.

1 - Moderato : Les 8 premières mesures de l'introduction sont typiques de l'écriture sombre et tourmenté de Rachmaninov et de la grande virtuosité caractérisée par la densité de notes mise en jeu. (J'ai copié l'introduction). On imaginera aisément le sombre et lointain battement de cloches du carillon d'une église orthodoxe surgissant dans la brume de la Moskova, des sonorités qu'affectionne le compositeur slave attaché à sa culture et à sa patrie. Côté virtuosité, l'exigence du maître aux doigts démesurés ne recule devant rien : des accords complexes de 4 et 5 notes (octave à droite, fameux écarts de dixième à gauche) pour chaque main, avec une légère variation tonale pour éviter toute monotonie et colorer la sonorité. Chaque accord trouve son écho par une note unique dans l'extrême grave. Cette introduction élégiaque et célébrissime se termine par un crescendo de trois noires…
Yuja Wang fait preuve d'une belle profondeur dans le jeu du clavier, une puissance contenue stupéfiante pour la menue pianiste asiatique. L'orchestre et son majestueux thème romantique fait son entrée. Un passage toujours un peu frustrant, car contrairement à un Beethoven qui laissait l'orchestre intervenir seul, Rachmaninov lance ses forces orchestrales ff. Le compositeur maintient cependant un jeu du piano mf qui semble un peu noyé dans cet enregistrement, voire inaudible par instant ! La faute à qui : la pianiste, le chef, l'ingénieur du son ? En fait, personne réellement, la partition est la partition et toutes les interprétations que je connais présente cette étrangeté, comme si soudain, après un passage vedette, le piano rejoignait l'orchestre en simple accompagnateur ; une inversion des rôles ! On pourrait juste regretter Que Mlle Wang n'est pas forcé un peu le trait en complicité avec l'ingénieur du son… Rien n'est parfait... Donc, les cordes énoncent un leitmotiv fabuleusement russe, immense et pathétique. Quelques notes de clarinette se font entendre. Le piano reprend la main pour exposer de nouveaux motifs plus ludiques. Rachmaninov veut il exprimer la joie de vivre retrouvée après ses années de souffrance morale illustrées par le glas initial ? Pourquoi pas, une simple idée. De nombreuses variations vont exploiter ces divers motifs antinomiques jusqu'à la coda. La pianiste est très à l'aise dans ce passage, grâce à sa légendaire vélocité acquise en côtoyant Scriabine et d'autres compositeurs qui n'écrivaient jamais pour les amateurs… Son staccato est précis et intense. Elle équilibre habilement un jeu viril (et oui) avec un touché également féminin, ou plutôt sensible et ondoyant, ce qui est très pertinent chez ce compositeur hypersensible.
Bien entendu, Claudio Abbado assure un accompagnement d'une grande souplesse, avec des cordes dynamiques et soyeuses. L'interprétation dégage une franche énergie, mais aussi, en contraste, un phrasé sensible, sans épanchement russophile dérivant vers un mauvais pathos emphatique. On a connu des versions plus engagées, plus folles, mais j'aime beaucoup cette subtile fluidité… La cohérence apportée au mouvement est patente, même si il faut attendre la seconde ou troisième écoute pour apprécier totalement le discours dans sa plénitude. Bon, la prise de son live n'est pas top, mais quand même moins rude que celle de Janis. On verra cela en conclusion…

2 - Adagio sostenuto : On retrouve de longues et légères phrases aux cordes dans la courte intro de l'adagio. Le piano fait son entrée, note par note. Rêverie ? Flûte et clarinette présentent un thème féérique. Rachmaninov partage un songe voluptueux, celui de la sérénité retrouvée. Là encore on retrouve un équilibre soliste-orchestre qui ne donne pas au piano une prééminence exagérée. La mélodie respire tendrement sous les doigts de Yuja Wang. Une poésie diaphane émaillée de fantaisie se dégage du dialogue pianistique. Les trilles sont diaboliques de finesse et de détermination. Cette interprétation décevra les amateurs d'un Rachmaninov musclé. Et si Yuja Wang qui a tant souhaité se confronter à ces concertos de bravoures s'effaçait face au texte, humblement ?
La jaquette rappelle que, dans ses dernières années, Abbado accompagnaient peu de solistes, mais qu'il a fait une exception pour l'aventureuse débutante. Il récidivera en l'accompagnant au festival de Lucerne dans le lyrique 3ème concerto de Prokofiev. Il faut se laisser bercer par les couleurs mordorées et le ton pastoral apporté par les deux interprètes à cette page enchantée. Contrairement au vertigineux 3ème concerto, le 2ème se mérite par une attention soutenue, une écoute avec le cœur.
Des critiques français (amateurs) ont fustigé cette retenue pudique. Les arguments sont faibles et visent la personnalité de l'artiste. Les analyses pour justifier cet autodafé sont creuses. On en revient toujours à suspecter la jalousie, comme si il était interdit aux jeunes musiciens, filles de surcroit, de se mesurer à ces œuvres si difficiles…

3 - Allegro scherzando : Un orchestre primesautier et robuste (grosse caisse, cymbale) suggère que les années noires sont derrière cette nouvelle période créatrice de Rachmaninov. La partie de piano pétille. Un nouveau thème élégant aux cordes répond au clavier. Toute la thématique de l'œuvre se mémorise facilement malgré son écriture difficile techniquement. Là est la signature d'un grand compositeur et de ses interprètes : masquer la difficulté virtuose pour laisser l'émotion s'épanouir. Pour ce charmant disque, c'est gagné. Le final se veut facétieux avec une présence marquée des cuivres et percussions très sages dans les deux premiers mouvements.
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Yuja Wang, après deux albums en récital solo, faisait son entrée dans le monde du concerto en 2011 avec ce CD. Lire les commentaires sur un site bien connu (surnommé le défouloir par mon ami Rockin') mérite le détour pour mettre en évidence la méchanceté et le manque de discernement de certains "mélomanes" qui se préoccupent de la production et pas vraiment de la musique en elle-même, de cette belle interprétation intériorisée, voire un peu timide. On voit même le duo Wang-Abbado comparé à Justin Bieber… Comme beaucoup de disque classique, il y a (notamment dans les variations sur un thème de Paganini) un patchwork entre le concert et des prises de répétitions. Et alors, ce n'est pas un scoop ! Cette technique à ses défauts : les concertos de Beethoven par Karajan à Berlin postsynchronisés avec Alexis Weissenberg aux USA (vachement pratique pour s'causer) et ses qualités : le cycle ultime de Bruckner par Gunther Wand quasi nonagénaire, avec de nouveau la Philharmonie de Berlin, (3 concerts live dans la semaine pour une symphonie par an, on sélectionne les meilleurs mouvements des trois soirées). De toute façon aucun disque, même en se refusant de manipuler les potentiomètres, ne permettra de retrouver l'ambiance d'un concert, fausses notes comprises.
L'interprétation en musique classique (dans les autres genres aussi) ne cesse d'évoluer, de traduire à travers une œuvre la symbiose entre la psyché du compositeur et celle de son interprète. Dans les discographies alternatives, on ne trouve pas "mieux" au sens stricte ! Différent, plus expérimenté, bien évidement. Le disque mythique de Byron Janis reste une légende par la violence intérieure que traduit un touché de clavier granitique et une direction virile de Antal Dorati. L'orchestre de Minneapolis n'est hélas pas celui de Londres et le son est massif (Mercury 5/6). Par ailleurs, est-ce tout à fait la musique d'un jeune compositeur de 28 ans sortant d'une galère morale ? Pas évident. Tous les grands pianistes, de Arthur Rubinstein à Richter, en passant par tous les autres (plus d'une centaine, mais pas Horowitz qui pourtant connut Rachmaninov) ont gravé l'ouvrage. Il existe même une gravure de 1929 réalisée par le compositeur accompagné par Leopold Stokowski à Philadelphie (bonjour le son, mais intéressant car ce testament montre un jeu non dépourvu de douceur et de méditation, loin des traits abruptes d'un Janis). Non, il n'y a pas de référence absolue dans une discographique aussi pléthorique. D'ailleurs mes lecteurs habituels savent ce que je pense de cette expression si restrictive…
Un très beau disque du pianiste norvégien Leif Ove Andsnes, report d'un live de 2005 avec la Philharmonie de Berlin dirigée par l'excellent Antonio Pappano, est sans conteste la gravure la plus fédérative de ce début de siècle. Synthèse entre la vitalité d'un Byron Janis et l'intimité de Yuja Wang, on touche peut-être là une intériorité miraculeuse (Warner – 6/6). Pour une intégrale des quatre concertos de Rachmaninov et des variations sur un thème de Paganini, le double album de 1973 de Rafael Oroczo et Edo de Waart demeure le must. Le pianiste espagnol mort en 1996 à 50 ans impose jeu intense et lyrique, un enregistrement difficile à trouver, une quintessence à rééditer sans cesse pourtant (Philips – 6/6).


Pour faire le tour complet de ce concerto célébrissime mais toujours à redécouvrir de disque en disque : L'interprétation de Leif Ove Andsnes, puis Yuja Wang et Abbado dans la version commentée ce jour ; et pour boucler la boucle, le premier mouvement par Rachmaninov himself à Philadelphie. À noter que Yuja Wang précise dans le texte de présentation de son album, que cette gravure vielle de 80 ans l'a beaucoup influencée…




1 commentaire:

  1. Aaaaahhh enfin !!!! Le concerto n°2 !!! Pour la petite histoire, j'ai découvert ce concerto dans les disques de ma grand mère dans les années 70 avec un enregistrement de 1959 avec le philharmonique de Léningrad sous la baguette de Kurt Zanderling et au piano pas moins que Sviatoslav Richter dans la collection "Le chant du monde". J'ai ensuite retrouvé une autre version que j'aime beaucoup, celle de Tama Vasary avec le LSO dirigé par Yuri Ahronovitch chez DGG. Pour le petit déj, j'ai écouté la version d'Yuja Wang et bien c'est pas mal du tout !! Même si je trouve qu'elle est un ton en dessous dans le très belle adagio sostenuto par rapport à ses collègues, mais dans l'ensemble, rien à redire, belle interprétation et un Abbado brillant. Je ne comprend pas l'attaque des critiques qui comme tu le dis, voient la technique avant tout et l'interprétation en second lieu. Je sors de la version de Rachmaninov, j'aime pas trop, j'ai l'impression que le compositeur tape sur les touches de son clavier avec les poings et non avec ses doigts. Enfin bref ! Merci Claude pour ce très beau concerto avec une très belle concertiste et une très belle interprétation.

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